J’ai eu un petit sourire amusé lorsqu’Alaina nous compara, ma sœur et moi, à ses anges gardiens. Je connaissais Thaïs ; elle aurait été ravie d’entendre ce compliment. En ce qui me concernait, je préférais prendre cela à la légère – s’il y avait bien quelque chose qu’indiquait mon passé, c’était que je n’étais pas un ange. « Je comprends pourquoi ma sœur t’adore, si tu la flattes de la sorte. » Déclarais-je, sur un ton badin. Thaïs avait toujours été naturelle, authentique, et sincère : ma sœur n’était guère sensible à la flatterie et aux courbettes. Merci l’éducation inculquée par ma mère. « Dis-lui. Je ne sais pas si ma sœur est très expressive, mais… » Commençais-je, marquant un court arrêt dans mes propos. J’en aurais presque ricané, tant il semblait improbable que ce soit moi qui évoque le côté discret et secret de ma sœur jumelle. L’hôpital qui se fout de la charité, en somme. « Je suis sur qu’elle te tient en haute estime. » Assurais-je, hochant légèrement la tête en guise d’acquiescement. Je n’en doutais même pas une seule seconde ; cette amitié avait d’ailleurs été la source d’un sérieux conflit entre ma jumelle et moi. Elle n’appréciait pas que je me mêle de sa vie privée, et je n’aimais pas l’idée qu’elle puisse avoir des fréquentations qui pourraient lui être néfastes. Les cris et les incompréhensions n’avaient rien résolu à l’histoire ; seuls nos deux volontés et nos compromis avaient permis de résoudre les problèmes. « Ne prends quand même pas l’habitude de venir me trouver quand tu es dans cet état. » Ajoutais-je, sur un ton léger. Je voulais à tout prix qu’elle sèche ses larmes, et qu’elle oublie ses déboires sentimentaux. Définitivement, Lennon ne méritait pas toute l’attention qu’Alaina lui portait. Il ne méritait ni sa peine, ni ses larmes, ni sa souffrance. « Je préfère te voir quand tu es de bonne humeur, enjouée et insouciante. » Murmurais-je, plus sincère que jamais, passant deux doigts délicats sur sa joue pâle. Ce geste tendre, dénué de tout malentendu, témoignait de ma proximité, tant physique que corporelle, avec la Gamma. J’étais en panne d’inspiration pour la réconforter ; les mots finissaient par me manquer. « De rien. » Concluais-je, un peu maladroitement. Je n’étais définitivement pas doué, dès lors qu’il s’agissait de me montrer délicat et tendre plus de deux minutes.

Cependant, la suite des événements fut nettement plus… Surprenante. En tout cas, en ce qui me concernait. Je n’avais jamais imaginé un seul instant qu’un tel rapprochement pourrait avoir lieu, entre Alaina et moi. Pour ma part, les choses avaient toujours été claires et évidentes – elle était mon amie, une personne que j’appréciais, mais ça s’arrêtait là. Mais, alors que les lèvres de la Gamma s’étaient doucement posées sur les miennes, une petite voix intérieure s’éleva en moi, et me murmura que j’étais franchement hypocrite. N’avais-je pas, après la soirée des Oméga, laissé traîner mon regard un peu trop longtemps sur les courbes dénudées d’Alaina ? N’avais-je pas eu quelques réticences à aller m’allonger à ses côtés ? Si, bien sur que si. Evidemment j’avais été inquiet, soucieux de préserver mes secrets – mais il n’y avait pas eu que ça. J’avais beau fréquenté la confrérie des Iota, j’avais toujours eu, notamment au cours de mon adolescence, le comportement d’un Delta. Les vieilles habitudes avaient la vie dure, et je préférais éviter de me mettre dans une situation compromettante volontairement. Et puis pourquoi je repensais à tout cela, moi ? J’étais complètement et littéralement absorbé par un baiser imprévu que je ne songeais pas un seul instant à interrompre. Heureusement pour moi, mon amie prit les devants – une chance. Ses mots restèrent sans réponse pendant un long moment ; le temps que je réalise ce que nous venions de faire, le temps que je comprenne la signification de cet acte. « Je… » Commençais-je, sans pour autant parvenir à poursuivre. Je quoi, au juste ? Je suis désolé ? Faux, archi faux. Je n’aurais pas dû ? Sans doute pas, non. Je ne t’en veux pas ? Aux dernières nouvelles, il faut être deux pour s’embrasser. La vérité, je n’avais rien à dire. Et puis la vérité me frappa de plein fouet : et si Alaina n’avait pas repris ses esprits à temps, où en serions-nous maintenant ? Que se serait-il passé ? Confinés dans l’intimité de ma chambre, je ne doutais pas un seul instant de la tournure qu’aurait pu prendre cette entrevue. Elle était venue pour être consolée, réconfortée, et j’avais été à deux doigts de perdre mes esprits, de me laisser entraîner dans une étreinte plus charnelle et intime. « On n’aurait pas dû. » Soufflais-je, posant mes mains sur ses avant-bras, comme pour laisser un minimum de distance entre nous. Bravo Matthias. Perspicace.

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Je préférais ne pas relever les doutes et les hésitations apparentes de la Gamma. Je ne voulais pas mettre en péril le fragile lien qui nous unissait. Un peu égoïstement, je l’avouais, je préférais rester sur un non-dit plutôt que de voir notre amitié être à nouveau mise à mal. