À l'heure où je me préparais à diner avec Benedikt, j'étais à deux doigts de piquer une crise à mon reflet dans la glace, laquelle me renvoyait une image des plus horrifiques de moi-même. Grosse, obèse, baleine, regardez-moi un peu ce ventre qui semble grossir de jour en jour, ces hanches qui refusent de voir mes anciens pantalons se refermer autour d'elles, sans compter sur cette paire de seins aussi lourde que deux énormes pastèques. Si j'avais pleinement accepté ma grossesse il y a quelque temps à peine, oui, le prétendre ne voulait pas dire que cela était le cas au tout début, c'est à présent mon corps que je n'arrive plus à accepter, car il ne cesse de changer semaines après semaines au point de me rendre dépressive. Et je déteste le regard des autres lorsque je traverse les couloirs de l'université.Oh une femme enceinte, murmurent-ils, mais ce que j'entends est autre. Oh la grosse vache. Je sors finalement une seconde robe et l'enfile après avoir passé nombreuses minutes à m'engueuler silencieusement avec mon reflet. Bon, avec cette dernière, je parais moins enflée de tous les côtés, cela fera l'affaire... jusqu'à ce que Beni ne décide de donner son avis sur la question, plusieurs minutes plus tard, une fois que nous nous trouvions dans la voiture. Je fronce les sourcils, lui adressant un regard ténébreux. Et la remarque qui suit ne fait qu'accentuer l'orage. « Ta gueule. Dis tout de suite que celle-ci me boudine un peu moins que la précédente, ça ira plus vite. » Il n'y a pas que le jeune homme qui est doté d'une franchise sans limite, je le suis également. Plus encore depuis que mes hormones sont en ébullition et me poussent à agir telle une gamine de quatre ans à qui l'on refuse de donner un bonbon. Finalement, il m'aide à m'extirper du véhicule et m'entraîne ensuite jusqu'à l'intérieur du restaurant. « La prochaine fois, tu penseras à réserver à un autre nom. Shark. Beeurk. », lançais-je tout en suivant le réceptionniste jusqu'à la table, Benedikt sur mes talons. Une grimace fait son apparition sur mon visage. Shark = Joe. Et Joe... non, mieux vaut ne pas penser à lui ce soir, pour une fois qu'il ne se trouve aucunement dans nos pattes, je me dois de savourer la moindre seconde sans sa présence plus qu'étouffante. Monsieur n'est jamais content, que je lui dise oui ou non, que je fasse ce qu'il veuille ou non, alors qu'il aille au diable. Bon d'accord, c'est une chose qui s'avoue être un tant soi peu difficile étant donné que Shark est le diable incarné, une idée qui en ferrait frémir plus d'un. Malgré tout, je ne peux toujours pas baisser les armes face à ce dernier, toujours prête à me défendre face aux assauts qu'il peut lancer. « Et arrête de fixer mon derrière. » Bien que je ne pouvais le voir, je pouvais sentir son regard pointé sur les courbes de mon corps, les suivants à la trace. Je remercie le réceptionniste d'un sourire ainsi que d'un bref signe de la tête une fois qu'il nous a accompagné à notre table et me retourne rapidement vers mon compagnon. « T'as un peu de bave, là, c'est trop mignon. », avouais-je tout en lui indiquant le coin de ses lèvres. Affirmation des plus fausses, évidemment, mais trente secondes de plus à remuer les fesses de droite à gauche, et j'étais convaincue que j'aurais trouvé un petit filet visqueux qui prenait la fuite de sa bouche.

