Allongée sur mon lit, j’étais en plein discussion avec mon père lorsque j’ai entendu l’appel retentissant de Kenzo, provenant très probablement du grenier. Je me suis brusquement redressée, fronçant les sourcils et intimant à mon père de se taire – mais aucune déclaration ne vint compléter cette invitation. J’ai soupiré, secouant légèrement la tête ; mon président de confrérie aurait pu faire l’effort de soigner ses propos, tout de même. C’était une soirée entre Bêta et Delta qui était prévue, et pas une visite dans une quelconque foire agricole répugnante ! J’ai ajouté quelques mots à l’intention de mon père, qui avait commencé à s’inquiéter de mon silence. Je l’ai rapidement rassuré, lui promettant que tout allait bien, et que j’avais une soirée de prévue. La nouvelle sembla lui convenir, puisqu’il n’ajouta rien, et ne tenta même pas de me dissuader. Ce qui devait être, à la réflexion, une grande première : lui qui avait toujours rechigné et détesté que je file jusqu’au milieu de la nuit, m’encourageait désormais à me divertir et à profiter. A croire que depuis quelques temps, le monde s’était mis à tourner à l’envers. J’ai abrégé la conversation, avant de me lever, et de gravir les escaliers qui menaient au grenier. « Je dirai plutôt que l’on va tout faire pour oublier notre future mise en examen. » Répondis-je à Hadès, alors que j’arrivais tout juste dans la pièce, aménagée pour l’occasion. Pessimiste, moi ? Je n’irai pas jusque là ; j’étais simplement cynique. Depuis ce maudit bal de promo, la police – et leurs multiples départements aux noms à rallonge – nous tournaient autour avec beaucoup d’insistance. Ils passaient des heures à nous interroger, les uns après les autres. Ils nous regardaient avec un air suspicieux, fouinaient avec ferveur dans nos passés, et établissaient des liens qui me paraissaient tirés par les cheveux. Bref, ils faisaient leur boulot de flics, et le doyen avait eu l’excellente idée d’en rajouter une couche. Quand y’en a plus, y’en a encore ! Ça ne me plaisait guère, mais je me pliais aux ordres qui m’étaient donnés – m’illustrer dans un scandale n’aurait aidé en rien. « J’ai cru entendre ta douce et mélodieuse voix nous appeler. » Déclarais-je à l’intention de mon président de confrérie, amusé par son comportement. La discrétion et Kenzo : c’était tout un art, une subtilité que le Delta ne possédait absolument pas. Mais ça ne m’importait guère : je le connaissais bien, et j’avais l’habitude de ses excentricités. Mon président de confrérie, et accessoirement petit-ami, avait été un vrai cadeau du ciel. Le genre de cadeau qui n’arrive que trop rarement dans une vie. Je le considérais en haute estime, et pour cause : il avait réussi à me faire revivre. Grâce à son acharnement et à une volonté à toute épreuve, le Delta m’avait, en quelque sorte, sauvée. Il avait tout mis en œuvre pour me sortir de ma torpeur et de mon mal être. Il m’avait protégé, envers et contre tous, et m’avait entouré de ses bras réconfortants. Il m’avait prise par la main lorsque j’étais hésitante, m’avait conseillé de relever la tête, m’avait murmuré des tas de choses aussi attentionnées que délicates. En d’autres mots, Kenzo Clives-Barkha était un ange gardien – le mien, et je ne comptais pas le laisser filer. Sous aucun prétexte. « Je te conseille amicalement de garder quelques forces pour la fin de la soirée. » Susurrais-je d’une voix suave, tout en insistant volontairement sur l’adverbe amicalement. Notre relation avait clairement dépassé le stade amical, depuis ce fameux bal de promo qui nous posait désormais tant de soucis. J’ai posé un doigt provocateur sur le torse de Kenzo, qui remonta avec une lenteur exagérée jusqu’à son menton. Moi, une séductrice manipulatrice en puissance ? A mes heures perdues, je devais bien le reconnaître. Depuis le temps… J’avais appris à affiner mes techniques et mes méthodes ; ma proie n’avait aucune chance, et je tenais à m’en assurer. « Compris ? » Demandais-je, en posant un regard appuyé sur Kenzo. Joueuse, j’ai poussé mes petites machinations jusqu’à poser rapidement mes lèvres sur celle du Delta. Baiser furtif, mais prometteur. Je me suis retournée vers le reste des Bêta et Delta, qui avaient répondu présent à l’appel. « Bonsoir tout le monde ! » M’exclamais-je, plus enjouée que jamais. Les membres de ma confrérie m’avaient vu dans un état lamentable, ces derniers temps. La tête baissée, les yeux cernés, voguant dans les étages avec une hésitation qui ne me caractérisait pas. Plus brièvement, on pouvait dire qu’ils avaient eu affaire à une Valentina à côté de ses pompes, meurtrie par le deuil et le chagrin. Sauf que ce soir, d’abord par ma présence puis par mon comportement plus léger, je souhaitais leur montrer que cela était une époque révolue. Les mauvais moments étaient derrière moi. A partir de maintenant, j’étais à nouveau la reine de la confrérie, et je reprenais mon rôle avec fierté et assurance.