Après avoir fait un petit quatre heures de travail au Starbucks et avoir été à mon rendez-vous du mois à l’hôpital, je courus presque jusqu’à ma maison de confrérie afin de me préparer pour mon souper de ce soir. Je jetai mes converses dans le hall d’entrée et montai les escaliers deux par deux. En arrivant dans ma chambre, j’attrapai plusieurs morceaux de linge que j’essaierais devant le miroir en sortant de la douche. Je pris aussi avec moi ma brosse à cheveux, du maquillage et autres produits de beauté que j’emportai jusqu’à l’autre bout du couloir, dans la salle de bain. J’ouvris l’eau du robinet et m’extirpai de mes vêtements avant de me glisser sous le jet d’eau chaude. Avec toutes les sortes de savon que j’avais utilisées l’une par-dessus l’autre, j’allais sentir un genre de mélange de fruits et de fleurs. Une serviette enroulée autour de mon corps et une autre autour de mes cheveux trempés, je sortis de la douche et allai devant le miroir embué pour me maquiller. Une couche de mascara, du noir autour des yeux et de l’ombre à paupières pour faire un « shadow eye » et voilà, le tour était joué. J’appliquai un peu de rouge à lèvres et refermai celles-ci pour l’étendre également. Je me regardai un moment. Le résultat était pas mal. Il était rare que je me maquillai autant. Ce soir, je voulais être la plus belle. Je voulais couper le souffle de Joe. Après avoir fait le tour de la pile de linge que j’avais apporté, j’optai pour une robe courte rouge attachée au niveau de la taille par une ceinture brune. Agencée à mes talons hauts noirs, le résultat serait sans doute splendide. Je laissai mes cheveux sécher à l’air libre en retournant à ma chambre. Il était bientôt l’heure du repas. J’avais du mal à respirer tellement j’étais nerveuse. Ce serait notre premier vrai rendez-vous. La première fois, nous avions bu alors le contact avait été plus facile. La deuxième fois, nous avions été au cinéma donc nous n’avions pas vraiment eu la chance de discuter. Ce soir était la troisième fois. Et je savais que cette troisième fois serait comme dans les films, surtout si on revenait chez lui après. J’avais donc pris la peine de me raser les jambes et la partie intime afin d’être présentable. Je me trouvais ridicule de tout prévoir de la sorte, mais je voulais que tout soit parfait. Je m’assis sur mon lit pour enfiler mes talons hauts et j’attendis, patiemment. Ou plutôt impatiemment. On cogna à la porte. Mon sourire s’agrandit de l’autre côté du mur et je me levai pour ouvrir la porte devant un Joe tout aussi présentable. Il était toujours beau comme personne d’autre. Je lui souris. « Bonsoir. » Je soupirai, soulagée. « Comment a été ta journée ? La mienne a été aussi longue que prévu … » Dis-je en rigolant légèrement.

Je rougis quand le mot «sublime» sortit par surprise de la bouche de Joe. Lui-même ne sembla pas réaliser qu’il réfléchissait à voix haute. C’était encore plus flatteur de cette façon. Le jeune professeur était lui aussi plutôt classe, avec sa chemise et ses pantalons propres. C’était la première fois que je le voyais aussi bien habillé – bien qu’il s’habilla assez bien en général. J’étais tombée sur un bon numéro, cette fois, je le sentais. Un homme mature, sérieux mais pas trop, gentil et gentleman. Enfin, c’était ce que je connaissais de lui jusqu’à présent. Les premières impressions ne sont pas toujours bonnes, mais j’avais confiance. Je demandai alors à mon rendez-vous galant comment s’était passée sa journée. Sa réponse me laissa deviner qu’elle avait été aussi longue et ennuyante que la mienne. « La soirée sera bien meilleure, je le sens. » Lui dis-je avec un sourire. Nous sortîmes finalement de la maison des Lambda, j’étais aux bras d’un bel homme et j’étais certaine que les filles dans le salon en bas étaient toutes jalouses. Elles ricanèrent un peu entre elles et je leur fis un clin d’œil avant de passer la porte. Une Audi noire nous attendait à la porte. Ma bouche resta ouverte un moment, surprise, et mes sourcils haussés. « Wow. Belle voiture. » Je n’étais pas du genre à me sentir mieux parce que j’étais assise dans une voiture pareille, mais le sentiment était quand même agréable, je ne pouvais le nier. J’embarquai sur le banc passager et Joe fit le tour. Avant de démarrer, il me regarda et me complimenta encore, cette fois-ci d’une façon plus directe. Je rigolai. « Je me souviens d’avoir entendu sublime, mais pas magnifique. Merci. T’es pas mal non plus. » Je lui adressai un petit clin d’œil tout en continuant à rire joyeusement. Joe tournai la clé et les Dubliners envahirent la voiture. « Et en plus t’as de bons goûts musicaux. Dis-moi, qu’est-ce qui cloche chez toi ? » Façon de dire que je ne comprenais pas pourquoi un trentenaire comme lui, aussi charmant et d’agréable compagnie, était célibataire. Après une dizaine de minutes à rouler en chantonnant des chansons, nous arrivâmes dans un restaurant assez chic en son genre. Je ne le connaissais pas, mais je faisais assez confiance aux goûts de Joe. Je sortis de la voiture en même temps que lui et l’attendit sur le trottoir. La réservation était à son nom, alors je le laissai entrer en premier.

