Cela faisait environ une semaine. Une semaine précisément que j’avais fait la connaissance de Joe Riley. J’avais appris, passée une soirée dans un pub irlandais, qu’il préparait sa thèse, se prédestinait peut-être à des études dans l’enseignement, que son QI outrepassait celui de bien des gens que j’avais eu l’occasion de rencontrer, et qu’il était aussi charmant dans le cadre scolaire, qu’en dehors. Bref, j’avais prévu de m’en faire un ‘compagnon de route’, si on peut appeler ainsi un patriote de la terre natale. Ce que je n’avais prévu, en revanche, fut du temps jadis. La mémoire. Nos souvenirs. Il me semblait l’avoir déjà rencontré par le passé, mais où et dans quelles circonstances … je n’en avais aucune idée. Et je songeais que cela n’avait pas grande importance du moment où nous nous entendions aussi bien aujourd’hui. Cependant, sa mémoire à lui ne lui avait pas fait défaut. Et j’allais bientôt m’en rendre compte.

Il est midi. L’heure d’aller déjeuner. Pour ma part, je me contenterai d’un sandwich crudité pour aujourd’hui. J’avais encore plusieurs bilans et des partenaires en affaires à aller voir, et ce n’était pas le moment de faire une longue pause dans le but de se restaurer. D’autant plus que j’avais l’habitude de prendre un bon repas le soir. Oui, je sais qu’en général, le dîner est le seul repas que nous autres êtres humains pourrions sauter, puisqu’il est le moins important – puisque le moins énergique – de la journée. Alors pourquoi est-ce que j’y tiens autant ? Tout simplement parce qu’il s’agit du seul moment de la journée où je peux me retrouver seul avec ma fille de sept ans. Et je m’étais promis, depuis sa naissance, que nous aurions au moins un repas entre nous, une fois par jour. Je tiens mes promesses, et aux traditions familiales irlandaises que m’avaient transmises mon père, mon oncle et ma tante.

Attablé devant ce petit camion-bar, en pleine lecture des dernières informations, je ne l’ai pas entendu arriver. Ce n’est que lorsque je me retournai, en croyant que mon esprit me joue des tours, que je me rends compte de sa présence. « Monsieur Riley ! Venez donc vous joindre à moi ! » Oui, nous nous vouvoyons toujours, malgré cette conviviale soirée de l’autre jour. Il faut dire que j’ai bien du mal à tutoyer mes collègues. Et que je me méfie même de mes propres amis. Aussi, obtenir ma confiance relève pratiquement de l’exploit, croyez-moi.

© code de boo. gif de tumblr.

Avoir son après-midi de libre et ne pas devoir manger dans la salle des profs entourés d'enseignants surveillant chacun de vos faits et gestes, c'est agréable. De plus, depuis peu, j'ai acheté et il faut souligné le mot "acheté" un vélo qui me permet de me déplacer sans voler aucun véhicule. C'est une première depuis que je suis aux Etats Unis, ça se note. Quoiqu'il en soit, je pose mon vélo dans le quartier Nord de San Francisco pour y chercher de la nourriture. Un panneau indiquant des hot dogs à un dollar suffit pour attirer mon attention. C'est durant mes années à la NYU que j'ai pris l'habitude de manger des hot dog. Pas chers, pratiques et roboratifs, que demande le peuple ?
J'en demande donc deux avec de la moutarde et tend deux billets vert en échange. C'est alors que l'on semble s'adresser à moi. Non, que l'on s'adresse à moi. "Mr Riley"... c'est moi. De plus, je reconnaît instantanément cette voix, c'est celle de James, mon collègue irlandais. Je souris, heureux d'avoir de la compagnie pour manger.

Je me tourne vers mon compatriote et m’installe face à lui avec mes deux hot dog en me disant que j'aurais sans doute mieux fait de commander une bouteille d'eau en même temps. Je me relèverai plus tard. « Merci et bonjour ! Comment allez-vous ?»
Il me vouvoie et je l'imite. La politesse n'a jamais tué personne de plus, je le considérerais presque comme mon aîné. James en impose sur tous les plans. Même s'il ne m'a pas énormément décrit son métier en dehors de la fac, j'ai cru comprendre que c'était un homme d'affaire plutôt important mais ce n'est pas vraiment cela qui force le respect, c'est surtout son regard et sa voix. Je suis heureux de le revoir et surtout qu'il veuille bien me revoir. J'étudie son visage, j'en suis persuadé désormais, il est bien le premier homme à m'avoir rejeter. Pas le premier à me frapper ni le dernier mais le premier à me rejeter. Mon esprit avait sans doute voulu supprimer ce souvenir, on se souvient bien plus des bons moments que des mauvais mais à présent, toute la scène me revenait clairement. J'avais sans doute bu plus de bière que de raison ce soir-là et l'alcool devait avoir émousser mes sens. Je n'avais pas bien saisi les signaux négatifs que m'envoyait James alors que je flirtais avec lui. J'étais surtout jeune et stupide.
Mais James n'a pas l'air de s'en souvenir, c'est à la fois terriblement vexant et plutôt rassurant.

