Je n'allais pas prendre la peine d'expliquer mon comportement particulièrement dur envers Léonie, du moins je ne l'expliquerai pas à la principale intéressée ou à mon fils. Cependant, l'alcoolisme m'était insupportable pour une bonne raison : j'avais vu pendant une bonne partie de ma jeunesse qu'il peut faire des ravages dans les ménages. Mon père qui rentrait complètement soûl et s'affalait sur le vieux divan déchiré, ou bien alors qui battait ma mère lorsqu'il tenait encore debout... ou, et je ne saurais dire ce qui me paraissait le plus révoltant, qu'il la jetait dans la chambre pour profiter d'elle sans se soucier un instant de son consentement. J'étais trop jeune pour pouvoir m'y opposer sans me prendre à mon tour une gifle qui me jetais au sol... mais lorsque je suis devenu un adolescent aussi bien bâti que Benedikt aujourd'hui, j'avais attrapé mon père par le col pour le jeter hors du domicile familial et le menacer de le tuer s'il osait remettre les pieds ici. Et le lendemain, lorsqu'il avait voulu revenir, je m'étais emparé d'un couteau pour lui montrer que j'étais prêt à mettre ma menace à exécution sans le moindre remord. Voilà pourquoi j'avais presque plus d'antipathie en cet instant envers Léonie qu'envers Benedikt qui, pourtant, était à l'origine de ce chantage. Ce manque confondant de responsabilité et cette envie sordide de se réfugier dans l'alcool pour esquiver certaines réalités me faisaient sortir de mes gonds, malgré un calme tout à fait relatif. Dans un sens, il semblerait que chez les Shark, père et fils sont faits pour mal s'entendre. Depuis ce jour où j'avais jeté mon père à la porte avant de profiter de ma nouvelle influence de businessman pour lui couper les vivres et le ruiner ad vitam aeternam, nous ne nous étions pas croisés. Et mieux valait pour tout le monde que cela ne se produise pas. Quant à Benedikt, ma foi… il semblerait que le flambeau de la rancœur paternelle ait été transmis.

Toujours est-il que j'adressais cette fois-ci un regard plus menaçant que jamais envers Benedikt qui, une fois n'est pas coutume, se prit à m'attaquer sur mes relations sulfureuses qui se comptaient par chargements entiers. "Connor n'a jamais vu une seule de ces femmes et il ne s'est jamais trouvé dans la maison en même temps que l'une d'entre elles. Révises ta copie, jeune homme." Mon ton était tout aussi agressif que le sien, quoique plus détaché, british oblige. J'en avais déjà suffisamment avec Noah de ce côté-là, pas besoin d'en rajouter. Cependant, j'avais effectivement toujours veillé à ce que Connor ne croise jamais l'une de mes nombreuses amantes, et encore moins qu'il se trouve dans la maison lorsque l'une d'entre elles se trouvait être dans mon lit. J'avais encore quelques principes moraux et je ne voulais pas l'exposer à mes frasques. Tout comme je ne voulais voir aucune femme lui adresser la parole en s'imaginant qu'elle ferait une nounou ou une mère de substitution formidable. Il avait une mère, Sophie, et c'est tout. Qu'on me critique sur mes coucheries à répétition, certes, mais ne poussons pas le bouchon. Connor savait que son père était un séducteur redoutable, mais jamais il ne verrait l'une de mes conquêtes. Et encore moins en pleine action.

J'observais le Russe aller s'occuper de servir un verre d'eau demandé par Léonie. Celle-ci avait soigneusement évité de répondre à ma question... quant à l'étudiant près d'elle, il ne semblait pas en mener plus large et voulait l'esquiver également. Toutefois, tous deux eurent des réactions à la fois différentes et complémentaires. Léonie avait rougi et baissé les yeux. Benedikt lui avait jeté un regard mauvais. Les codes comportementaux sont des bases qu'on doit connaitre en tant que businessman sans scrupules... quant aux codes plus intimes, ils me sont d'autant plus familiers. Je fronçais les sourcils et prenais un air légèrement choqué. Presque dégoûté, à vrai dire. "Vous avez couché ensemble. Tu as couché avec lui pour obtenir ces photographies." Mon ton était abrupt, sec. Profondément méprisant. Je lui avais seulement dit d'aller le voir pour essayer de lui parler... et si cela ne fonctionnait pas, je m'en serais mêlé. Mais non, elle avait joué le jeu autrement. Ce n'était sûrement pas la seule partie du chantage, je ne saurais dire en quoi consistait leur arrangement dans les moindres détails, je ne suis pas télépathe. Mais cette dimension était assurée. Mon propre fils avait couché avec l'une de mes conquêtes.
Je les regardais encore dans un silence religieux avant de retrouver la parole. "Dehors. Tous les deux." Inutile que Léonie prenne le temps de s'asseoir, ou ne serait-ce que de remettre les pieds dans cette maison. Mes yeux les fusillaient presque littéralement. J'étais furieux et blessé dans mon ego de mâle, que la chose soit dite. Le fait de me dire que mon propre fils a... là où moi j'ai... non, c'était vraiment trop glauque et insupportable. "Dégagez maintenant, ou c'est moi qui vous met dehors." Et là, autant dire que j'allais les y jeter manu militari. Mon ton était glacial et plus antipathique que jamais. Je serrais mon poing, n'ayant qu'une seule envie : qu'il s'écrase sur le visage de Benedikt. Néanmoins, je me retenais. Haine ou pas, je m'étais promis de ne jamais lever la main sur mes enfants comme mon père l'avait fait avec moi. Restait à espérer qu'ils déguerpissent avant que je ne rompe cette promesse.