Avec le soleil qui se couchait derrière son sourire, je me sentais comme dans un rêve. Les derniers rayons du soleil formaient comme une auréole autour de son visage d’ange heureux. Je me sentais si bien, les cheveux dans le vent. Je sortis ma main à l’extérieur de la fenêtre baissée et je laissai l’effet de la vitesse frapper entre mes doigts. Une fois au restaurant, j’allai tout de suite rechercher le bras de Joe. Sa chaleur me réconfortait, m’apaisait. Loin de lui, mon cœur m’en voulait. Le jeune homme s’avança vers la serveuse et pour la première fois, je l’entendis prononcer son nom de famille. Que j’ignorais jusqu’à maintenant. C’est alors que je réalisai que j’avais encore tant à apprendre sur celui qui hantait mes nuits. Joe Riley. Ce soir, j’apprendrais tout ce qu’il y avait à savoir sur lui. J’avais hâte de le connaître. J’espérais un jour le connaître par cœur. Alors que la serveuse allait nous reconduire à notre table plutôt à l’écart, j’observai le restaurant, la main du professeur dans la mienne, tout naturellement. Très intime, chaleureux, chic, j’avais toujours aimé l’ambiance des restaurants italiens de la sorte. Je pris place en face de Joe et la serveuse alluma une petite chandelle au centre de la table. Un vrai rendez-vous galant comme je n’en avais jamais eu. Joe s’excusa du manque d’originalité. Je secouai la tête en signe de négation. « Mais non, c’est parfait. J’adore l’italien, vraiment. » J’aimais énormément la nourriture, et certes j’aimais découvrir de nouvelles saveurs d’autres nationalités, mais un italien était un classique. Un incontournable. Une recette gagnante. Il était certain de ne pas se tromper en choisissant ce restaurant. Je lui souris pour le rassurer, posant ma main sur la sienne à mi-chemin sur la nappe blanche. Je caressai le dessus de ses doigts tendrement, doucement. « Par contre je dois t’avertir. À cause de ma … de ma maladie … j’ai un régime plutôt spécial et je dois manger une portion assez consistante … alors ne me juge pas. » Dis-je avec un sourire. Je me rendis alors compte que Joe ne savait même pas exactement de quoi je souffrais. À ses yeux, j’étais malade et j’allais mourir bientôt. Cancer, maladie du cœur, etc. Il ignorait que je souffrais de la fibrose kystique. Nous nous connaissions à peine. Nous n’avions jamais parlé de toutes ces choses sérieuses. Je le regardai dans les yeux. « J’ai vraiment envie de te connaître, Joe. Tu … tu me plais énormément et … j’aimerais en savoir plus sur toi. » Je conservai un mince sourire en le regardant. Il devait bien avoir des trucs intéressants à raconter. Il avait plus d’expérience que moi, plus de maturité, et en plus il venait d’ailleurs. Je ne doutais pas du fait que j’aurais pu l’écouter parler de lui, de sa vie, de son passé, durant des heures.  

Je sentais que Joe était nerveux. Pourtant, il n’avait pas l’air du genre d’homme à se soucier de son apparence, de comment l’autre personne allait le juger, ou de comment il paraîtrait. Il semblait si sûr de lui constamment, et très bien en contrôle de la situation habituellement. Je ne comprenais donc pas ce qu’il y avait de si différent à une sortie au restaurant. J’oubliai toutefois ce petit détail lorsqu’il me rassura aimer être en compagnie de gens avec un bon appétit. C’était la seule réponse convenable qu’il aurait pu donner, alors il aurait très bien pu le faire par politesse, mais je voulais bien y croire. Un peu pour me rassurer, peut-être. Je lui demandai alors de mettre toutes ses cartes sur table et de me dire tout ce qu’il y avait à savoir sur lui. Joe fit un jeu de mots auquel je ne pus m’empêcher de rire. C’était tout à fait mon genre d’humour. « Je ne te croyais pas si farceur que ça ! » Je recouvrai mon sérieux puis le regardai avec un petit sourire en haussant les épaules. « Et je suis certaine qu’elle est plus « Onnante » que la mienne, en tout cas. » Dis-je pour continuer son jeu de mot malgré que cela ne faisait aucun sens. Le professeur commanda une bouteille d’un vin que je ne connaissais pas. Il faut dire, je ne m’y connaissais généralement aucunement en ce domaine. Je prenais toujours le même vin ou presque, la plupart du temps un Chardonnay ou un Cabernet-Sauvignon. Alors que le serveur retournait vers l’arrière-cuisine, Joe me confia vouloir être honnête avec moi. Cependant, quelque chose dans son ton de voix me fit comprendre que je n’allais pas nécessairement apprécier ses confidences. J’allais le questionner davantage quand le serveur revint avec la