Il est huit heures lorsque Connor rentre dans la cuisine en traînant des pieds dans son pyjama. Il se frotte les yeux avec insistance, la tête dans le brouillard. On dirait sa mère au réveil. Lorsqu'il approche, il dépose un baiser sur ma joue presque machinalement et embrasse également le front de sa sœur qui dort paisiblement dans mes bras. "Bien dormi ?" demande-t-il d'une voix pâteuse. Ce n'est qu'en tournant la tête vers moi qu'il se rend compte que j'ai une respiration bien plus silencieuse encore qu'à l'accoutumée. Il s'arrête de verser du lait dans son bol pour s'approcher et me regarder plus attentivement. Les yeux clos, la tête basse mais tenant toujours fermement le bébé comme par réflexe, je dors assis sur le tabouret. Connor se retient de pouffer de rire et approche doucement les mains de Camille : en une seconde à peine, il remplace sa petite sœur par un paquet de pain de mie dans mes bras et me tourne un peu pour que j'ai la tête posée sur la table de la cuisine. Dans un silence religieux - pour une fois - l'enfant s'éclipse de la cuisine en emportant le lait et les céréales afin d'aller manger dans le salon, près de sa petite sœur pour la surveiller. Je ne me réveille que sur les coups de onze heures, lorsqu'un rayon de soleil vient violemment agresser mon visage. Je grogne puis soupire en ouvrant les yeux. J'ai vraiment dormi affalé sur la table de la cuisine ? Une fois debout, je m'étire, tout ankylosé par cette position peu confortable, et je remarque que... j'ai bercé le pain de mie pendant tout ce temps. J'allais me ruer dans la maison pour chercher Camille lorsque Connor entra dans mon champ de vision, très calme. "J'ai fait la toilette de Camille après l'avoir nourrie, puis je l'ai changée et là, elle dort dans son berceau. Le baby-phone est sur la table de la salle à manger." J'arque un sourcil. En très peu de temps, Connor a gagné une maturité exceptionnelle en ce qui concerne sa famille. Aux petits soins pour une sœur qu'il a détesté au départ en pensant qu'elle lui avait volé sa mère, je remarque que ce petit bonhomme de onze ans à peine désire prendre un rôle plus responsable depuis que Benedikt est parti de la maison. "Merci, fils." Je passe une main dans ses cheveux blonds en lui livrant un sourire de fierté. Je ne suis toujours pas très "chaleureux" comme père, les câlins et bisous me répugnent, mais je fais des efforts pour essayer de palier un peu à l'absence de Sophie. Minimes pour certains, mais colossaux selon moi. "Je vais me doucher et puis j'irais te déposer chez Noah, d'accord ?" Il hoche la tête avec véhémence tandis que je monte les escaliers, direction la salle de bains. La petite a passé la majeure partie de sa nuit à travailler ses vocalises en me privant de la moindre petite minute de sommeil, logique que je finisse assommé de fatigue sur le tabouret de la cuisine. Le jet d'eau chaude délasse mes muscles endoloris d'une nuit presque blanche... et malheureusement pas à cause d'ébats endiablés. Je songe à ce que j'ai prévu de faire aujourd'hui, chose qui n'est pas exactement inhérente à mes manières d'être : aller voir Logan à l'improviste pour lui présenter des excuses. J'ai été odieux avec lui à une époque où il a voulu simplement m'aider alors que je partais à la dérive. La mort de Sophie additionnée à toutes les poisses qui me sont tombées dessus pendant l'année 2013 m'ont conduit à un état de détresse qui a bien failli m'emporter dans l'incendie volontaire que j'ai perpétré dans la maison de la défunte mère de mes enfants. J'ai