Le courant passait si bien entre Joe et moi, et même lors de disputes, nous étions capable de nous expliquer et de parler, sans se fermer l'un à l'autre. C'était une qualité qui échappait à bien des couples et nous, alors que n'étions encore rien d'officiel, nous le maîtrisions si bien. J'étais certaine que nous pourrions surmonter n'importe quoi ou presque. La question était : avais-je réellement envie de surmonter des montagnes, année après année ? J'étais déjà si faible, et je ne voulais pas qu'une relation trop compliquée me draine toute mon énergie. Pourtant, c'était si attirant rien qu'à l'idée de me penser dans les bras de Joe à chaque lever de soleil. Pour ce soir, j'étais trop fatiguée et trop confuse pour y voir clair. Les paroles de Joe ne faisait que m'embrouiller encore et encore plus. Quand il me dit qu'il pouvait me comprendre et m'aimer, mon coeur arrêta de battre. Il prévoyait déjà m'aimer. Je ne doutais plus du fait qu'il serait toujours en vie le temps que je le serais. Mais je doutais qu'il soit capable de rester à mes côtés dans les pires moments. Il ne savait pas encore à quoi il avait à faire. Je ne répondis rien et de toute façon il ne m'en laissa pas le temps, et me proposa alors de rentrer chez lui, me pointant un vieil immeuble à quelques pas de là où nous étions. « Tu habites là-dedans ? » Ça me semblait vieux, et quand on regardait la belle voiture qu'il possédait, on cherchait à comprendre le lien. Je m'en fichais un peu soit dit en passant, un logement est un logement. Tant qu'on peut y vivre correctement. « Oui, d'accord ... je veux bien monter. » J'étais vidée de toute énergie, alors un petit repas me ferait du bien. Je toussai légèrement en commençant à marcher vers sa demeure. Nous montâmes les escaliers, Joe un peu plus rapidement que moi. Je traînais de la patte ce soir, et ça ne me plaisait pas nécessairement. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais aussi faible, et j'avais peur que cela ne cache autre chose de plus grave. Il ouvrit la porte de son logement. « C'est joli chez toi, et c'est assez spacieux ! » En effet, son appartement était plutôt grand et était sans doute très éclairé durant la journée. Je le suivis jusqu'à la cuisine et pris place sur un tabouret de l'autre côté du comptoir.  

Alors que Joe était dans la cuisine et regardait ce qu'il avait dans son réfrigérateur, j'en profitai pour regarder autour de moi, maintenant que la plupart des lumières étaient allumées. Je me levai et me rendis jusqu'à un tas de livre sur une petite table basse. J'en pris un et le portai à mon nez, et je respirai doucement l'odeur du vieux livre. C'était une odeur que j'adorais sentir, tout comme l'odeur des livres neufs. Je regardai certains titres, connaissant surtout ceux de littérature puisque c'était visiblement l'un de nos intérêts communs. Je ne connaissais rien à la chimie, mais j'avais de fortes bases en mathématiques et en physique pour mes cours d'architecture de paysage. Je laissai tomber les livres et me concentrai sur la décoration de l'appartement, qui se composait principalement de tableaux et d'affiches sur les murs. Je souris, tombant de plus en plus sous le charme de Joe. Il était cultivé, intéressé par de grandes œuvres, tout comme moi. Je ne remarquai pas la petite rangée de disques musicaux en revenant vers Joe, mais j'y aurais aussi trouvé mon bonheur. Je pris place de nouveau sur le tabouret quand le professeur me demanda ce que j'avais envie de manger. Je ne voulais pas lui lancer un défi en lui demandant de me concocter quelque chose, alors je décidai que de commander quelque chose était plus raisonnable. « Indien ou chinois. Tu choisis ! » Le mexicain, très peu pour moi. À cause de ma maladie, j'avais énormément de problèmes intestinaux, alors il ne fallait pas trop en demander à ce pauvre corps. Je lui rendis un sourire, très heureuse également d'être ici, dans son intimité. C'était un grand pas pour moi. « Allons-y pour un cocktail alors. Impressionne-moi ! » Il ouvrit alors un petit bar sous le comptoir et je découvris toutes les bouteilles d'alcool qu'il possédait. Ma bouche aurait pu tomber par terre. Là-dessus, il était plutôt bien équipé. Je m'imaginais donc qu'il recevait souvent des gens pour des apéros ou des after-partys, sinon je ne comprenais vraiment pas ce qu'il faisait avec autant d'alcool pour une seule personne. Pour le moment, cela me réjouissait. J'allais pouvoir profiter un peu de ses talents et de sa variété de choix ! Je le regardais faire mon cocktail, la tête posée dans ma main gauche, un petit sourire joyeux aux lèvres. Finalement, valait peut-être mieux que je m'abandonne un peu à l'imprévu, à l'inconnu. J'avais toujours été trop raisonnée, trop responsable. Et si j'écoutais mon coeur, pour une fois ?  