bouteille. Le temps que Joe goûte et acquiesce, un tas de scénario allait et venait dans ma tête. Il était polygame, sadomasochiste, criminel, junkie, transgenre, membre du Ku Klux Klan. J’imaginais le pire. Le serveur s’en alla. « Vas-y, je t’écoute. » Déclarais-je en reculant sur ma chaise, les bras allongés sur mes cuisses. Mon cœur battait la chamade, par nervosité. Mec pas très clean, double-vie, voleur, hackeur, prison, traceur à la cheville. Quand il eut terminé de me déballer tout cela à la figure, il leva les yeux vers mon visage surpris, déçu, déconfit. « Je … je ne sais pas … quoi dire. » J’avais besoin de réfléchir. Je regardai les toilettes et me dis qu’une petite minute pour y penser sans avoir le regard de Joe fixé sur moi me ferait du bien. « Je dois aller aux toilettes. » Je me levai sans attendre la réponse de Joe et me rendit jusqu’à l’autre bout du restaurant, où je m’enfermai dans une toilette, assise sur la cuvette fermée. Après une bonne minute de réflexion, j’en conclus que cela faisait parti du passé et que Joe semblait être plutôt correct depuis qu’il était à San Francisco. J’avais toutefois encore quelques points à éclaircir, et c’est pour cela que je revins m’asseoir en face de Joe sans plus tarder. « Hum … bon, d’accord. Maintenant, depuis que tu es à San Francisco … as-tu … as-tu fait quoi que ce soit d’illégal ? Est-ce que tu continues ce genre d’occupation ? » Je marquai une pause. « Sois honnête avec moi. S’il-te-plaît. » Et j’attendis, espérant qu’il me dirait que non et qu’il était l’homme le plus clean de la ville.  

Je n’allais pas lui hurler dessus, je n’allais pas non plus lui foutre une baffe en plein visage, surtout pas devant tout ce monde. Pleurer par contre, c’était déjà gagné pour lui. Dans les toilettes, des larmes coulaient le long de mes joues. Je ne pensais pas m’être déjà autant attachée à cet homme, mais visiblement c’était le cas. Mon cœur avait mal, j’avais la poitrine serrée, compressée. J’avais du mal à respirer, et dans ma situation, ce n’était pas forcément bon signe. Avant de ressortir pour aller retrouver Joe, je pris une grande inspiration, me calmai, et essuyai mes yeux. Quelle idée d’avoir eu un maquillage aussi foncé pour de telles révélations. Si seulement j’avais su ce qui m’attendait ce soir. Je m’assis de nouveau et lui demandai la vérité. Rien que la vérité. Ce n’était pas trop demandé après le coup qu’il m’avait fait. M’attirer à ce magnifique rendez-vous pour ensuite me balancer ses erreurs en pleine gueule. Lorsqu’il me dit qu’il était désolé, j’attrapai ma coupe de vin et la bu d’un seul trait, nerveuse, agitée. Je regardais partout ailleurs excepté vers Joe. Je me versai de nouveau un verre de vin, bien trop rempli. J’en bu encore deux-trois gorgées, j’avais perdu le compte. Comment savoir maintenant s’il me disait la vérité ? J’étais confuse, perdue, désorientée. Déboussolée. Le serveur arriva de nouveau et nous demanda ce que nous désirions commander. Je lui adressai un sourire forcé. « Pouvez-vous nous laisser encore quelques minutes ? Je n’ai pas fait mon choix … » Il hocha la tête et s’en alla de nouveau. Je n’avais toujours pas fait mon choix, à savoir si je restais à parler de tout ça avec lui, ou si je prenais la fuite comme il serait sensé de le faire. J’avais déjà une vie assez difficile et éprouvante, je n’avais pas nécessairement envie de m’embarquer dans une histoire d’amour aussi compliquée. À toujours m’inquiéter et me soucier, à espérer qu’il ne retombe pas dans ses vieilles habitudes. À toujours me demander s’il me mentait en pleine face. C’est alors que je me souvins de notre rencontre, à la fête foraine. Je le regardai dans les yeux, enfin. « À la fête foraine. Tu foutais quoi ? Et ne viens pas me dire que tu faisais réellement de la barbe à papa. Tu attendais quelqu’un, n’est-ce pas ? Et j’ai foutu tous tes plans en l’air en venant de parler, c’est ça ? C’est pour ça que tu as été obligé de m’emmener dans la grande roue ? » La seule et unique raison pour laquelle Joe m’avait invité dans ce manège, c’était pour se sauver de je-ne-sais-quoi qui aurait pu mal tourner à cause de ma présence. Nous n’avions donc plus aucune raison d’être. Cette soirée passée au pub irlandais n’aurait pas dû arriver. En réalisant que Joe m’avait menti sur toute la ligne, des larmes coulaient abondamment le long de mes joues. Paralysée par la tristesse, je le regardais, attendant qu’on me réveille, qu’on me dise que ce n’était qu’un cauchemar. Je calai mon verre de vin.