voulu tout brûler et, captivé par les flammes, j'ai bien failli y rester. Sans Noah pour m'arracher à cette fournaise meurtrière, j'aurais fait trois orphelins sans le vouloir. À compter de ce jour et de la réconciliation avec mon frère de cœur, j'ai réagi. Il est temps, maintenant, de faire amende honorable avec mon meilleur ami. Je sors de la douche et m'habille d'une chemise cintrée bleu nuit avec un pantalon noir et une veste casual de la même couleur. Ce n'est pas parce que c'est le week-end que Joe Shark se relâche dans son apparence. Je fais un arrêt dans la chambre de Camille pour la sortir de son berceau. Elle dort comme un loir... Sale gamine. D'après Noah, elle a tout pour me ressembler et, même si j'y veillerai étroitement, rien ne dit que cela ne fera pas d'étincelles en grandissant. Je prends le nécessaire pour pouvoir parer aux imprévus et j'appelle Connor pour qu'il aille dans la voiture. Après quelques minutes de trajet au cours desquelles j'ai eu le droit à un récit détaillé de ses péripéties avec ses copines d'école qu'il tente de séduire pour se constituer un harem "comme Papa", je largue le petit chez son oncle que je prends tout de même le temps de saluer. Visiblement, il s'est aussi mis en tête d'adopter un petit étranger de cinq ou six ans... Est-ce mal de trouver amusant d'inspirer la crainte chez cet enfant ? Un regard de ma part et il se met à trembler, j'adore. Satan dans toute sa splendeur. Je repars ensuite en direction de l'appartement de la famille Salaun. Logan ayant officiellement posé ses bagages chez sa compagne pour laisser son précédent appartement à son fils, je m'attends à voir une marmaille bruyante si les enfants ne sont pas partis en course avec leur mère. Et mon filleul Liam, filleul qui, je le rappelle, on m'a carrément imposé. Ce n'est rien : quand il sera grand, je lui filerai un beau billet pour qu'il soit prié de se taire et obéir si jamais ses parents me le collent dans les pattes. Ah, c'est beau, l'instinct paternel. Bref, je monte à son étage puis je sonne à la porte. C'est Logan qui vient m'ouvrir alors que je tiens le couffin d'une main et le sac sur l'autre épaule. "Bonjour, Logan. Tu offrirai un thé à un abominable personnage qui a la faiblesse de venir présenter des excuses en personne ?" Si mon ton est teinté d'un humour anglais inimitable, le fond de mon regard lui indique clairement que ce repenti n'est pas une mascarade. J'ai seulement trop d'orgueil et de fierté pour me mettre à genoux et pleurnicher pour me faire pardonner. J'attends donc sagement sur le perron, dissimulant habilement mon appréhension derrière un mur de confiance ostensible. Preuve en est que je ne suis déjà plus cette loque misérable qu'il a vu lors de son dernier passage.

"Ils sont garés sur le parking, j'ai pris un peu d'avance." rétorquai-je avec un flegme britannique inimitable, en réponse à son allusion à une possible caméra cachée. Il est vrai que, de mémoire d'homme, rares sont ceux pouvant affirmer que j'ai un jour présenté de réelles excuses à quelqu'un. La couche que tient Logan dans la main me fait arquer un sourcil. Tu poses ça immédiatement, Logan. Pendant un instant, je commence à douter qu'il veuille me faire rentrer dans la mesure où j'ai agi comme s'il n'existait pas depuis notre échange pour le moins houleux. Rares ont été les fois où le Breton et moi avons eu un mot plus haut que l'autre, hormis pour nous taquiner, il n'est donc pas coutumier de ce que Noah a l'habitude de gérer depuis plus d'une vingtaine d'années. Lorsque