© code de boo. gif de tumblr.

Il m’a reconnu. En même temps, difficile d’oublier une personne au bout de quelques jours, sous prétexte qu’on ne l’a vu qu’une seule fois, non ?! « Très bien, merci. Et vous même ? Vous ne prenez pas de boisson avec ça ? » Avisant les hot dog qu’il a dans les mains, je commande alors deux bouteilles d’eau pour tous les deux. Salés comme ils sont, ces hot dog, il aura sûrement soif après les avoir mangé. « C’est pour moi. » Après avoir entamé à mon tour mon déjeuner, je relève soudainement les yeux, surpris. Il m’observe depuis une bonne minute, alors que j’ai fait mine de ne rien voir. Je me suis dit qu’il se lasserait peut-être. Après tout, la fois dernière, il s’était montré si avenant que je n’avais pas douté une minute que je puisse lui plaire. Je lui avais pourtant clairement envoyé tous les signes pour lui faire comprendre que je n’étais pas libre. A le voir maintenant, en train de me fixer avec cet air béat, je me dis que je n’ai peut-être pas été suffisamment clair. « Il y a un problème ? » lui demandai-je donc avec un sourire amusé. « Je sais que mon visage est peu commun mais enfin… » Il avait de la chance. Un autre que lui aurait eu droit à une réplique cinglante sur l’impolitesse dont il faisait preuve à m’observer comme un singe curieux. Sans compter le regard noir, évidemment. A moins que … est-ce que j’ai de la mayonnaise sur le visage ? Impossible. Je n’ai pas pris de mayonnaise. Mais alors pourquoi était-il en train de m’observer comme s’il … venait de comprendre quelque chose ?

code de boo. gif de tumblr.

Il commande de l'eau. Très bonne idée, je le remercie puis bloque mon regard sur son visage tout en entamant un de mes hot dog à la moutarde. La moutarde est forte comme je l'aime. En scrutant ses traits, je me demande tout de même s'il est juste hétéro ou s'il pourrait être attiré par un homme. En gros, j'essaye de savoir si le problème venait de moi ou de ses préférences personnelles. Mais je ne suis pas très discret il faut croire puisqu'il remarque que je le fixe. Je me mets à rire avant de chercher une réponse adéquate.«Pas du tout, vos traits sont très bien. ».
Je me bafferais intérieurement, vraiment. Joe, tu veux te faire repousser une nouvelle fois par le même homme ?

«A vrai dire, je repensais à la première fois où l'on s'est rencontrés... pas la semaine dernière, non. C'était au Murphy, celui de Fall, pas loin de McCallaghan. Vous ne devez pas vous souvenir. » Je prend l'une des bouteilles d'eau que le serveur nous pose sur la table et l'ouvre en me demandant si James va se rappeler de cette fameuse soirée où j'étais allé lui parler après le concert du groupe typiquement irlandais dont je faisais partie. Je l'avais repéré en jouant du violon et j'avais bien bu puisque le patron du Murphy nous payait exclusivement avec des consommations gratuites.

© code de boo. gif de tumblr.

Evitons de rire, ça risque d’empirer la situation. Quoiqu’il en soit, je sais maintenant que je n’ai pas été suffisamment clair la fois dernière. Bien, puisqu’il ne me laisse pas le choix. « Ecoutez, monsieur Riley … vous êtes un jeune homme tout à fait séduisant, assurément. Cependant, j’ai cru que vous aviez compris le message, la dernière fois que nous nous sommes vus. Si je n’étais pas célibataire … au Murphy, vous avez dit ? » Je venais subitement de m’arrêter, les sourcils froncés. Bien que l’ayant interrompu tout au long de son monologue, une scène en particulier me vint à l’esprit. Celle d’un jeune homme, un peu imbu de lui-même, du moins c’était la vision que j’en avais gardé de cette période, qui tentait par tous les moyens de poser ses lèvres sur les miennes, et ses mains autour de ma taille. Mes yeux s’arrondissent alors que je comprends enfin. « Je… c’est vous … » Un soupir s’échappe de ma bouche, entrouverte. Oh mon dieu. C’est lui. C’est ce jeune homme qui avait fait une brève et désastreuse tentative pour me draguer, lorsque j’étais encore adolescent. Il devait avoir quoi … 15 ans, à cette époque ? Et moi … attendez que je calcule … quand j’ai été au Murphy, c’était en … j’avais 23 ans. La voix me manque. Les mots aussi. Grand dieu ce qu’il avait changé. Toujours aussi craquant. Mais par le passé, je n’assumais pas encore ma bisexualité. Je n’étais pas encore au courant, à dire vrai, que j’éprouvais autant d’attirance pour les hommes que pour les femmes. Raison pour laquelle, sa tentative s’était soldée par un échec. Non, pire que ça. Je crois même l’avoir frappé. « Oh my godness… » soupirai-je pour moi-même en fermant les yeux l’espace d’une seconde. Une autre question me taraude tout à coup. « Depuis quand le savez-vous ? » Si ça se trouve, il s’était joué de moi depuis le départ. Depuis que nous nous sommes revus dans la salle des professeurs. Feindre de ne pas m’avoir reconnu pour mieux savoir si j’avais changé… ou préparer sa revanche pour ma déplorable attitude lorsque nous étions jeunes. Certaines personnes ont la rancune tenace.