« Mieux vaut t'abstenir à l'avenir. » Les compliments de la sorte me passaient par-dessus la tête ces derniers temps, puisque j'étais convaincue qu'on ne me les adressait que dans le but de ne pas me froisser. Mais vous avez vu ce ventre ?! Et ces cuisses ?! Et ces fesses ?! Il y a des jours où j'ai l'impression de vivre dans le corps de Big Mamma et le Benedikt se doit encore de me dire que je suis resplendissante ?! Il veut mourir avant d'avoir pu voir son enfant ou quoi ? Pardon ? Non, non, c'est hors de question. De un, je n'accepterais pas de si tôt qu'il fasse de moi une Shark, de deux, il me faudra sans doute des années avant d'accepter son côté anglais. « Ah, parce que tu crois peut-être que je vais accepter de prendre ton nom si cela venait à arriver ? » Pourquoi est-ce que je pose pareille question aussi ? Le mariage n'est pas un sujet dont je veux aborder ce soir, ni même dans les dix années à venir. Pour l'instant, je ne pense qu'à cet enfant que je porte et à mes études qui risquent de me donner du fil à retordre, une bonne raison pour le patriarche Shark que de me rabaisser, une nouvelle fois, plus bas que sous terre. Il m'a bien fait comprendre que devenir grand-père n'allait guère l'enchanter et que je me devais de m'assurer un avenir de taille, deux choses qui me paraissaient pour l'heure plus que contradictoire puisque j'ai eu pas mal de soucis pour me concentrer sur mes études au cours des dernières semaines. Oui, bien évidemment, mon derrière est tellement imposant que c'est lui qui t'admire. Un grognement venant à s'échapper d'entre mes lèvres suffit pour couper court à la discussion et un sourire machiavélique se dessine sur mes lèvres en voyant que Benedikt s'empresse de s'essuyer les siennes. Pris au piège, chéri. Mourir de faim est un euphémisme, pour ma part, je tuerais pour avoir ne serrait-ce qu'une cacahouète. La carte entre les mains, je fronce les sourcils face aux noms des plats qui défilent sous mes yeux. Ca, j'aimerais bien manger... puis ça aussi... et ça encore. « Mmmh. » Réponse à Beni' qui vient de me demander si j'avais choisi. Si c'était le cas, je l'aurais annoncé au serveur ! Après encore cinq minutes de réflexion intense, je lève mon regard vers l'homme en question. « Alors ça sera votre cordon-bleu. Par contre, veillez à ce que vos légumes soient encore un peu croquants, et non pas fondants. Et merci de ne pas mettre de frites, c'est un peu trop gras au vu de ma situation. Oh et n'oubliez pas de mettre quelques tomates dans la salade qui accompagne, et gardez la vinaigrette de côté, merci ! » Moi, pénible ? Absolument pas. Benedikt vient même de froncer les sourcils. « Quoi ? Je suis déjà assez grosse comme ça, pas la peine d'en rajouter. » Autre manière de lui rappeler que je suis enceinte. « Et explique à ton enfant que ce n'est pas la peine de se manifester, il n'aura pas de frites. » La troisième fois en dix minutes, à dire vrai, il commence à être lui aussi pénible. Le digne enfant de sa mère.

Pause. Je crois que je viens tout juste de rater un épisode. Stoïque face au jeune homme, les idées fusent à vitesse grand V dans mon esprit et me donnent bien rapidement la migraine. Beni n'a pas fait ça, non, il ne m'a aucunement demandé en mariage, alors pourquoi pareille question ? Ou alors ai-je loupé quelques secondes dans ses propos ? Le regard paniqué, je l'observe, ne sachant quoi dire, quoi faire, même. Les mots refusent de sortir d'entre mes lèvres alors que mon esprit confus semble être à des années-lumières. « Attends... t'étais pas en train de me demander en mariage, rassure-moi ? » Ce sont finalement les seuls mots que je pus lâcher sur le moment. Non, il n'avait pas fait ça, il parlait juste du fait que j'allais un jour porter son nom, ce qui n'est en rien une demande. Calme-toi Tacha... Plus facile à dire qu'à faire, d'autant plus que je sens une nouvelle et brève douleur envahir le bas de mon ventre. « Et je n'ai jamais dit ça. », soufflais-je. Non, je n'ai jamais dit que je ne voulais pas l'épouser, mais pas maintenant. Le mariage est une chose pour laquelle je ne me sens pas encore prête. Laissez-moi m'habituer à élever cet enfant, et nous en reparlerons dans une centaine d'années, minimum. Froncement de sourcils. Comme si j'étais la seule à manger pour quatre, après tout, monsieur je mange au moins pour cinquante personnes. « Le fait que tu viens de souligner ce TAASSSS, montre bien qu'il est plus de ton côté que du mien. Les légumes, c'est parce que je l'oblige. » Autrement dit, tu n'apprendras pas à cet enfant que manger gras, c'est manger équilibré, je veillerais au grain à ce que ce petit mange correctement jusqu'à ce qu'il soit majeur, après, il pourra voler de ses propres ailes et peser deux cent kilos si cela peut lui faire plaisir. Pardon ? Vient-il de dire ce que je viens d'entendre ? Regard noir, tu vas mourir. « Mon sale caractère ? T'as vu le tien au moins ? » Je ne vais pas m'énerver. Zen, je suis zen, mon corps n'est qu'amour. Le yoga avec Kirby, ça fait du bien. Nouveau regard noir à l'attention de mon compagnon. Mais dîtes-moi que cet homme est une blague ! « Cid ? Et pourquoi pas Manny tant que t'y es ? » Pour une fois que j'arrive à retenir quelque chose quant à ces films pour enfants, il faut dire que Benedikt rabâche cette imbécilité sans arrêt. « Il fait quoi ce serveur ? J'ai faim, merde. » Je ne râle pas, je m'exprime. Et le serveur vient de nous quitter il y a deux minutes à peine, puis au vu de ma commande, je ne risque pas de manger avant demain après-midi au moins.

