Au fond, est-ce si important que ça que je réponde à ses questions ? Elles sont rhétoriques, et j'irai même jusqu'à dire qu'elles ne sont là que pour servir d'introduction à la mort lente qu'il distille dans mon corps par suffocation. Je cherche mon souffle en vain, je tente de m'échapper au prix des dernières particules d'oxygène qui circulent difficilement dans mon corps. Je lis dans son regard une flamme inquiétante, une sorte de jubilation macabre qui pourrait presque me rendre tendre. Il est habitué à tuer. Je commence à comprendre pourquoi Beni a pris peur quand son père l'a menacé de nous courir après. Jamais je n'ai su précisément dans quoi trempait le professeur Shark, mais j'ai appris à reconnaître les prédateurs meurtriers quand j'en vois... et lui, il est premier de la catégorie. "O... Oui... Lâchez-m..." Mes yeux roulent dans leurs orbites, il se fout pas mal de savoir que je suis d'accord avec ses conditions. Comme s'il lisait dans mon esprit l'actuelle hypocrisie qui me pousse à avoir un instinct de survie ultra-développé. Je me sens partir avec son poids sur ma trachée quand un bruit dans son dos le distrait légèrement. La pression se baisse, mais ne disparaît pas, je peux ouvrir à nouveau les yeux et constater que Aro se trouve dans la pièce. Un frisson parcourt mon dos. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne sais de qui je dois avoir le plus peur ? À voir le grand Delta toiser mon probable assassin, j'éprouve un mélange de crainte et d'envie. C'est difficile à expliquer, c'est la raison pour laquelle je me focalise sur la réponse de Shark qui a tourné la tête dans sa direction. "Personne ne m'ordonne quoique ce soit." Ça, je veux bien le croire. Il lâche ma gorge et me tire par le col pour me jeter par terre sans aucune douceur. Mes lèvres embrassent le sol, mon coude amortit la chute tandis que je tousse bruyamment pour espérer retrouver mon souffle. Ma nuque et mon cou me font un mal de chien, je dois avoir des marques bien visibles. Ça change de celles qu'Aro m'a faites hier soir car, celles-là, je peux les cacher sous mes vêtements. Et je n'en ai pas honte. "Alors, misérable ? On a besoin d'un grand costaud pour espérer faire peur à qui que ce soit ?" Je tousse à en cracher mes poumons, mais je relève la tête vers lui. Mon regard a changé. Fourbe. Imprévisible. Sauvage. Comme si l'animal endormi était en train de se réveiller pour s'acheminer progressivement vers les extrêmes qu'on lui connaît. Je me relève et toise le professeur avec une arrogance presque suicidaire. "Il a au moins le mérite de vous distraire... C'est évocateur, pour un type qui balance à tout va qu'il s'envoie n'importe quelle femme de son choix. On a un faible pour les grands blacks, daddy ?" J'étouffe un rire impertinent derrière un sourire tout ce qu'il y a de plus présomptueux. Les bonnes vieilles habitudes de Pavel, en somme. Chercher les ennuis, pousser à la faute, semer le chaos quitte à prendre trop de risques. Le Gamma détraqué n'est jamais loin. Les poings de l'Anglais se serrent, ses traits également et, d'un pas, il franchit la distance qui nous sépare. Trop tard, j'avance aussi. Je colle presque mon front au sien, ce qui l'arrête net, le poing levé prêt à s'abattre sur moi. Nos visages n'ont jamais été aussi proches et la peur qui tord mon ventre semble également être un sacré moteur pour la folie qui m'anime. "Allez-y, cognez-moi devant témoin ! J'ai encaissé pire que le crochet d'un vieux croulant comme vous..." Je souris juste devant son nez, une veine de sa tempe se met à palpiter. "J'vais continuer à voir Beni comme je veux et quand je veux, j'vais passer au moins autant de temps avec sa gamine comme un bon tonton bien gentil. J'irai peut-être même voir son petit frère, le blondinet, là... Et vous allez devoir assister à ça sans rien pouvoir y changer... Tu vois, papy ? T'as beau te donner des airs de patron, t'es incapable de faire un choix qui pourrait déplaire à ton cher petit Beni ador..." Le coup est parti. Son poing s'abat violemment sur ma mâchoire et je m'écrase au sol sans plus de cérémonie. Bon sang, il a plus de force que ce que j'aurais pu imaginer. Mon arcade saigne, ma bouche a bon goût métallique. Pour peu que je me ramasse un beau coquard d'ici quelques minutes, il n'y a pas des kilomètres. Mais je lève les yeux vers lui en souriant d'une manière presque perverse et démente. Je lui ai fait perdre son calme, son self-control n'est plus qu'un lointain souvenir. Et il s'en aperçoit aussi. Je lis presque l'insécurité dans son regard. J'ai touché la corde sensible, et je m'en amuse trop pour réaliser que son pied s'apprête à partir pour s'écraser sur mon visage. Il faut croire que la leçon d'Aro hier soir ne m'a pas suffi, il faut encore que je provoque les pires choses autour de moi...

