« Tu devrais rentrer, il ne va pas tarder à revenir. » Je venais de jeter un coup d'œil à ma montre. Cela faisait prêt d'une heure qu'il était parti, presque autant de temps qu'Aengus se trouvait ici après que je l'ai appelé à l'aide. Dépassée par toutes les situations, j'ai l'impression de perdre pied depuis une dizaine de jours maintenant. Tout a commencé suite à l'adoption d'Amoun, un jeune indien dont le chemin avait croisé celui de Noah lorsqu'il travaillait pour l'organisation, lequel refusait que je l'approche. Le meilleur geste que j'ai pu avoir envers lui, fut celui de frôler ses petits doigts lorsque je lui avais donné un morceau de gâteau il y a quelque temps déjà. Il m'avait malgré tout adressé un regard des plus sombres, de quoi me faire fuir dans la seconde qui avait suivi. J'avais ensuite découvert que ma mère, prétendue morte des suites d'une tumeur au cerveau, était encore vivante. Puis ça. Cette chose qui me bloque depuis quelques jours et qui me tient encore plus éloignée de mon compagnon que je ne le suis déjà. Je n'arrive plus à faire face à tous ces évènements à la fois, c'est pourquoi j'ai dû faire appel à Aengus, histoire de pouvoir me confier à la seule personne qui, pour le moment, savait ce qui me tracassait. La jeune femme vient d'ailleurs de filer suite à mon conseil. Je me rends dans la cuisine pour avaler une barre de céréales avant de monter à l'étage pour gagner la salle de bains où je m'enferme. Sait-on jamais si Noah arrivait à pas de loup. « Kirby ?!! » Bah tiens. Mon sang n'a fait qu'un tour dans ma tête en entendant sa voix résonner au sein de la demeure et j'ai difficilement avalé ma salive. « Je suis dans la salle de bains ! » Je me passe un peu d'eau sur le visage, histoire de me remettre les idées en place et m'observe une dernière fois dans le miroir, ajustant mon pull dans lequel je nage quelque peu avant de souffler un grand coup. J'ai décidé de tout lui avouer ce soir, de profiter de l'absence d'Amoun pour lui révéler enfin tout ce qui me trotte dans la tête, notamment depuis l'adoption du petit garçon. Le fait qu'il m'est difficile de voir Noah le serrer dans ses bras alors que je ne peux pas l'approcher, que ma mère se promenait quelque part en ville au lieu d'être six pieds sous terre dans un cimetière à Tampa et que je... « Tout va bien ? Et Amoun ? Tu crois que ça va aller pour lui ? » Je venais toute juste de rejoindre mon compagnon dans le salon, m'inquiétant tout de suite pour le petit bonhomme qui, malgré le fossé qui se trouvait entre lui et moi, comptait plus que tout à mes yeux. Combien de fois m'étais-je trouvée dans un coin de la pièce, les lèvres pincées en observant Amoun se blottir dans les bras de Noah ? Trop de fois. Une boule se glissa au travers de ma gorge, me brulant de l'intérieur. Je n'y arriverais pas, à dire tout ce que j'avais sur le cœur. Je n'arriverais pas non plus à lui parler de cette nouvelle. La peur de sa réaction alors que moi-même, j'avais mal pris la chose, certes, plus parce que je l'avais apprise un peu tard contrairement à ce que j'aurais un jour pu espérer. Mais je m'étais silencieusement fait la promesse de tout lui avouer, alors hors de question de me défiler.