Haussement de sourcil. Non, je n'ai rien raté du tout, mon esprit a enfin décidé de se fixer au lieu de se poser trente-six mille questions fortes inutiles et qui me rendent plus irritante qu'autre chose. Au pire, on s'en fout des scientifiques, moi, je te dis que manger des légumes, c'est bon, alors c'est bon, et il ne faut pas croire que notre enfant en sera privé sous prétexte que son père adore s'empiffrer de pâtes et de hamburgers. « Oh, il va en manger, crois-moi, et toi aussi, tu vas t'y mettre. Ça ne pourra pas te faire de mal. » Oui, la Tacha aime avoir le contrôle sur tout et n'importe quoi, et surtout sur n'importe qui, encore plus lorsqu'elle est enceinte que lorsqu'elle ne l'est pas. Allez Beni', un peu de courage, il ne reste que quelques semaines avant l'accouchement, pas de quoi en faire un drame. Le jeune homme a après tout assez subi, il n'est sans nul doute plus à quelques jours prêts, d'autant plus que ce dernier est devenu aussi pénible sur les bords. « Un paresseux, Beni. Un paresseux. Tu veux que notre enfant porte le nom d'un paresseux ?! Déjà avec un nom de famille comme Shark... » Comment ça, il y en assez avec les réflexions sur son nom de famille ? Il est bien vrai qu'il n'y peut rien d'être le fils de Joe Shark, mais quand même, la pilule reste difficile à avaler de mon côté, notamment parce que je méprise son paternel plus que n'importe quel être humain mort ou vivant. « Excuse-moi d'être enceinte et de devoir manger pour deux. » C'est mon droit d'avoir faim, d'accord ? Alors si j'ai envie de manger tous les repas que le restaurant peut offrir, je le fais et personne ne m'en empêchera. On voit bien que le Beni' n'a aucunement conscience que porter un enfant n'est pas une partie de plaisir, d'autant plus que je passe pour une grosse morfale alors que je ne faisais que picorer dans mon assiette jusqu'à ce que j'apprenne que j'étais enceinte. La faute à monsieur si j'ai tout le temps faim, alors qu'il se taise, ou je lui fais avaler le pain qui se trouve sur la table par les trous de nez. « Luka, c'est mignon ça, ou Konstantin. Mais si c'est une fille, et ça en sera une... » Non, je ne connais pas le sexe du bébé, car je n'ai pas voulu le savoir, autant garder le suspens jusqu'au bout. Mais je rêve que cet enfant soit une petite fille, alors ça sera une fille, point final. « Alors Katerina, ou Angelina. Ou Svetlana. Oui, heureusement que certains ont des pensées plus intelligentes que d'autres. » Autrement dit, avec ton Cid et ton Manny, on ira pas loin. Quelques instants plus tard, le serveur arrive ENFIN avec les plats. Tout naturellement, je me dois de souligner sa lenteur extrême digne d'un escargot à moitié écrasé. « Ah enfin, vous êtes là, je me demandais si je devais moi-même chercher mon repas en cuisine. » J'attrape ma fourchette et mon couteau, telle une affamée et me voilà déjà en train de piquer un couvert dans quelques haricots. Grand dieu, que j'ai faim !