« Voilà Mr. Stinger. Deux gouttes par jour, avec ces antibiotiques, et vous devriez être debout d’ici une semaine, tout au plus. » annonçai-je avec le sourire à mon dernier patient de la journée. Pour remerciement, je reçus une vigoureuse tape dans le haut du dos. Les fermiers du coin ont la main leste, parait-il. Et une sacrée poigne, en plus du reste. J’ai même eu du mal à me relever, pendant un moment. Tiens…mon biper vibre. Un nouveau message. De Nicky. Nous ne nous étions pas revus depuis une semaine, environ. Depuis que j’étais rentré de ce voyage précipité et forcé en Ecosse, en compagnie de ma famille, William et Joe ainsi que les siens. Je n’en avais pas gardé un très bon souvenir, pour tout dire. D’ailleurs, je ne leur adressais plus la parole depuis ce jour où ils m’avaient tous deux annoncé qu’ils travaillaient pour les services secrets britanniques. Le MI6. Qu’ils travaillent pour la Reine d’Angleterre si ça leur chante, mais que plus jamais la famille ou moi-même ne soyons mis en danger à cause de leur patriotisme. Non, comme tout Anglais, j’étais moi aussi un patriote, ne croyez pas le contraire. Cependant, j’estime que la famille passe bien avant la gloire ou la défense de son pays. A chacun ses convictions. Quoique le fait que je sois aussi remonté contre les hommes résidait ailleurs. Mais passons, revenons à nos moutons. Je n’avais donc pas revu Nick depuis mon retour sur le sol américain. Trop de travail en retour, plus aucun congé de libre et un besoin quasi maladif de passer des heures au travail pour oublier ce qui me rendait si triste, ces derniers temps. Triste et fatigué, d’ailleurs. Je couvrais sûrement une grippe. Le message de Nick est bref. Comme toujours. Sauf que cette fois-ci, il m’inquiète par sa concision inhabituelle. Comme si quelque chose de grave s’était passée. Je regarde ma montre. Le rendez-vous est fixé dans deux heures. Juste le temps de passer me changer après quarante-huit heures de veille non stop, pour me rendre au Golden Gate Park, et m’enquérir de la santé de mon ami que j’avais cru comprendre au plus mal. Deux heures plus tard, et j’étais donc sur les lieux. A chercher du regard Nick dans chaque visage qui circulait à travers le parc, du moindre bruit de moteur, ou d’une voix interpellant une personne au loin. Lorsqu’enfin, l’homme apparut dans ma ligne de mire, je courus à sa rencontre, posant une main sur son épaule en découvrant dans quel état de stress intense il se trouvait. « Nicky… Nicky, qu’est-ce que tu as ? » J’en oubliais même l’habituel salut de politesse.

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La mine pataude de Nick me fit aussitôt réagir, cela va sans dire. Des cernes sous les yeux, signe qu’il avait passé une nuit blanche,  le regard perdu, comme si quelque chose le dérangeait. Une chose dont il n’avait pas encore fait l’habitude, ou quelque chose de grave. Les lèvres incurvées, lui qui d’ordinaire aimait à les étirer, rien que pour donner l’impression qu’il savait sourire… Et cette… infection qu’il avait dans la bouche et qui me fit aussitôt froncer les sourcils. La cigarette. Pour information : Nicky ne fumait jamais. Ou plutôt, avait arrêté. Non, c’est un plus compliqué que ça. Disons qu’il était en voie de guérison et que les seules fois, extrêmement rares où je l’avais vu allumé l’une de ces saletés, c’était lorsqu’il avait vécu un moment très difficile. Qu’il était trop stressé ou contrarié pour faire ce qu’il fait toujours en règle générale : résoudre une enquête pour s’occuper l’esprit, le temps que son humeur passe. « Je n’ai rien dit. » énonçai-je en le suivant un peu plus à l’écart, dans un coin où nous serons plus au calme pour discuter. Je n’ai rien dit, mais je n’en pensais pas moins, et ça, il me connaissait suffisamment pour avoir réussi à m’interrompre avant que je ne formule clairement ma désapprobation. Une fois assis sur ce banc, à l’abri des regards indiscrets, j’attends qu’il daigne enfin me dire ce qui ne va pas. Son message, si concis avait-il été, m’avait clairement fait comprendre que quelque chose ne tournait pas rond, au point que j’en vienne même à frôler la crise cardiaque par peur qu’un énième accident ‘judiciaire’ lui soit arrivé. Elle est vivante. Oui, mais encore ? De qui est-ce que tu … ? Je croise alors son regard, dans lequel une lueur désemparée se noie. Lucy. Il ne pouvait que s’agir d’elle. Mais elle est… Vivante ? Et ici ? Toutes ces questions, toutes les réponses, je ne les avais pas formulées à haute voix, pour éviter de le perturber davantage. Je le suis aussi, mais parce que la jeune femme m’était encore inconnue, pas autant que Nick. « Et tu… comment est-ce que … tu en es sûr ? » J’ajoute aussitôt, pour dissiper tous malentendus. Je n’ai pas dit que tu étais un menteur ou un fou allié, Nick. « Je  veux dire : est-ce que tu l’as vu de tes propres yeux ou est-ce que c’est quelqu’un qui te l’a appris ? » Après tout, il avait des ennemis partout. Et si l’un d’eux avait appris par hasard la relation tragique qu’il avait vécue auprès de Lucy, cette personne aurait pu en profiter pour tenter de le duper.  