je suis blessé, triste et en colère, je deviens d'une telle méchanceté que j'essaie de blesser le plus possible les gens qui se trouvent autour de moi et qui cherchent à m'aider. Gonflé d'un orgueil et d'un ego surdimensionnés, je préfère souffrir seul pendant des semaines avant de concéder un éventuel appel à l'aide, et encore. Cela m'avait coûté de le mettre à la porte, mais je sais que je n'aurais pas pu m'en empêcher. Qu'il s'agisse de Logan ou d'un autre. Finalement, il s'écarte et me laisse rentrer, me permettant de le gratifier d'un regard reconnaissant en réponse à cette ébauche de sourire dans sa barbe. L'appartement ne peut que trahir la présence d'enfants, et en nombre. Seigneur, je suis en Enfer, ça y est. J'en aurais presque frissonné. A l'évidence, ils ne sont pas là, ni Cheyenne, hormis le petit que mon meilleur ami tient dans ses bras. Cet enfant qu'on m'a presque forcé à parrainer, la tête sur le billot, une hache de bourreau sur la nuque… Non, je n'exagère pas. Après avoir posé le couffin sur le divan à côté de moi, je fais glisser le sac de mon épaule pour le laisser à terre. Liam reste dans son parc à regarder la scène avec des yeux écarquillés. Ce que je n'ai pas remarqué, c'est que Camille a également les yeux grands ouverts et que les deux enfants – ne s'étant jamais rencontrés jusqu'à aujourd'hui – ne se lâchent pas du regard. Lorsque j'aperçois le monticule de jouets éparpillés dans le parc, j'hausse les sourcils. C'est bien, il n'est pas trop gâté, cet enfant… "Moi aussi, je suis content d'être là." avouai-je avec un sourire en coin. Je le remercie d'un hochement de tête pour le thé puis je souffle dessus avant d'en prendre une gorgée. Citron et bergamote, on reconnait bien la présence d'une présence Anglaise dans ce foyer. Je repose la tasse dans sa soucoupe puis je me redresse légèrement en m'éclaircissant la gorge. "Je tiens à m'excuser pour le comportement irrecevable et insultant que j'ai eu à ton égard il y a quelques semaines. Tu voulais simplement m'aider et, comme d'habitude, j'ai préféré fermer la porte à tous ceux qui ont voulu m'être utiles. Littéralement." La porte s'étant claquée sur les pas du Breton, je ne pourrais guère être plus spécifique. Je regarde Logan puis m'adosse à nouveau contre le dossier du divan. "Voilà, je l'ai dit une fois, j'espère que tu as ouvert tes oreilles et profité car il n'y aura aucun rappel." Il sait que c'est déjà un pas immense que j'ai dû faire pour enjamber ma fierté souvent trop encombrante, qu'on ne me demande pas quelque chose que je serai bien incapable de faire sans présenter des symptômes d'urticaire. C'est comme vouloir me faire faire du caritatif : je n'y arriverai pas, c'est physique. Pour ne pas dire phobique. "Alors, dis-moi, comment se porte la famille depuis la dernière fois ? Je remarque que le petit dernier ne cesse de se développer." glissai-je en croisant le regard de Liam qui s'agrippait aux barreaux de son parc sans lâcher Camille des yeux. Qu'il ne dévisage pas ma fille avec trop d'insistance ou j'en fais un eunuque. Dans ma grande mansuétude, je lui ferai avant qu'il passe sa première année, ça limitera les séquelles. Trop protecteur ? J'aurais mis le temps, mais ce n'est pas impossible. Nous n'éviterons pas une discussion nécessaire, mais j'ai toutefois la politesse de l'interroger auparavant sur ce qu'il a pu faire pendant ce temps-là et comment se portent les Salaun, Logan étant l'un des seuls êtres humains dont la vie privée arrive à lever un tant soit peu d'intérêt à mes yeux.

M'excuser n'était jamais une mince affaire, et j'ai menacé de mort quiconque se risquerait à répandre la rumeur d'un Joe possiblement repentant. C'est que j'ai une réputation de fils unique de Satan à garder, alors… Je tenais à le faire en face à face avec Logan, mais sûrement pas en public. Ce petit sourire arrogant qu'il affiche me fait clairement arquer un sourcil dans une expression dubitative typiquement britannique. Don't push it, man. Voilà le message que je tiens à lui faire passer jusqu'à ce qu'il brave toute limite à la décence pour venir m'infliger la pire des punitions que l'humanité ait jamais inventé : un câlin. Torture par excellence, je ne saurais dire ce qui me répugne le plus. L'idée d'être prisonnier d'une torture à vocation sentimentale, ou celle d'être contraint de faire bonne figure quelques secondes pour satisfaire mon meilleur ami. Néanmoins, ses paroles lancées sur un ton provoquant au possible me font vite imaginer qu'il ne fait ça que pour me taper sur le système. C'est bien ce que je dis, les câlins ne sont rien d'autre qu'une punition sous forme d'élan affectif. Porteur de germes si l'auteur dudit câlin est malade… et j'espère pour Logan qu'il ne l'est pas. Après m'être raidi comme un chat qu'on essaierait de laver à l'eau froide, je cherche à le repousser. "Tu enlèves tes bras de Bisounours de moi immédiatement." sifflai-je à la manière d'un cobra prêt à mordre. Non, je ne suis pas affectueux. Noah m'oblige à être un tant soit peu atteint de compassion, mais il ne parviendra certainement pas à faire de moi quelqu'un de tendre. Le dernier en date à avoir tenté un câlin est mon ancien assistant, Marc. Après lui avoir tordu le bras sans aucun scrupule, je l'ai vu porter une écharpe pendant trois jours d'affilée à cause d'une prétendue douleur persistante. On ne touche pas Shark. Jamais. Sauf si on est une demoiselle au charme ravageur… et, clairement, Logan manque de poitrine pour rentrer dans cette catégorie. Il finit par obtempérer, mais est-ce parce que mon genou menaçait directement ses bijoux de famille ? On ne le saura jamais. Je chasse les plis de ma chemise avec un snobisme anglais au possible, puis mon regard glisse vers Liam et Camille. Un sourire dignement hérité de sa mère vient se loger sur les lèvres de la petite. "Étant donné la somme de Salaun ayant déjà copulé avec des Shark, je ne vois guère l'utilité de poursuivre ce qui a tout l'air d'être une sordide tradition. Tu expliqueras à ton fils que j'en ferais un eunuque s'il effleure ma fille ne serait-ce qu'une seule fois." annonçai-je avec un calme olympien en sirotant ma tasse de thé. Je ne l'ai pas encore dit à Logan, mais je me suis mis en tête d'accueillir chaque petit boutonneux libidineux tournant autour de Camille avec un fusil à la main et un regard meurtrier en guise d'accompagnement. Si je m'amuse de voir Connor faire miroiter ses amies de la cour de récréation en perpétrant son propre harem comme je l'ai fait dès son âge, il est absolument hors de question que ma fille se voit déshonorée par le premier venu. Ce n'est qu'une question d'éducation, je lui mettrai en tête que nul homme n'égalera un Shark, et qu'elle va devoir agir avec le sexe opposé comme une véritable souveraine. Et vierge le plus longtemps possible. Si ça ne fonctionne pas, l'option couvent s'imposera. Non, je ne suis pas extrémiste, loin s'en faut. Soudain, je manque de m'étrangler avec mon thé quand Logan annonce de but en blanc que Cheyenne est à nouveau enceinte. You got to be kidding me. Je retire mes lèvres de la tasse pour fixer le Breton en plissant très légèrement les yeux. Il n'oserait pas. C'est pourquoi je prends le parti de donner deux versions pour le recadrer. "Si c'est une plaisanterie, abstiens-toi de la reformuler à l'avenir. Si ce n'en est pas une, je n'ai pas les moyens de soudoyer un second… nain franco-britannique pour qu'il me laisse en paix. Ma charité chrétienne a ses limites budgétaires." Charité chrétienne, mon œil. Si je ne nie pas mon appartenance à la sphère chrétienne, je ne me réclame pas moins comme l'enfant du Diable. De quoi faire sortir son crucifix et ses prières au curé du quartier. Du jour où j'ai été désigné de force, pieds et poings liés, pour être le parrain de Liam, je me suis promis de lui glisser un billet – ou une menace de mort, selon l'humeur – chaque fois que cet enfant aurait l'outrecuidance de venir m'importuner. Au fond, j'ai été flatté que Logan pense à moi, même si j'ai la sensation qu'il ne s'agit que d'une farce de sa part. "Ceci étant, puisque tu en parles, je t'annonce que tu m'accompagnes demain pour aller signer l'accord qui fera de toi le parrain de Camille. Tu avertiras ta chère et tendre qu'elle est cordialement appelée à se présenter également pour en devenir la marraine. Bien sûr, n'y vois aucune tentative de vengeance déplacée sous forme d'une responsabilité à laquelle j'ai été moi-même contraint quelques mois plus tôt." A mon tour de le fixer avec un sourire d'aimable chieur juste bon à claquer, tandis qu'une lueur amusée prend place dans mes pupilles azur. Noah est le parrain de Connor, je ne vois donc personne d'autre que Logan pour remplir ce rôle envers Camille, de même que Cheyenne pour en être la marraine. Sous couvert d'une annonce de plaisanterie de mauvais goût, je tiens en réalité à lui rendre la confiance qu'il m'a aussi témoignée, au cas où quelque chose devait m'arriver.