Je remarque trop tard le pied de Shark qui part en direction de mon visage et je le reçois sans pouvoir me protéger convenablement. Je grogne de douleur et alors que j'aperçois à peine son poing prêt à plonger sur moi pour m'achever, une haute silhouette se dresse entre les deux, tonnant d'une voix qui me fait frissonner au sol. D'ici, Aro semble encore plus grand, et ça ne s'arrange pas quand il s'adresse directement à moi sans aucun détour. Shark ne le regarde même pas malgré ses poignets prisonniers de ses mains, il a les yeux fixés sur moi avec ce que je perçois comme étant un réel désir meurtrier. Je l'ai vu dans le regard d'autres hommes avant lui, mais ici, il y a quelque chose d'étrangement désintéressé. Si j'avais eu des parents dignes de ce nom, j'aurais pu expliquer son attitude par un instinct paternel particulièrement développé. Je pose un genou et m'aide d'une table à côté pour me relever. J'ai déjà mal dans le bas du dos depuis hier soir, maintenant j'ai la tête qui tourne à cause du professeur de littérature qui est forcément bien plus que ça. Je crache du sang sur le sol, sans me soucier de le salir, puis je ramasse mon sac en sortant de la salle. Bizarrement, je ne me pose même pas de question, je ne discute pas. Rien. Aucune rébellion. Je me contente d'obéir au Delta parce qu'hier soir, mon esprit détraqué a découvert une sorte d'Alpha auquel se raccrocher. J'ai vécu bien assez longtemps dans le monde psychiatrique pour comprendre que je ne pourrais même pas m'empêcher de baisser la tête si je le voulais. Je suis aussi déterminé à semer le chaos qu'à être réceptif à un tempérament qui a le potentiel pour me faire plier. Ce que les gens prennent chez moi comme une vraie force de caractère est, au contraire, une faiblesse mutée de sorte à sauver les apparences. Je m'adapte pour survivre, mais je n'ai pas cette stabilité qui pourrait faire toute la différence. L'aurais-je un jour ? Rien n'est moins sûr. Pour l'heure, je quitte l'amphithéâtre d'un pas claudiquant et je m'adosse au mur extérieur en sortant une cigarette. Ca fera passer le temps et, je l'espère, le tournis qui persiste. A l'intérieur, Shark se défait d'un mouvement de l'emprise de l'homme qui l'a maîtrisé. Son regard bleu azur perce le sien avec une autorité naturelle. "Et vous ? Vous avez du temps à perdre pour jouer les anges gardiens avec une épave pareille ?" L'Anglais, digne jusqu'au bout des ongles, réajuste le col de sa chemise ainsi que les manches de son manteau sombre. "Je n'ai que le défaut de protéger ma famille… et vous, vous ferez bien de vous protéger de cette crapule. Derrière vos airs de bon samaritain, je n'ai aucun mal à voir que vous n'avez pas la moindre idée de ce que sa folie peut le pousser à faire… Moi, je le sais." La voix rauque et impérieuse du Britannique s'élève une dernière fois. Intransigeante. "Si je le vois tourner autour des miens, je peux vous assurer que vous ne le reverrez pas. C'est à lui de se tenir tranquille, pas à moi." Avant de partir, Shark s'arrêta au niveau d'Aro pour tourner légèrement la tête de côté. "Et vous feriez bien de vous tenir tranquille également. Vous n'aurez pas le droit deux fois à la clémence que je vous accorde aujourd'hui." Sans attendre la moindre réponse, il sortit de la salle et croisa mon regard. Je souffle ma fumée en l'air, observe le grand paternel Shark avec un sourire tout ce qu'il y a de plus malsain. J'ai même l'audace de lui faire un au revoir avec ma main libre. Sa façon de me fixer me satisfait, je m'amuse de le voir enrager. Il emprunte le couloir opposé et s'éloigne jusqu'à finalement disparaître. Je tourne la tête lorsqu'Aro sort à son tour. Je le dévisage des pieds à la tête. "Tiens, il t'a pas tapé dessus, toi ? Il doit pas être raciste, on peut déjà lui retirer ça, un bon point pour vous deux." Je ricane légèrement en tirant sur ma cigarette pour souffler la fumée en l'air. Comme si rien ne s'était passé. Comme si tout ceci était si quotidien à mes yeux que je n'y prêtais plus attention. A vrai dire, déclencher la colère chez autrui m'aura au moins sorti de l'état misérable dans lequel je me suis trouvé hier soir et ce matin.