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Je préfère garder le silence. De toutes évidences, Nicky est au bord de la crise de nerfs, et il avait toutes les raisons de l’être. Autant donc éviter d’ajouter une dernière goutte au vase déjà rempli à babord. C’est ainsi qu’il poursuit, sans que je ne l’interromps, afin d’en apprendre davantage sur la vie qu’avait été celle de la dénommée Lucy, depuis leur dernière ‘rencontre’. Lorsqu’il a fini, ma main se pose sur son épaule, instinctivement. Il sait que j’ai toujours été présent, quoiqu’il puisse lui arriver. Et j’avais déjà pris la décision d’un entretien avec cette jeune femme, avant de recueillir les informations qu’elle avait peut-être omis, sciemment ou non, de lui dire au passage. Extérieurement, je laissais l’apparence d’un homme calme, et posé. Il avait besoin de cela, en ce moment. Et pas d’un forcené qui avait envie de hurler sur celle qui avait mis son cœur en milles morceaux. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons d’ailleurs, je n’étais pas seul juge dans cette histoire. Mon plus problème venait de mon objectivité. Quasi nulle, en raison des récents évènements qui m’avaient conduit à m’éloigner de mon frère aîné. Comme Lucy, William avait quitté la ferme familiale alors que je n’avais que douze ans et lui à peine majeur. Alors que je pensais pouvoir le pardonner cette erreur, ce que j’avais appris il y a environ une semaine de cela avait remis en cause tout mon jugement à son égard. Je n’étais donc pas le mieux placé pour lui accorder son pardon à Lucy. « Calme-toi, Nicky. » Facile à dire. Je garde ma main sur son épaule, pour tenter de l’amadouer. « Est-ce qu’elle t’a donné les raisons de son silence ? Ce pourquoi elle ne t’a rien dit ? Et ce qu’elle fait ici, aujourd’hui ? »

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« Je comprends. Et c’est tout à fait logique et normal, Nicky. Tu ne l’as pas revu depuis si longtemps. Tu as cru qu’elle était …décédée et tout à coup, voilà qu’elle réapparait. N’importe qui aurait du mal à avoir les idées claires à ta place. » soupirai-je en me mettant à sa place justement. Je ne préférais même pas penser ce que je ferais si jamais j’apprenais un jour que mon épouse défunte était bien en vie. Sûrement que je perdrais la tête, moi aussi. « …seulement, tu t’étais fait à l’idée de ne plus la revoir. Tu avais réussi à encaisser le choc de sa disparition. Avec le temps, tu t’étais forgé une carapace. Et cette carapace vient de t’exploser au visage sans que tu y sois préparé. » poursuivis-je à sa suite avec un vague sourire. Ce sourire lui était destiné. Uniquement dans le but de le calmer. Parce qu’intérieurement, j’en voulais atrocement à cette Lucy. Peut-être parce que je vivais actuellement la même sorte de tragédie avec mon frère aîné. La trahison. Oui, sûrement que je reportais cette douleur muette sur leur propre histoire. « Tu l’aimes. » finis-je par conclure. « Qu’est-ce que tu comptes faire ? » Parce que c’est bien beau de l’aimer, mais si ce n’était plus réciproque ? Cela faisait si longtemps qu’ils étaient séparés. Et puis, comment croire qu’elle l’avait aimé alors même qu’elle lui avait caché son départ toutes ces années ? Il avait les réponses, certes, mais étaient-elles seulement suffisantes à ses yeux pour qu’il puisse lui pardonner ?

