Il est environ dix-sept heures lorsque je ressors du bâtiment tout de béton et de verre qui a émergé sous peu dans les environs de Manhattan. Je lui jette un dernier regard avec une pointe de fierté traduite dans un sourire tout ce qu'il y a de plus énigmatique. R-Tech. Si je n'avais aucunement l'intention d'enfanter moi-même, il s'avère que ce bijou entrepreneurial est mon bébé. Mon laboratoire de Las Vegas est désormais pratiquement transféré à New York, personnel non compris. En quelques mois, cette start-up sortie ex-nihilo grâce aux richesses ancestrales de la dynastie Romanov est devenue une des étoiles montantes dans le monde des découvertes technologiques et de l'avancée scientifique. De quoi couvrir des ambitions que bien des scientifiques de ce monde trouveraient relativement discutables… La déontologie et moi, ça fait deux. Je monte à bord de ma voiture et lance une playlist de Mozart tout en rentrant en direction de l'appartement où j'ai élu domicile il y a à peine quelques mois. Avec Rayan. Je regarde la chevalière aux armoiries de ma terrible famille, disparue dans un sang que j'ai contribué à verser… j'ai décidé de la porter ostensiblement du jour où j'ai emménagé avec l'Israélien, du jour où nous avons cessé de jouer au chat et à la souris. Pris au piège d'une circulation dense à cette heure de pointe, je regarde cette chevalière comme s'il s'agissait d'une alliance. Vivre dans le péché m'amuse, mais il n'en reste pas moins que je suis "casé", maintenant. Avec un homme, père d'une fillette, détesté par mon propre frère… A croire que mon esprit m'a toujours poussé vers les situations les plus compliquées. Et encore : hormis son jumeau, je n'ai pas été présenté officiellement à la famille de mon conjoint. Est-ce que je m'en plains ? Loin de là. La famille, si vous saviez… hormis Benedikt et celle que j'ai faite assassiner pour m'accaparer leur héritage, je n'y connais pas grand-chose. Tout ce qui m'intéresse, c'est d'être enfin heureux et de m'endormir tous les soirs dans les draps de celui que j'ai toujours refusé de partager. Une fois arrivé au loft, je pousse la porte et me fait accueillir par la voix désincarnée de Nikolaï. Cette intelligence artificielle créée par mes soins, et qui s'avère être la future clé de voûte d'une de mes ambitions les plus secrètes et révolutionnaires. Au fond, ça m'arrange que Rayan ne s'intéresse parfois pas de trop près à mes affaires : il prendrait peur en voyant que je ne baigne pas dans les eaux les plus claires qui soient. "Bonsoir, Monsieur. J'espère que la journée a été bonne." Je souris en entendant cette voix qui résonne dans la pièce à vivre, alors qu'aucun corps ne s'y trouve. "Excellente, merci Nik'. Comment se déroule le transfert des fichiers de Vegas jusqu'aux serveurs internes de nos nouveaux locaux ?" Vu l'heure qu'il est, je peux continuer à plancher sur certains détails avant que Rayan ne soit de retour avec Sara. Sur un écran presque translucide, Nik affiche les images qui rendent compte des derniers déplacements de paquets de données entre les serveurs de mon laboratoire de Vegas jusqu'aux nouveaux espaces à Manhattan. Je fronce les sourcils en analysant les données cryptées qui défilent sous mes yeux, lorsque soudain, l'image se divise en deux pour afficher un message d'alerte. "Monsieur, quelqu'un se trouve devant la porte et souhaite visiblement entrer. Cet individu n'est pas familier des lieux et ne figure pas dans ma base de contacts accrédités pour pénétrer ici." Je soupire devant le jargon robotique de Nik, bien que l'ayant moi-même paramétré de la sorte. Ca plait à la gamine, ça lui donne l'impression de vivre dans la base des Avengers, ou chez Iron Man en personne, vu que c'est de cet énergumène issu de l'imaginaire occidental qu'elle me rapproche le plus. Merci à Rayan et sa passion pour les comic books. Je me lève en me massant le front. "Allez, dis-moi tout sur cet intrus." Un dossier numérique aux pages dissociées se met à défiler sur l'écran, je plisse les yeux. "Clives… William Clives. Tiens, beau-papa veut faire une visite à l'improviste ? C'est marrant, ça." Rayan m'avait peu parlé de lui… si ce n'est comme d'un géniteur avec qui le courant passe de façon très inégale. Radicalement différent du portrait quasi idéaliste que Kenzo a pu en faire. Mais comme le jumeau de mon compagnon vit au pays des Bisounours, j'ai donné davantage de crédit au discours de Rayan. "Bien… Nik', tu restes en standby au cas où. – C'est entendu, Monsieur. Le hachoir est prêt à l'usage, si vous le souhaitez." La fonction humour de ce programme semi-autonome est encore à travailler, je le conçois. Finalement, j'ouvre la porte en affichant ce fameux sourire qui a su faire craquer le fils, lorsque mon sombre regard se pose sur le paternel Clives. "Monsieur Clives, quelle bonne surprise ! Vous cherchiez Rayan, peut-être ? J'suis Pavel, enchanté." Je m'écarte pour le laisser entrer tout en lui tendant ma main pour serrer la sienne. Sait-il seulement qui je suis ? On va bien voir dans les secondes qui vont suivre, car il est hors de question que je me présente comme son colocataire.