Heureuse de savoir que mon petit plan improvisé vient d'avoir l'effet escompté, je m'autorise à adresser un fin sourire à mon compagnon. J'aime à voir cette lueur dans son regard dés lors qu'il me parle d'Amoun, cette même lueur qu'il avait eu la première fois qu'il m'avait parlé du petit garçon, lorsqu'il pensait encore qu'il n'avait guère survécu à ce virus. J'ai eu le droit à trente secondes de répit, autrement dit, rien du tout. Un maigre soupire s'échappe d'entre mes lèvres. Oui, j'ai pensé que dans le fond, je pourrais me défiler. Peine perdue. Prudemment, et à une certaine distance de Noah, je m'installe à mon tour sur le divan. Je l'écoute donc, attentivement, le regard baissé au sol sans le couper une seule fois. J'ai conscience de ce que je lui fais vivre, contrairement à l'époque où je fus dépendante de l'alcool et où je riais au nez de ceux qui prétendait que cela était le cas. Je me braque lorsque sa main saisit la mienne et ne bouge plus, le temps de courtes secondes. Tout va bien, il ne s'aventure pas dans d'autres mouvements. « Non, tu n'as rien fait de mal et non, je ne t'en veux pas. En fait, je... » Par quoi je commence ? Par l'ordre logique des choses. Un crescendo de nouvelles. Je prends une grande inspiration, posant enfin mon regard sur Noah. « Premièrement, je savais très bien que cela ne serait pas évident et je tiens à préciser que je ne regrette absolument pas d'avoir Amoun à nos côtés, au contraire, mais je suis vraiment au bout du rouleau. Oui, je vais te faire une crise de jalousie, mais comprends-moi, je ne cherche qu'à m'occuper également de lui, mais rien n'y fait. J'avance d'un pas dans sa direction, il recule de deux et j'ai de plus en plus de mal à le voir me repousser, mais également à te voir le border à longueur de journée alors qu'il me fusille du regard dés lors que je m'approche un peu trop près de lui... ou même de toi. J'ai conscience qu'il a besoin de temps, que ce qu'il a vécu est loin d'être évident, mais j'ai moi-même été privé de mes parents d'une certaine manière et je refuse d'être comme eux, parce que là, tout ce que je vois, c'est que je suis une mauvaise mère pour lui. » Bon, c'est bien Kirby, on avance petit à petit. Je viens de franchir la première étape, la plus facile, il ne me reste plus qu'à continuer sur cette lancée et de vider enfin mon sac. « Deuxièmement, j'ai vu James il y a quelque temps, il est vrai que je ne lui ai pas parlé depuis ton retour, et il m'a appris qu'il était père d'un... » Môme ? Mioche ? Gamin ? « Enfin, il a un fils de dix-sept ans dont on ne lui a jamais parlé, ce qui veut dire que je me coltine un nouveau neveu, et j'espère que celui-ci sera un peu plus docile. Mais là n'est pas le problème. Ce même jour, je suis tombée sur une femme que je pensais être morte. Morte, Noah, comme toi tu étais censé l'être, sauf qu'elle, ça fait plus de trois ans qu'elle a disparu. Tadam, il s'agit de ma mère ! Oui, ma mère est vivante, alors que je la pensais morte des suites de sa maladie et tout cela, je le dois à mon père ! » Respire Kirby, respire, tu vas nous faire une syncope ! Le problème, c'est que si j'arrête de parler, je vais finir par pleurer et par m'en prendre physiquement à Noah. Pourquoi lui ? Parce qu'il est le seul à porter de main et que j'avais besoin de lui prouver à quel point toutes ces histoires étaient en train de ronger de l'intérieur au point d'en étouffer. Bon, je viens de franchir une nouvelle étape, il ne me reste plus que la dernière, la plus délicate à mes yeux, tout du moins à moitié. « Et troisièmement, je... » Mon regard, que j'avais baissé le temps d'une seconde pour cligner des paupières, se repose sur le médecin tandis que je me mords délicatement la langue. Non, ce n'est pas comme ça que j'aurais aimé lui annoncé pareille nouvelle, mais la vie ne m'a guère laissé le choix. « J'ai un terrible mal de tête. » Non, mais c'est pas vrai ! Subitement, je me redresse, prête à partir pour la cuisine afin d'engloutir un énorme verre d'eau tant ma gorge est sèche et me chatouille. C'est une erreur que je viens de commettre, car Noah s'est également redressé et a eu réflexe de m'attraper par la taille pour m'empêcher d'aller plus loin. Je suis alors tendue à l'extrême et ne bouge plus d'un cil après avoir fermé les yeux, le coeur battant la chamade. « Je suis enceinte. »