Je vais les tuer. L'un après l'autre. Ou non, ensemble, comme ça il n'y aura pas de jaloux. Ensuite, je vais les démembrer et les désosser à mains nues. Je mettrai de côté les restes de Léonie pour le chien, tandis que je déposerai ceux de Benedikt dans le jardin pour faire du compost. Quant aux os, ils iront directement dans le fond d'un bois humide de manière à ce que d'ici une centaine d'années, un archéologue puisse les découvrir et s'en servir pour enrichir le musée de deux nouvelles pièces reconstituées. Au fur et à mesure que les secondes s'égrenaient, je me découvrais un tempérament d'assassin encore plus développé que la normale. Comme un Shark pur et dur, j'avais pris goût à l'odeur du sang, je me sentais incroyablement froid et méthodique, bien assez pour faire de l'ombre aux plus grands serial killers de cette génération.
La seule chose qui me fit sortir de ces noires pensées motivées par l'arrogance irrecevable de mon fils fut cette petite phrase qu'il prononça pour rebondir sur la réplique de son acolyte. Enceinte ? Non. Non. Non, ce n'est pas possible. Ce n'est pas concevable, ce n'est pas envisageable, c'est tout simplement grotesque. Une chose était sûre, c'est que je n'étais pas le père. Je m'étais fait avoir deux fois comme ça, le monde a déjà bien assez de Shark comme ça pour le moment. Un de plus et l'humanité ne s'en relèverait pas. De toutes manières, Benedikt est trop petit pour avoir des enfants. Oui, j'avais tendance à le voir comme un petit garçon... ou à espérer qu'il en soit un, histoire de m'assurer que ses coucheries ne viennent pas à le rendre père par accident. Je sais que l'Histoire est faite de répétitions, mais si on pouvait au moins s'épargner ce volet, ça m'arrangerait. Vraiment.

Des cris. Léonie qui me reproche ma façon d'être un père - ou plutôt un procréateur exigeant et insensible - puis Benedikt qui me reproche de ne penser qu'avec ce que j'avais entre les jambes. Là, c'est trop. Beaucoup trop. Et dans ma maison, qui plus est. Logan, Noah, et maintenant ça... "Je vous ai dit de sortir." répétais-je avec un calme olympien. La seule chose qui trahissait ma colère fut ce poing tremblant, fermé et prêt à partir dans la figure du premier venu. Et au choix, Benedikt ferait une cible idéale. Ils venaient sous mon toit, sans me prévenir, me criaient dessus, me faisaient des reproches, m'annonçaient à demi-mot qu'ils couchaient ensemble et maintenant, cette dinde que j'ai eu le malheur et la faiblesse de bien vouloir former sur le plan charnel suppose qu'elle pourrait être enceinte ? Trop, c'est trop. Je ne veux ni vermine ni ennuis dans cette maison. Il n'y a pas de place pour de la médiocrité sibérienne ou une traînée qui se prostitue au lieu de demander de l'aide.
J'attrapais Léonie par le bras, sans ménagement, et Benedikt par le col. Porte ouverte, geste sec : je les jetais presque littéralement dehors, sans me soucier un seul instant de savoir si l'un d'entre eux allait se faire mal. Sur le pas de la porte, j'inclinais légèrement la tête : le premier qui force le passage risque bien d'y rester. Je posais alors mon regard sur Léonie, plus insensible et mauvais que jamais. "Toi, tu n'es plus la bienvenue ici. Enceinte ou non, débrouilles-toi. Je n'ai pas de conseil à recevoir en termes d'éducation de la part d'une fille qui propose son corps au lieu de demander de l'aide. Dans le jargon populaire, on appelle ça une pute. Cherche à "prostituée", dans le dictionnaire." La vulgarité était sortie d'elle-même, tout le monde sait - et même dans le business - que j'ai tendance à avoir un langage parfois un peu crû, lorsqu'on gratte sous la surface de l'immuable politesse anglaise. "Et si j'entends une seule rumeur sur ce qui s'est passé entre nous, je veillerais personnellement à ce que ta vie soit ruinée." Benedikt lui expliquerait mieux que moi que j'avais les moyens de mettre cette menace à exécution, et plutôt deux fois qu'une. Je posais ensuite un regard profondément méprisant sur Benedikt, comme si je ne le voyais que comme une sous-espèce, un banal mammifère peu évolué. "Quant à toi, ne comptes pas remettre les pieds dans cette maison. Occupes-toi de ta charmante compagne si ça t'amuses, tu sembles avoir un penchant prononcé pour ramasser les miettes de ton père. Tires-toi et n'espères pas revoir ton frère avant un bon moment, si tant est que j'ai la faiblesse de tolérer ta présence dans cette famille ou dans ce pays !!" En gros, j'allais réfléchir sur l'avenir de Benedikt aux Etats-Unis. Et sérieusement. Sur ces bonnes paroles, je me reculais, claquais violemment la porte puis mettais le verrou. Je pense qu'on n'aurait pas pu faire plus clair. C'était une suite logique. Je suis une enflure de la pire espèce, la preuve vivante qu'un humain peut exister sans avoir une once d'humanité. Si Satan devait avoir un fils, nul doute qu'il viendrait me voir pour me ramener lui-même en Enfer.