Avachi sur le canapé, les pieds posés sur la table basse, il était penché sur un dossier particulièrement épineux, parce que peu souvent traité : la vente d'un yacht. Il travaillait dessus depuis des jours, afin de réaliser une vente sans fausse note. Comme toujours, Ilya faisait passer sa réputation et celle de son agence avant tout. Mais son esprit était parasité par des pensées annexes – des pensées qui obstruaient tout sur leur passage, et qui entretenaient sa mauvaise humeur ambiante. Il s'empara de son téléphone portable et, machinalement, vérifia qu'il n'avait ni appel, ni message. Mais bien sur, il n'avait rien manqué. Il ne manquait jamais rien, Ilya. Ou presque. Il pencha la tête en arrière, et ferma les yeux. Depuis quand sa vie avait-elle commencé à merder, au juste ? Depuis quand son esprit avait-il commencé à s'obscurcir ? Depuis quand n'avait-il plus goût à tout ce qu'il faisait ? Le visage de Marie, ravagé par les larmes, se posa sur ses paupières. Il la voyait encore, les lèvres tremblantes et l'air défait. Elle avait matérialisé l'impuissance, mais aussi le désespoir. Et lui, plutôt que de se montrer fort et digne, il l'avait repoussée. Il lui avait balancé les pires horreurs au visage, et l'avait accusée de tous les maux. Il serra des poings, et se redressa au moment où il entendit la porte de l'entrée se refermer. La voix chantante de Caroline le salua, et il se crispa encore davantage. Comment faisait-elle pour être toujours là au mauvais moment, elle aussi ? Il se frotta le front de sa main droite, et chercha à comprendre où il en était. Reprendre le fil des choses, avant de se laisser complètement déborder. Il tourna une page de son dossier, et se replongea dans les termes spécialisés liés à l'immobilier marin. Quelques minutes passèrent, avant qu'il ne sursaute en sentant deux mains délicates se poser sur ses épaules. Elles initièrent un léger mouvement de massage, qu'Ilya ne sut pas apprécier à sa juste valeur. « Tu es tendu, Stan. Ça fait des semaines... qu'est-ce qu'il se passe ? Tu veux qu'on en parle ? » Il secoua la tête, et pointa son dossier du doigt. Traduction du message : il était occupé, et ne voulait pas être dérangé. Mais Caroline n'était pas femme qui se laissait faire facilement, et encore moins sans réagir. « Allez Stan, détends-toi... » Dit-elle en accentuant la pression de ses mains, qui glissèrent subtilement vers le haut de son torse. Ilya se mordit l'intérieur de la joue, mais son impatience prit le dessus. Il se redressa, se retourna vers elle, et lâcha tout son venin. « Mais fous moi la paix, putain ! » Son ton avait été sec et tranchant, sans appel possible. Ilya n'était pas d'humeur. Supporter les cancans et autres paroles futiles de Caroline ? Inenvisageable. Même son point faible, le sexe, ne parvenait plus à le distraire.  Malheureusement, à son plus grand malheur, la trentenaire était tenace. Et un peu trop clairvoyante à son goût. « Qu'est-ce qu'il te prend ? T'as bizarre, Stan. Tu ne parles plus, tu sors de plus en plus, et tu ne me touches même plus. Qu'est-ce que tu as ? T'as quelqu'un d'autre dans ta vie ? » Il avait envie de lui hurler que oui, tout en sachant pertinemment que c'était un mensonge. Il avait envie de lui dire qu'il n'avait jamais rien ressenti pour elle, qu'elle n'avait été qu'un passe-temps agréable, et qu'elle avait été cocue plus de fois qu'elle ne pouvait l'imaginer. Il avait soupiré, s'était à nouveau assis, et avait tapoté la place vide à côté de la sienne. « Caroline, il faut qu'on parle. »

Il avait pris un vol pour New York le vingt-huit décembre, et était descendu dans l'un des hôtels les plus cotés de la ville. Quitte à fêter le passage à la nouvelle année, autant le faire dans le luxe le plus total. Il avait profité de son périple pour appeler quelques amis, et pour négocier quelques affaires avec des clients privilégiés. Ceux-là même qui lui avait indiqué qu'une soirée spéciale avait toujours lieu, au pied du Rockfeller Center, pour le passage à la nouvelle année. Il n'avait pas caché son scepticisme, peu friand de ce genre de rassemblement qu'il trouvait surfait. Mais un rapide tour sur les réseaux sociaux l'avait convaincu du contraire : la plupart de ses amis New Yorkais s'y rendait, et lui conseillait d'en faire tout autant. Il ne put s'empêcher de vérifier les profils de Marie, et comprit qu'elle avait, elle aussi, prévu de s'y rendre. Dès lors, il n'avait cessé de méditer : devait-il essayer de la contacter ? Leur dernière entrevue ne s'était pas finie de la meilleure des façons qui soient, et Ilya savait pertinemment qu'il était en tort. Mais il était désormais sur place, au pied du Top of the Rock, et son cœur prenait les devants sur son esprit. Il paya les vingt dollars qu'il devait, et s'engouffra dans l'ascenseur avec les autres visiteurs. Une minute plus tard, il arrivait au sommet. Il profita de sa solitude pour contempler la foule, massée au pied de l'immeuble. Puis il prit sa décision. « Monte au dernier étage du Rockfeller Center. » Il avait hésité pendant de longues secondes, et ces mêmes secondes s'étaient muées en des minutes. Mais il avait appuyé sur « Envoyer », et le mal était fait. Il n'était pas naïf : si Marie ne montait pas, il n'aurait aucune chance de la retrouver dans toute cette foule. Et cela marquerait, sans doute, la fin de toute relation entre eux. « S'il te plait. »