Mon sac est en grande partie vide à présent et je me sens plus légère en une fraction de seconde à peine. Mais je n'en ai guère fini pour le moment, il reste encore un passage délicat à avouer au médecin et j'ai cette crainte de le voir mal prendre une pareille nouvelle, notamment suite à l'arrivée d'Amoun qui lui demandait déjà beaucoup de temps et d'énergie. Je prends le temps de souffler dans la cuisine, mais j'ai peur que l'attente me donne envie de prendre mes jambes à mon cou et de ne pas lui avouer ce qui était en train de se tramer dans son dos. Puis ce n'était qu'une question de temps avant qu'Aengus ne crache le morceau, impossible pour elle de tenir un secret, une réflexion déplacée peut trop vite s'échapper d'entre ses lèvres. Les propos de Noah ne tombent guère dans l'oreille d'une sourde, puisque je l'écoute attentivement tout en avalant mon verre d'une traite. « Je sais que je ne dois pas m'en faire pour tout ça, mais c'est plus fort que moi. J'aimerais tellement faire quelque chose pour lui et je ne peux pas, c'est de la frustration pure et dure. » Et moi qui espérais pouvoir jouer à la maman poule avec le bambin, pour l'instant, je peux faire une croix dessus. Je n'ai jamais eu l'habitude de voir un enfant me repousser comme lui pouvait le faire, c'est presque contre-nature. M'emparant alors du papier qu'il venait à me tendre, un sourire se dessina sur mes lèvres face au dessin réalisait par le jeune garçon. Je te laisserais du temps Amoun, je te le promets... mais pas trop quand même ! Mon sourire s'efface en un rien de temps après que Noah est passé un bras autour de ma taille. Je crois même avoir retenu ma respiration pendant un certain moment, ce qui m'a d'ailleurs empêché de répondre à ses questions concernant ma mère. Les choses sont encore trop fraîches avec cette dernière, j'ai besoin d'un peu de temps avec cette dernière pour lui demander des explications plus détaillées, pour accepter pleinement son retour. Au final, le schéma resterait le même que celui avec Noah. Un peu de temps, un peu de patience, histoire de laisser les choses se tasser, de pouvoir faire pleinement face à la vérité sans s'emporter. Non, je ne veux pas dormir, pas maintenant, j'ai encore quelque chose à dire avant cela, c'est pourquoi les mots s'échappent à la vitesse éclaire. À nouveau, j'ai retenu mon souffle. Je vois le médecin reculer jusqu'au divan pour y tomber lourdement. Il ne dit rien et je lève les yeux au plafond pendant un moment, retenant les larmes qui menaçaient alors de couler. Non, tout sauf ça. Il répète mes paroles en balbutiant avant de prendre son visage entre ses mains. Une larme déferle le long de ma joue. Je le savais. C'était une mauvaise idée, j'aurais dû demander s'il était encore possible d'avorter. Je n'ai toujours pas bougé. Pardon, Noah, de te faire subir ça. Mais dis quelque chose ! Puis finalement, ses mains retombent, laissant apercevoir un sourire sur son visage tandis que je reste encore sous le choc de sa réaction, m'attendant à tout sauf à ce qu'il accepte l'idée selon laquelle je porte son enfant. Je n'arrive pas à glisser la moindre parole, ni le moindre geste prouvant à quel point j'étais moi aussi enchantée de par cette nouvelle. Quoi ? Mais si ! « Non, Noah, non, ce n'est pas ça. Je t'assure, écoute-moi. » Ma main a agrippé son poignet alors que j'ai fait un pas dans sa direction, cherchant une touche de réconfort dans le creux de ses bras le temps de quelques instants. Le temps de souffler un coup et de lui révéler la partie délicate de l'histoire. Lorsque le médecin m'avait annoncé que j'étais enceinte, je n'y avais tout d'abord pas cru, mais en voyant les images de l'échographie, j'avais dû me retenir pour ne pas sauter de joie dans la pièce. Mais la suite de son discours avait fait office de douche froide. « Je suis heureuse, crois-moi, c'est juste que... enfin je viens de l'apprendre il y a quelques jours, mais le médecin a affirmé que je suis à presque trois mois de grossesse. Il a parlé d'un déni et c'est ça, que je n'arrive pas accepter. C'est peut-être idiot, je sais, mais ce n'est pas de cette manière que j'aurais imaginé apprendre pareille nouvelle. Ce n'est non plus pas comme ça que j'aurais voulu te l'annoncer. » Bien que je n'avais jamais parlé de mon désir d'enfant avec lui parce que notre relation ne durait pas depuis des lustres non plus, il m'était déjà arrivé de rêver quant à la potentielle arrivée d'un bébé dans notre couple. Mon regard plonge dans le sien tandis que d'une main, je m'empare de la photo de l'échographie que j'ai rapportée suite à mon séjour express à l'hôpital, la glissant délicatement entre ses doigts. « Je t'aime, Noah. Et oui, nous allons avoir un bébé. » Tendrement, je lui adresse un sourire avant de saisir ses lèvres, le temps d'un doux baiser.