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Quelque soit sa réponse à ma question, j’avais de toutes façons déjà décidé de m’en mêler. Je sais, ce n’est pas correct de ne pas en parler avec Nicky au préalable. Mais je le connaissais suffisamment pour savoir que même par amitié, il n’apprécierait pas que je me mêle ainsi de sa vie privée. C’était pour son bien. Je n’avais pas envie qu’il soit de nouveau la cible de cette femme. Il l’aimait, très bien. Mais je devais m’assurer que ses sentiments étaient réciproques. J’en doutais, naturellement, au vu de l’ancienne relation qu’ils avaient entretenus et du fait qu’elle ne lui ait rien dit à l’époque quant au fait qu’elle vivait encore, mais je ne pouvais prendre ce risque. Jamais je n’avais vu Nick aussi épris d’une personne avant ce soir où il avait fait failli se faire tuer après avoir entendu son prénom. Cependant, je laissais au moins le bénéfice du doute à cette Lucy. Nous verrons bien. Nick m’en voudra sûrement, mais puisqu’il refusait de répondre à mes questions, puisqu’il omettait volontairement les détails de leur rencontre et de ce qui s’y était dit, autant par pudeur britannique que pour éviter de m’inquiéter, j’agirai seul. « Je….pardon ? » Comment ça où est-ce que j’étais passé ? Que veux-tu dire par là ? A l’humour dont il fait preuve quelques temps plus tard, faisant implicitement référence à la pâleur inhabituelle de mon teint, je souris. « Oui, j’étais en Angleterre. En Ecosse, pour être tout à fait exact. » Hélas, je ne pouvais lui en dire plus. Non pas que je souhaitais agir sous couvert d’anonymat comme William et Joe l’avaient fait avec moi toute leur vie durant, mais je me devais de protéger ma famille. J’avais confiance en Nick, sans conteste. Et je gage qu’il saura un jour le fin mot de l’histoire. Mais je ne peux prendre le risque qu’il découvre les véritables professions de mes deux frères, au risque qu’il soit lui aussi mis en danger, comme je l’avais été, ainsi que toute ma famille. Je cachais déjà la vérité à Kirby, alors même que je me détestais et culpabilisais chaque jour que Dieu fait de devoir lui mentir lorsqu’elle me posait trop de questions. Je n’avais pas envie d’avoir à lui mentir à lui aussi. « Je…il faut que j’y aille, Nicky. » annonçai-je alors après une petite quinte de toux. « Sauf si tu as encore besoin de moi. » En résumé : soit on parle de ce qui te chagrine et tu cesses de me cacher des informations, soit je m’en vais le temps que tu y réfléchisses à tête reposée. Hors de question de parler de moi. Personne ne devait savoir. « On pourrait se retrouver d’ici quelques jours, si tu veux ? Le temps que tu y réfléchisses. » Emettons l’idée, au cas où il n’aurait toujours pas compris là où je veux en venir. Ce qui me laisserait le temps de faire la connaissance de la mystérieuse miss Lucy. « Dis-moi, tu peux me prêter ton portable une minute, je crois que j’ai oublié le mien à l’hôpital et je dois prévenir que j’aurai un peu de retard. » Ils le savaient. Je ne quittais jamais le boulot sans prendre toutes les dispositions qui s’imposent. Et mon portable était dans la poche de ma veste. Pourquoi le sien ? Comment saurais-je le numéro de téléphone de Lucy, autrement ? Noah, ce n’est pas bien ce que tu es en train de faire. Je sais. Je sais.   

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