Joe décrocha le téléphone sans me dire quel choix il avait fait entre chinois ou indien. J’écoutai donc attentivement sa conversation mais la commande qu’il passa ne me laissa aucun indice. Je me penchai alors vers l’avant afin de voir mieux le frigo, là où il semblait avoir déniché le numéro de téléphone. Je fus capable de lire le nom de Ying de Chang. J’imaginais alors qu’il s’agissait d’un restaurant chinois, avec un nom pareil, c’était plutôt facile à deviner. Je me rassis confortablement sur le tabouret et croisai les bras sur le comptoir. Joe raccrocha la ligne et s’empressa de chercher de quoi faire des cocktails. Il m’indiqua où se trouvait la musique. Je me penchai alors et découvrit qu’en-dessous de moi se trouvait effectivement une rangée de disques de musique. Je fis glisser mes doigts sur David Bowie, Flogging Molly, Blur, avant d’arrêter mon choix sur une compilation de Chopin. J’adorais le classique. Espérant que Joe ne me trouve pas rabat-joie avec cette musique calme et douce, je me levai et insérai le disque dans le lecteur. Je fermai les yeux alors que Nocturne Opus 15 se glissa dans mes oreilles. Un sourire aux lèvres, j’ouvris de nouveau les yeux et retournai vers Joe, qui faisait virevolter son shaker dans les airs. J’éclatai de rire en frappant mes deux mains ensemble, visiblement impressionnée. « Mais où t’as appris à faire ça ? » Il devait avoir été barman auparavant, ou alors l’avoir été dans une autre vie. Autrement, ce n’était pas possible. Le professeur versa alors le contenu du shaker dans un verre à cocktail et me le tendit. « Merci. » Je le portai à mes lèvres et goûtai à un soupçon de son produit final. C’était tout simplement délicieux. « Mmm. J’adore le goût du cassis. Le mélange de toutes les saveurs est juste … excellent. » Je pris une seconde gorgée avant de déposer mon verre sur le comptoir. « Tu es vraiment un homme avec de nombreux talents, Joe. » Je faisais référence à ses talents de danseur également. « Personnellement, je ne sais pas faire grand-chose pour t’impressionner … » Avouais-je avec regret.  