Dans le dos d'Aro, je peux apercevoir la haute silhouette de Shark qui s'éloigne. Je ne sais pas encore clairement d'où me vient cette antipathie à l'égard du père de Benedikt, mais je la sens bouillir dans mes veines, comme je l'ai sentie une fois jeté au sol par ce type. Le besoin presque viscéral de me dresser contre lui, le rendre assez rageur pour que la colère le pousse à la faute et voir cet exemple de père de famille maniaque et obsédé par le contrôle perdre tout sens commun… Au fond, je crois que j'ai presque envie de m'amuser à ses dépens, lui faire payer comme j'ai fait payer à tous ceux qui se sont prétendus être des pères à un moment ou à un autre de ma vie. J'ai eu peur qu'il mette fin à mes jours, c'est vrai… mais n'est-ce pas cette peur qui m'a toujours maintenu en vie ? "Tout le monde ne peut pas avoir mes qualités." fanfaronnai-je avec un sourire n'ayant rien de bien sympathique. Souffler sur les braises, jeter de l'huile sur le feu, appelez ça comme vous voulez. Il a raison, ce type. Je suis une sorte de gangrène, un virus à forme humaine… et chaque petite avancée qu'il pensera avoir sur mon sort se verra infectée. Je vrille mes yeux sur le grand Delta, composant mon visage d'une moue on ne peut plus blasée. Sérieusement ? Tu te demandes encore pourquoi les bons pères de famille ne veulent pas que je fréquente leur progéniture ? Si on devait les écouter, me supprimer serait un service rendu à l'humanité toute entière. "Il n'a jamais aimé la mère de mon frère ainsi que la mienne… L'autre jour, je l'ai entendu dire que Beni, mon frangin, était une erreur de parcours pour le Dom Juan qu'il est. Comme il est encore trop hypocrite pour s'en prendre à son propre fils, il préfère de loin déverser sa haine sur moi. Après tout, il a déjà supprimé la mère, pourquoi ne pas finir le boulot en me mettant six pieds sous terre et en veillant à garder Beni sous son contrôle ?" Idée lumineuse. Vous voyez, le splendide Delta, droit dans ses chaussures, intègre et protecteur des plus belles valeurs que l'Amérique chérit tant ? C'est exactement le pion qu'il me faut pour parvenir à mes fins avec Shark. Mélanger avec aplomb et certitude le vrai du faux pour en faire ressortir une histoire édulcorée à ma manière. Pousser Aro à s'imaginer les pires atrocités venant de cet Anglais passé d'âge, le braquer contre lui en veillant également à protéger mon frère des agissements de Shark senior. Et bientôt, avec quelques poussées supplémentaires, ce trouble-fête se retrouvera écarté de ma vie de façon permanente. Avec un peu de chance, il le sera également de celle de son fils aîné qui, rappelons-le, n'a pas hésité à se dresser contre son géniteur pour me porter secours. "Pourquoi j'devrais respecter un type qui fait tout et qui invente tous les prétextes les plus horribles pour se débarrasser de moi ? Tu crois vraiment que j'vais le laisser m'écarter de mon propre frère ?" Je prends une mine affligée, colérique, frustrée… on me décernerait un Oscar sur le champ si j'étais immortalisé dans un long-métrage. "Il a du pouvoir, tu sais. Mais j'm'en moque. Jamais je le laisserai me contrôler comme il le fait avec Beni." Je jette mon mégot par terre et l'écrase d'un coup de pied rageur. "Non, ça va. Pas d'infirmerie." rétorquai-je d'un ton abrupt. Depuis que j'ai failli étrangler ou planter – je n'en sais rien, honnêtement – le médecin de l'université après avoir volé dans la réserve de médicaments, je suis considéré comme persona non grata dans cette zone. Je lève des yeux un peu plus timides vers Aro. Mine de rien, même si je me joue de lui dans cette machination qui prend forme – une spécialité des Romanov, à en juger par les bouquins d'histoire – il n'en reste pas moins l'un des seuls que je respecte et à qui "j'obéis", en quelque sorte. Il l'a vu cette nuit, il l'a vu tout à l'heure. Il a ce qu'il faut pour maîtriser l'animal enragé qu'il m'arrive d'être. "Tu… t'as fini tes cours ? Tu m'cherchais ou tu passais juste dans le coin ?" Une manière détournée de lui demander si mon sort l'intéressait. Oui, depuis hier, les rôles sont en partie inversés. C'est moi qui me soucie de lui, qui fait attention à ce qu'il pense de moi. Il n'est plus qu'un simple morceau de viande, je lui ai dit et je le pense encore maintenant. Son charme et son corps me poussent tout simplement à lui être un peu… subordonné. Et ça me plaît, même si je ne veux pas que ça se sache. "J'peux t'inviter à prendre un café ou autre chose à la cafét', si tu veux ?" On ne s'est jamais vraiment parlé, encore moins en dehors des murs de sa chambre. C'est peut-être l'occasion, machination mise à part.