© code de boo. gif de tumblr.

Il remet les choses au point, fais passer le message avec un léger compliment "séduisant"... J'apprécie l'effort. James est un homme poli qui ne cherche pas à froisser mais qui est aussi très franc, visiblement. Tout à coup, je le vois blèmir ou penser à autre chose et je hoche légèrement la tête, me demandant si c'est toujours approprié de manger pendant qu'il se souvient tout doucement de ce moment. C'était il y a très longtemps. J'étais un crétin et dieu sait que j'en suis toujours un.
James semble se faire à l'idée, peu à peu... la mémoire semble lui revenir. Bien, si j'avais un minimum de crédibilité à ses yeux, tout ça est parti en fumée en deux minutes top chrono. Comme quoi les conneries que l'on peut faire après quelques pintes peuvent rester et nous hanter dix ans après. Si j'avais su ça à l'époque, je crois que j'en aurais bien ri mais là, en face de James, j'ai plus peur qu'il ne parte en courant qu'autre chose. Après tout c'est l'une des rares personnes que j'ai croisé à San Francisco avec laquelle j'aimerais vraiment être ami. Peut-être est-ce le fait que nous venions tous deux de Belfast, peut-être est-ce juste parce qu'il est venu me parler dans la salle des profs alors que j'étais un petit peu exclu... Aucune idée mais là, je me dis que je n'ai pas envie d'être en froid à cause d'une erreur du passé. J'aurais peut-être même mieux fait de me taire. Il me demande depuis combien de temps je me souviens et je détache mes yeux de mon hot dog pour les poser sur son visage sculptural «Ca m'est revenu en cours, juste avant qu'on parte pour le pub. J'en suis pas... super fier, c'est pour ça que je ne vous l'ai pas dit. J'avais un peu peur que vous partiez en courant mais ne vous inquiètez pas... désormais j'ai saisi le message.»
Je hoche la tête et souris. Mais je ne souris pas de la même façon un peu dragueuse que la semaine dernière mais plutôt d'une façon amicale. Puis je reprend avant de le laisser s'exprimer.
«J'étais... jeune et stupide ce soir-là. Je dis pas que j'ai beaucoup évolué soit mais je saisis les limites à ne pas franchir.» 
Et voilà que je lui tend une magnifique perche pour débuter une amitié sincère et non une nouvelle oartie de flirt. Libre à lui de l'accepter ou de se barrer en courant en me laissant les bouteilles d'eau à payer. Resto basket. Classe mais je doute que ce soit son genre.

© code de boo. gif de tumblr.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, je ne suis aussi gêné pour lui à l’époque, son comportement, que pour ma réaction. Jamais je n’aurai cru pouvoir en arriver à de telles extrémités. Bien qu’il est vrai qu’aujourd’hui, je ne mâchais ni mes mots, ni mes gestes pour obtenir ce que je désirais, plus encore lorsqu’il s’agissait de business. Mais, dans le cas d’un simple flirt, j’avais effacé de ma mémoire ce moment où je m’étais comporté comme le pire des mufles en cognant un gamin qui à l’époque, avait sûrement envie d’un peu d’affection. Et ne réclamait rien de plus que mon estime. Les paupières closes, les mains jointes et posées en évidence devant mes lèvres, je l’observe sans mot dire pendant plusieurs minutes, ne sachant comment formuler ce que j’avais en tête. Il n’a pas l’air de m’en vouloir pour ce qui s’était passé autrefois, c’était déjà un bon point. Pour le reste … « Vous auriez dû m’en faire part dès que la mémoire vous est revenue. » énonçai-je de prime abord sans le lâcher des yeux, l’air plus sérieux que jamais. « Je n’aurai sûrement pas réagi comme je l’ai fait dans ce pub, si j’avais su. » L’impression de passer pour un imbécile en jugeant trop rapidement les apparences, vous connaissez ? Moi qui pensais qu’il cherchait à me séduire encore aujourd’hui… quel idiot j’ai été. « Cependant, je comprends la raison pour laquelle vous avez préféré garder le silence. » Une raison qui se justifiait, et qui n’était pas si loin de la vérité, finalement. « Nous. Nous étions jeunes et stupides, monsieur Riley. » l’interrompis-je dans un soupir. « Et je regrette sincèrement ce qui s’est passé. Je me souviens vous avoir frappé à l’époque, alors que vous n’aviez rien fait de mal sinon que de rechercher mon attention. » Pour être équivoque. « Je vous présente toutes mes excuses pour ma déplorable attitude. » ajoutai-je pour finir avec un timide mais sincère sourire. « On efface tout, et on recommence à zéro ? »