C’était triste, mais en même temps la musique reflétait assez bien les émotions que j’avais ressenties ce soir. Si j’étais rentrée directement chez moi, c’est probablement sur une note du genre que je me serais endormie. Heureusement, une seconde chance avait été donnée à cette soirée et peut-être celle-ci était-elle récupérable. Je regardais toujours Joe après l’avoir questionné sur ses talents de barman. Je hochai la tête à ses explications avec un sourire. « C’était pourtant un film inspirant. » Je m’empressai d’ajouter. « Mais Oscar Wilde était un bien meilleur écrivain. » J’avais d’ailleurs déjà joué l’une de ses pièces lorsque j’étais au lycée, en option théâtre comme activité parascolaire. The Importance of Being Earnest. J’avais adoré ce choix. Je buvais de temps à autre des gorgées du cocktail si goûteux de Joe, sans trop d’abus. Je savais que j’étais plus fatiguée qu’à l’habitude et l’alcool ferait sans doute effet très rapidement si je ne faisais pas attention. Je ne voulais pas perdre le contrôle et faire une folle de moi. Je confiai finalement au professeur que ce dernier était vraiment talentueux dans un tas de domaines. Il me rendit le compliment. « Actrice ? Peut-être que mes années de théâtre aideraient, oui, mais probablement pas de là à avoir un talent d’actrice ! Pour les dessins, je te l’accorde, je me débrouille. » Je souris, légèrement rougissante. Joe avait le don de remonter ma confiance en moi et de me faire sentir belle et douée. Le mieux était que je le savais sincère. Je baissai les yeux vers mon verre et le fixai un moment. Quelque chose me tracassait. Certes, Joe et moi avions passé par-dessus mes doutes, toutefois il n’avait pas répondu clairement à l’une de mes questions. Se sentait-il capable de prendre soin et d’être aux côtés d’une malade comme moi ? S’il avait décidé de m’inviter à monter, probablement était-ce parce qu’il l’était, mais j’aurais aimé l’entendre me le dire. Je ne voulais toutefois pas ramener le sujet sur la table. Je relevai alors les yeux vers lui, avec un sourire qui voulait cacher mes inquiétudes. C’est alors qu’on sonna à la porte. Je tournai la tête vers celle-ci. « Woah. Déjà le chinois ? Service rapide dis donc ! » Lançais-je alors que Joe préparait son argent et se rendait à la porte. Tant mieux, je commençais à avoir sérieusement faim.  

Joe allait devoir boire beaucoup plus de cocktails s’il désirait être au même niveau que moi. Malgré tout, je terminai mon verre en deux autres gorgées. « Mmm, c’était délicieux. » Je ne doutais pas du fait que le jeune homme m’en proposerait un second, et à vrai dire il me serait plutôt difficile de refuser l’offre alléchante. Le livreur sonna alors à la porte et j’entendis au loin le professeur parler quelques mots de mandarin. Je souris. Il avait tellement l’air d’un homme accompli. S’il ne m’avait pas dit la vérité, jamais je ne me serais doutée de ses activités illégales. Il n’avait pas le profil, à le voir aller avec tous ses livres, ses œuvres d’art et ses talents divers. D’un côté, j’étais assez contente qu’il ait été honnête avec moi, puisque c’aurait été si facile de me le cacher éternellement. Alors que je réfléchissais à tout cela, Joe revint dans la cuisine accompagné du livreur. C’était plutôt inhabituel. Mais je compris qu’ils se connaissaient plutôt bien quand il me le présenta. Je souris, encore plus lorsque Joe lui confia qu’il allait probablement beaucoup plus commander pour deux dorénavant. Le trentenaire m’appréciait réellement au point de m’avoir dans sa vie. Cela me fit un drôle de sentiment, envahissant mais confortable, dans mon cœur. « Enchanté Qiao. » Je rajoutai une formule de politesse que je connaissais également en mandarin. Je ne savais qu’une petite base, encore moins que Joe, et ce n’était que parce que j’avais travaillé dans un restaurant chinois au Nevada. Finalement, le livreur ne resta pas plus longtemps et alla continuer son travail. Joe me parla un peu plus de lui. C’était une bonne entente qu’ils avaient prise. Le professeur me confia connaître l’espagnol et le gaélique également. C’aurait pu m’impressionner, si je n’avais pas été aussi douée en langues. « C’était plutôt ma force, en fait, les langues … Dès que j’ai la chance de prendre un cours de langue en option, je le fais … Là j’ai mes bases en espagnol, en allemand et en français. Le gaélique, tu pourrais m’apprendre ce que tu sais ? » Demandais-je avec entrain. En plus, ça nous ferait une activité à faire ensemble, pourquoi pas.