"J'sais pas si t'as de la famille, mais moi, j'suis pas du genre à abandonner mon frère, que ce type soit mon père ou pas." grognai-je en m'acheminant en sa compagnie en direction de l'Albatross, la cafétéria de l'université. Je manipule la vérité, je glisse sur l'Histoire pour manipuler le grand gaillard qui semble s'être fait une mission de me protéger, mais au fond, n'est-ce pas une bonne cause ? Shark préfèrerait me voir éradiqué comme ma mère : si en plus de survivre, je peux récupérer un frère en le privant d'un de ses fils, je n'y vois que des avantages. En prime, il a d'autres enfants, il peut bien s'en passer d'un sur trois, non ? La question d'Aro, en revanche, se retrouve bien vite écartée d'un regard sombre de ma part. "J'ai mes sources. Et oui, t'as bien raison de pas avoir confiance en lui… En plus d'être expéditif, c'est le pire menteur qui soit." Oh, Pavel, tu es un très vilain garçon… Quand je repense à la tragédie qui a frappé les Romanov, je me dis que j'ai au moins un instinct de survie aussi développé que mon désintérêt pour autrui. Nicolas II a fait l'erreur de trop se soucier des nécessiteux qui criaient à l'aide, cela l'a mené droit à la mort : hors de question que je reproduise cette erreur. A l'heure actuelle, je fais partie des misérables sans le sou, certes, mais mes ressources sont nombreuses en dehors de l'argent qui, au final, est bien peu de choses. Un Aro, ça ne s'achète pas, par exemple. Pas avec de l'argent, en tout cas. "Mais c'est sympa de… enfin, d'te soucier un peu de moi. Ca arrive pas souvent." Là, c'est de la stricte vérité sans aucune recherche de manipulation. J'ai beau me servir de lui, je n'estime pas moins l'homme et ce qu'il représente. Je marche à ses côtés, parfois presque dans son ombre malgré les airs plus assurés que je me donne en public, comparativement à l'aspect chétif que j'ai renvoyé hier soir. Dix minutes, c'est tout ce qu'il m'accorde, à moi de m'en satisfaire. Désormais, je dois composer pour lui et avec lui. Ce n'est pas un sentiment amoureux que je ressens à son égard, je n'ai d'amour qu'envers mon frère. Un amour fraternel. En revanche, je ne peux m'empêcher d'être à la fois possessif et dépendant. Prêt à faire des concessions et à jalouser les fous qui oseraient me faucher du temps avec le grand Delta. Non, j'irais pas à l'hôpital. Ces endroits sont pires que des prisons : une fois qu'on nous diagnostique fou à lier, aucune remise de peine n'est envisageable. Plutôt crever que de remettre les pieds dans ces soi-disant centres de soins. "J'aime pas les docteurs, ils servent à rien, j'suis assez intelligent pour me soigner moi-même. Et j'ai encore moins confiance dans des docteurs américains." Mon ton est abrupt, l'accent est sec. Les résurgences de la bonne vieille haine des deux blocs États-Unis/Russie. Nous arrivons à la cafétéria, je nous commande deux consommations tandis que je m'installe à une table. Certains nous dévisagent, et curieusement ils le font de la même manière : de l'envie mêlée à une étrange crainte naturelle. Avec mon café en main, je regarde mon interlocuteur avec attention, bien que mon regard soit parfois fuyant. "Si si, je sortais d'un cours de physique. Tout à l'heure, j'ai encore cours de musique avant la pause du déjeuner, c'est de la composition." Je fronce les sourcils après avoir bu une gorgée. "On n'a jamais vraiment parlé de nos cours ou de trucs… normaux, en fait." réalisai-je à voix haute. Les seuls moments passés ensemble se déroulaient dans un lit, principalement. Et hormis les gémissements, les cris ou les râles, rien d'autre ne pouvait qualifier un quelconque échange constructif. Avant hier soir, j'aurais trouvé ça normal. Maintenant, je trouve ça un peu bizarre. "Tu étudies quoi, toi ? Tu fais des trucs, en dehors des cours ?" Juste pour savoir si tu vois du monde… mais ça, on ne le dit pas à voix haute. J'ai bien le droit de mener l'enquête ? A moins que, pour lui, hier soir n'ait finalement pas été aussi particulier et décisif que ça.