Kilian et Benedikt, Sydney et Logan, Logan, Cheyenne et moi… Certes, même si l’idée d’un nouveau plan à trois ne m’avait jamais ostensiblement dérangé s’il devait se réitérer – on ne me changera pas à mon âge – je n’étais guère d’accord pour que la progéniture de mon meilleur ami cherche à s’acoquiner ma fille dès les premiers mois de leur existence. "Parfait, dans ce cas tu me donneras tes disponibilités pour que Cheyenne et moi puissions prévoir une soirée en ta compagnie dans les plus brefs délais. Il me tarde de la faire "traditionnellement" grimper aux rideaux. Encore." Tu ne gagneras pas à ce petit jeu, Salaun. Jamais. Depuis que j’ai enfin accepté l’idée de devoir élever Camille seul, je me montre on ne peut plus protecteur avec elle, me laissant même parfois aller à quelques rares élans d’affection lorsqu’il n’y a aucun témoin. Si Connor me voit câliner sa sœur, ou vice-versa, ils vont finir par croire que je me suis ramolli. Hors de question de passer pour un Papa Ourson comme l’est le breton face à moi. Celui-ci joue d’ailleurs avec mes nerfs au point de me parler d’une nouvelle grossesse de Cheyenne. Très honnêtement, j’en doute. Pas si peu de temps après un premier bébé. Il est aussi bon acteur que je suis suspicieux, c’est donc un jeu qui peut durer longtemps. Neuf mois, pour la peine. "Un parrain aimant ?" Je fixe le grand brun avec un regard on ne peut plus sarcastique, pour ne pas osciller entre l’exaspération et le mépris. Depuis quand devrais-je jouer un rôle sentimental avec des enfants ? C’est tellement plus gratifiant d’être craint plutôt que d’être embarrassé par des nains en manque d’affection. "Sérieusement, Logan, écoute-toi parler avant de débiter de telles âneries." Joe Shark ne montre pas la moindre parcelle d’humanité, sauf en cas d’extrême nécessité. Pour autant, cela ne veut pas dire que je ne suis pas capable de m’occuper d’un enfant, loin de là. Sur le plan pratique, j’ai très vite appris. Sur le plan affectif, par contre, j’ai des années et des années de retard. Blague à part, l’idée de faire de Cheyenne et lui la marraine et le parrain de Camille apparaissait comme une évidence. Hormis Noah, ce sont mes deux amis les plus proches, je ne vois donc personne d’autre pour occuper cette place qui me parait on ne peut plus importante. Et je ne souhaite pas peser sur les épaules de mon fils aîné qui a déjà sa propre fille à gérer. Je me contente d’hocher la tête avec un sourire plus complice, cette fois, ravi qu’il accepte cette proposition. Ou obligation, appelez ça comme vous le voudrez. Par contre, je ne peux m’empêcher de me crisper un peu quand je le vois prendre Camille dans mes bras. Plusieurs semaines auparavant, je l’en aurais même remercié pour qu’il m’en débarrasse quelques minutes, mais à présent, c’est comme si je me sentais démesurément attaché à cette petite. Et je ne sais pas si je dois aimer ou haïr cette sensation d’amour ultra protecteur envers elle. Finalement, je me détends, sachant qu’avec pas moins de quatre enfants à son actif, aujourd’hui, Logan est plus que rôdé en la matière. Sûrement bien plus que moi, étant donné que je ne me suis encore jamais occupé d’un nourrisson. La petite le fixe avec un regard perçant, scrutateur, presque méfiant, mais elle se détend très vite et décoche un large sourire en louchant sur le doigt que Logan approche de son nez. Je souris un tantinet, jusqu’à entendre qu’elle ressemble à Sophie. Pour le sourire. Une lueur douloureuse et mélancolique s’empare du regard que je pose sur ma fille. "Entre autres, oui…" Sérieuse, elle a exactement les traits de la famille Shark. Mais dès qu’elle commence à rire, à sourire ou à