Laisser entrer le père de Rayan à l'intérieur du loft sans même en avoir informé le principal intéressé... Je connais un grand blond qui va probablement faire un scandale lorsqu'il l'apprendra. Cela étant, je doute qu'il finisse par être aussi étonné, sachant que je suis friand de ce genre de situation bancale, incertaine, voire dangereuse. Nous nous serrons la main, et dès que la porte se referme, je sens que je n'ai clairement pas laissé passer un individu lambda. Étrangement, au-delà du fait qu'ils entretiennent des rapports complexes, pour ne pas dire conflictuels, Rayan a toujours été très secret concernant son géniteur... Rien à voir avec les portraits on ne peut plus élogieux et complets qu'il m'a brossé de sa mère adoptive. Puisqu'il se prête à une rapide inspection, j'en fais tout autant et soutiens son regard sans flancher. La première impression qu'il fait, c'est qu'il en impose de part sa froideur et son détachement. Le portrait craché de mon compagnon, avec une vingtaine d'années de plus. Calme, posé, mais scrutateur au point que cela pourrait en devenir gênant pour quiconque serait facile à intimider. Par contre, le bleu de ses yeux, c'est l'autre jumeau qui en a hérité. Rayan a une chance : que je n'ai pas croisé son père avant lui... Je lui aurais fait un rentre dedans du tonnerre si j'avais pu. "Colocataire ?" Je relève le terme avec un air faussement étonné. Une chose : est-ce que le père Clives est au courant du penchant d'un de ses fils pour les hommes ? Pitié, dites-moi que non, juste pour le plaisir de lui coller une frousse doublée d'une pseudo attaque cardiaque. Pour l'heure, je me plains à ne pas insister sur le sujet, puis je contourne le Britannique, non sans respirer son parfum boisé pour le moins entêtant. "Il n'est pas dans le secteur pour le moment, il est au boulot... Puis ensuite, il va récupérer sa... votre petite-fille Sara." Moi, taquin ? Et pas qu'un peu. Entre nous, peu importe ses penchants, je sais reconnaître un séducteur quand j'en vois un. On ne se balade pas avec une telle allure et une telle carrure sans en profiter outre mesure, et mon petit doigt me dit que le fait d'être grand-père doit foncièrement lui mettre une petite claque derrière le crâne à chaque fois qu'un inconscient se pique de lui rappeler. "Ça fait longtemps qu'il n'a pas eu de vos nouvelles. C'est pour son anniversaire ?" demandai-je en caressant le paquet cadeau du bout de l'index, comme pour en tester le contenu ou la qualité avant même de l'avoir déballé. "Vous étiez parti loin d'ici ?" La curiosité est un vilain défaut, mais c'est de loin le plus sain de tous les travers dont je suis affublé. Je sors deux tasses et la théière contenant le thé que je venais de faire infuser quelques minutes plus tôt. "Tenez. C'est pas du thé anglais, mais l'thé russe, c'est très bon aussi. Après, j'suis jamais objectif quand je parle de chez moi." J'en verse dans les deux tasses et ferme les yeux un instant en respirant l'odeur de bergamote et d'orange qui s'échappe des tasses. Au fur et à mesure, je distille des informations qui laissent entendre que je connais au moins quelques détails sur lui... Bien assez, en tout cas, pour le pousser à s'interroger. La tasse en main, je souffle sur la surface et décoche un regard vif à William. "Pour tout vous dire, on est un peu au-delà de la colocation. Ça vous dérangerait que j'vous appelle beau-papa ? Ça collerait un peu mieux à la réalité, vous voyez. Puis j'vois de qui votre fils tient sa... carrure." ajoutai-je avec un sourire en coin plaqué sur mes lèvres, tendancieux et impertinent au possible. Ça y est, tu commences à relier les points entre eux, Clives, ou tu aimerais avoir des photos pour être certain d'avoir la bonne information ?