Non, Noah n'avait pas à s'en faire, il m'était impossible de concevoir l'idée d'abandonner cette partie de moi, de nous. J'avais longuement parlé avec le psychologue de l'hôpital qui m'avait effrayé avec ses nombreux conseils. Ce n'est pas parce que je viens de faire un déni, que j'ai à peine vingt-trois ans, que je suis en plein dans mes études et que je viens tout juste d'adopter un enfant que je ne souhaite en rien avoir ce bébé, bien au contraire, je suis plus qu'enjouée à cette idée, même s'il me faudra un peu de temps pour montrer à quel point j'en suis heureuse. Il me reste, après tout, un tas de choses auxquelles je dois remédier. Ma relation avec Amoun en premier lieu, la peur qu'il me déteste lorsqu'il apprendra qu'un deuxième enfant arrivera dans notre famille d'ici quelques mois, trouver un moyen pour que James arrive enfin à accepter la présence de notre mère et annoncer la nouvelle à mes proches. « C'est à moi ou à mon ventre que tu poses la question ? » Et oui, j'en étais sure, même si rien ne le laissait croire. Le médecin que j'avais vu m'avait d'ailleurs averti que je risquais de voir mon ventre prendre un tant soit peu d'ampleur au cours de la semaine à venir, voir même au cours des heures qui avaient suivi l'annonce de cette grossesse. Ce qui n'avait d'ailleurs pas loupé, puisque le lendemain, j'arborais déjà ce petit ventre de femme enceinte, camouflée depuis deux jours sous des vêtements amples pour que mes proches, et notamment Noah, n'y voit que du feu. Quelques hochements de tête suffirent à répondre au médecin. Oui, j'aurais préféré en discuter avec mon compagnon avant de nous lancer dans la conception d'un enfant, et oui, je voulais ce bébé. « Si je ne te connaissais pas, je jurerais que tu es en train de faire des insinuations plus ou moins déplaisantes. » Qui dit manger pour deux, dit prendre du poids, deux choses inconcevables pour une cheerleader. « Rectification, je te connais assez pour savoir ce à quoi tu penses. » Vu la tête qu'il était actuellement en train de tirer tout en tâtant mon ventre, il n'y avait pas de quoi douter.

Je n'avais encore mis personne au courant de ma situation actuelle, pas même ma propre famille, sans nul doute de peur de voir certaines réactions négatives s'interposer dans la vie de famille que j'essayais d'établir avec mon compagnon. Une main posée sur mon ventre, l'épaule appuyée sur l'encadrement de la porte de la cuisine, mes yeux se portaient sur Amoun qui était actuellement en train de regarder la télévision, absorbé par les images qui défilaient sur l'écran, riant de temps à autre, une image qui me fit d'ailleurs sourire. Noah me sortit malgré tout de mes pensées et je posais mon regard sur ce dernier, lui offrant alors toute mon attention. À la vitesse où vont les choses... je n'aimais guère cette expression, mais il n'avait aucunement tort. Adopter Amoun et apprendre dans la même semaine que nous allons être parents, autant dire que les choses se précipitaient quelque peu. « Tu ne veux pas aller droit au but plutôt que de tourner autour du pot ? » Parce que cela fait cinq minutes que tu parles et je n'arrive pas vraiment à cerner où tu veux en venir, mon amour. Vivre avec lui ? C'était presque déjà ce que je faisais, au vu du temps que nous avions passé ensemble de son retour. Je n'avais presque plus dormi à l'université depuis et avais même refuser de m'installer dans l'appartement de ma mère parce que je savais que je n'y serais presque pas, préférant rester aux côtés de mon compagnon. « Écoute Noah, tu sais que j'apprécie cet endroit tout autant que toi et que d'y vivre à tes côtés me ferait vraiment plaisir, mais il est vrai que pour y élever deux enfants... » Pour le moment, ils s'en sortaient plutôt bien avec Amoun en ces quatre murs, mais il était vrai qu'avec un bébé sur les bras, cela demandait réflexion. « Enfin comme toi, je me dis que ça risque peut-être d'être petit... mais tu ne crois pas qu'un nouveau changement pour Amoun sera de trop ? » Cet instinct de protection est parfois une malédiction, penser aux autres avant moi, notamment au petit garçon qui avait connu bien des malheurs au cours des dernières semaines. « J'essaie de penser aussi à lui et avec tout ce qu'il a vécu ces derniers temps, j'ai peur qu'il ne prenne mal la chose. Il commence à peine à trouver ses marques ici. » Même s'il semblait accepter l'idée qu'un  petit être viendrait agrandir la famille, je restais sur mes gardes quant au fait qu'il pourrait mal prendre un possible déménagement, notamment s'il venait à comprendre que c'est à cause de ce bébé qu'une telle décision serait prise. Pour ma part, peu importait la décision finale, je ne souhaitais que vivre aux côtés de Noah et de nos enfants, trouver la meilleure solution pour le bien de notre petite famille. Cependant, pour ma part, une autre question me brûlait les lèvres. « Au fait, tu as déjà parlé à tes parents de... tout ça ? Tu leur as au moins reparlé depuis qu'ils savent que tu es de retour ? » Parce que mine de rien, le médecin n'avait plus fait aucune allusion à sa famille depuis quelque temps.