faire sa curieuse, c’est hallucinant de voir à quel point elle ressemble à sa mère. Sans doute est-ce la raison pour laquelle je me montre désormais aussi attentif à son égard. J’ai déjà perdu Sophie, je ne veux pas perdre l’une des deux dernières preuves vivantes de son existence. Une gorgée me suffit pour finir le thé préparé par le Français, avant que je ne me lève pour décider d'aller voir Liam. Accroupi face à lui, derrière les barreaux de son parc, je coupe le contact visuel avec Camille, ce qui lui fait doucement relever les yeux vers moi. "Alors, jeune homme, on a le regard baladeur ?" Le fait de le fixer le fait carrément s'asseoir sur ses fesses, bouche bée. C'est bien petit, il faut apprendre à être toujours émerveillé et effrayé à la fois en me regardant. Il me tend sa main et, par bonne éducation, je daigne la prendre entre mes doigts. Sans aucun signe avant-coureur, il se met à éclater de rire comme seuls les bébés sont capables de le faire. Dos tourné à Logan, je me mets à sourire sans m'en empêcher, charmé par ce petit bout de garçon jovial qui, sans erreur possible, a exactement les mêmes traits que son père lorsque ce dernier est hilare à son tour. Toutefois, je retrouve une sobriété parfaite sur les traits de mon visage lorsque je me retourne vers Logan. Un sourcil arqué d'une manière hautement british. "J'espère pour sa santé qu'il n'est pas en train de se moquer de moi." Et voilà qu'il agrippe maintenant ma chemise à travers les barreaux, cherchant obstinément à ce que je le prenne dans mes bras. J'ai une chemise propre, gamin. Non, tu ne monteras pas dans les bras de ton parrain. Du moins pas si ton père est dans les parages, ça pourrait lui envoyer de mauvais signaux.

"Grands Dieux, bien sûr que ça m'embête. C'est d'ailleurs l'unique raison pour laquelle je couche avec tous ces mannequins, actrices et autres beautés féminines. Pour compenser." Malgré mon ton et mon visage sérieux, le sarcasme est mordant, en bon britannique que je suis. "Ce qui me désole, c'est qu'elle perde son temps avec un Français." Et ça, c'est pour ton impertinence, jeune homme. Une lueur diabolique s'anime dans mon regard lagon. D'ailleurs, maintenant que j'y songe, Maisy a une étonnante ressemblance avec Cheyenne… Heureusement que je me garde encore de parler de la seule femme qui, en dehors de Sophie aujourd'hui disparue, est en passe de se forger une place unique dans mon cœur de glace.  Logan n'y verrait qu'une banale tentative de copier ce qu'il a déjà. Faux. Et la mienne est plus jeune, plus performante et plus inventive que la sienne, point à la ligne. Comment ça, "la mienne" ? Je secoue la tête et chasse ces pensées en un clin d'œil. Je préfère garder le Breton à l'œil lorsqu'il prend Camille dans ses bras. J'ai bien le droit de m'inquiéter, non ? Mais finalement, en la voyant sourire, je réalise que je n'ai aucune inquiétude à avoir. De toutes manières, je me doute que les enfants, qu'il s'agisse des miens ou de ceux de Logan, ils pourront davantage se reposer sur lui ou sur Noah pour avoir de véritables marques d'affection. J'ai grandi entre un père alcoolique et une mère rigoureuse pour compenser. Je sais qu'elle m'a aimé et qu'elle m'aime, mais on ne se le montre pas. C'est feutré, subtil. Anglais, en somme. Sophie a débordé d'affection pour Connor, Beni moins… et je veux élever Camille dans la même tradition que moi. A ceci près qu'elle aura un "oncle" et un parrain bien plus affectueux que je ne le serai jamais. Et c'est mieux comme ça. Pour l'heure, j'observe mon filleul comme on regarderait une bête curieuse. Une bête qu'on met en garde contre une libido qui, sait-on jamais, pourrait se déclarer