© code de boo. gif de tumblr.

La situation est terriblement gênante. Je ne domine rien, ni sa réaction, ni ce qu'il se souvient et c'est dans ces moments-là que je me dis à la fois que j'ai bien plus la paix lorsque je bosse ma physique, tranquillement et seul, un domaine que je domine mais aussi que je me dis que les relations humaines valent le coups d'être vécu. On ne peut prévoir ce qui va se passer. Qui aurait cru que je pourrais à nouveau rencontré l'homme qui m'a rendu humble autrefois ? Je ne fais plus de probabilité depuis quelques années mais je dirais que les chances étaient inférieures à une sur un million.
Étrangement James n'a pas l'air de vouloir s'enfuir avec son sandwich. Il semble presque aussi gêné que moi. Sa réaction, à l'époque, avait, soit, été assez brutale mais elle se justifiait et je ne compte plus le nombre de coups que j'ai pu recevoir dans ma vie alors un de plus ou de moins. Non, c'était le coup à mon égo qui a été le plus dur à encaisser.«Je suis aussi désolé pour ce qui est arrivé ce soir-là et.. votre réaction, elle a du faire de moi un homme légèrement moins prétentieux ! Bien sûr, on efface tout. »
Je lui rend son sourire sincère, finalement heureux de lui avoir rafraîchi la mémoire. Je croque à nouveau dans mon hot dog et finis le premier avant d'entamer le second. J'ai une faim d'ogre. Je le regarde. A présent, je ne sais plus comment relancer la conversation et pourtant j'ai la hantise du silence gênant qui pourrait suivre ses "révélations".

© code de boo. gif de tumblr.

M’enfuir ? Cela ne faisait plus partie de mon caractère depuis fort longtemps. Autrefois, lorsque j’étais jeune, plus chétif que la plupart des enfants de mon âge, un enfant dont la teinte rousse avait tendance à faire rire les autres et qui était rapidement devenu l’emblème officieux des enfants malmenés par ces petits camarades, je fuyais le danger. Depuis, mon physique a évolué. J’ai grandi, je me suis musclé, le roux est resté et fait ma fierté de jour en jour. Je suis milliardaire, homme d’affaires reconnu et réputé, j’habite un château et j’ai le plaisir d’être devenu papa. Que fuir alors que j’ai tout ce que je désire ? Non, j’étais simplement … surpris. Parce que je ne m’étais pas préparé psychologiquement à revoir un fantôme du passé. Peu à peu, les langues se délient, la surprise s’efface pour un tout autre sentiment : la compréhension. Bien que j’aurai pu prendre ce que venait d’ajouter Joe pour un compliment, il n’en fut rien. Je suis prêt à parier que les années l’auraient tout autant rendu moins ‘prétentieux’. J’avais juste donné un petit coup de pouce dont je me serais bien passé, au final. Heureusement, il décide aussi de passer l’éponge, et nous revoilà tous les deux, face à face, en plein déjeuner. Le silence s’installe durant quelques minutes. Je ne sais pas plus que lui quoi dire ou faire pour redémarrer la machine. Je sais qu’il est actuellement thésard, dans la physique. Deux éléments qui m’intéressent tout particulièrement. Professionnellement parlant, vous avez compris. « Puis-je vous demander, maintenant que je sais à qui j’ai affaire … » Un sourire ébranle de ce fait le calme olympien de mes traits. « …vers quelle voie vous vous destinez après la publication de votre thèse de physique ? » Je sais qu’il enseigne actuellement. Mais peut-être n’était-ce que dans le but de se faire un peu d’argent, comme bon nombre d’étudiants à la faculté.

© code de boo. gif de tumblr.