plus tôt qu'on ne le croit. Cela dit, je dois bien reconnaître qu'il possède quelques traits qui, selon le canon établi, le rendent plus ou moins "mignon". Voilà, ça c'est un compliment réfléchi qui sort de l'insupportable "mais qu'il est trognooon…". J'écoute l'anecdote que me raconte Logan et pouffe de rire sans m'en empêcher. "S'il n'avait jamais vu d'asticot auparavant, c'est compréhensible." Ca continue. Ne me mens pas, le Breton, je suis sûr que ces remarques taquines sans jamais être méchantes t'ont manquées. D'autant plus que, pour l'avoir vu dans le plus simple appareil, je sais qu'il n'a pas à être embarrassé sur ce point. Alors que j'essaye d'examiner les vêtements du petit pour voir s'il est prompt à toute forme de bave éventuelle, je sens un coup de pied au derrière qui me fait me retourner avec un air profondément mécontent. Attention, Salaun, la camaraderie a ses limites. "Comment ça, "lui" ? Camille ne vomit jamais, elle sélectionne ce que son organisme réclame, c'est tout." La tête sur le billot, ma fille n'aura aucun défaut. C'est une Shark, après tout, elle a la perfection dans le sang. Je continue l'inspection du petit dernier de la famille Salaun, attentif à ce qu'il réalise sur notre potentiel de séduction avec ces deux bébés. "Parce que tu as la chance d'avoir un petit cocon familial bien ancré, tandis que je ne peux que me payer des nuits torrides avec les mères célibataires, les puéricultrices et autres baby-sitters. Quel veinard tu fais." Ironie, tu es ma meilleure amie. "D'ailleurs, je ne sais pas si c'est la proximité des enfants qui leur confère cela, mais elles sont beaucoup plus… attentives. Aux petits soins." Un sourire clairement pervers et orgueilleux trône sur mes lèvres. Même si j'ai renié en partie ma paternité de prime abord avec Camille, j'ai fini par m'apercevoir qu'avoir un bébé revenait aussi à plonger tête la première dans un vivier de femmes désespérées d'avoir un homme, un vrai, dans leur lit. Je me sens comme un requin au milieu d'un banc de poissons… délicieux. Dans un soupir, je finis par me résigner à prendre Liam dans mes bras. Je me penche et le soulève. "Oh… c'est un beau pépère, celui-là." C'est sûr, ça ne fait pas le même poids. Et j'imagine qu'en bon Salaun, son estomac doit être programmé pour être une usine à traitement des aliments ultraperformante. Un glouton, c'est ça l'idée. Une fois dans mes bras, je me retrouve avec le visage à la même hauteur que le sien. Il me fixe avec de grands yeux curieux puis avance sa main. Je grogne. Il la retire… puis il tente un nouvel essai. Je crois presque voir une lueur insolente dans ses yeux. Un Français dans l'âme à n'en pas douter. Puis il finit par toucher ma joue barbue et frotter sa main dessus en riant. "Bon, je veux bien admettre qu'il est plutôt réussi, cet enfant. Il doit tout à sa mère." Regard taquin en direction de mon meilleur ami tandis que Liam profite de sa position pour venir tendre la main et effleurer le bout du nez de Camille. Calme immédiat entre les deux enfants tandis que Camille attrape la main du garçon pour faire bonne mesure. Bouches grandes ouvertes, yeux écarquillés, puis bientôt rires en cascade chez les deux nourrissons qui s'effleurent à bout de doigts. Je m'avoue vaincu, un sourire vient aussi se loger sur mon visage. "Tu veux qu'on les emmène se promener au parc en bas de chez toi ? Histoire de bien les fatiguer pour avoir la paix après ça." Avec un peu de chance, il y aura quelques pauvres âmes féminines égarées prêtes à être cueillies par le loup. Chacun fait son deuil de la manière qui lui va : moi, c'est en m'occupant l'esprit et en veillant aussi à occuper mon lit.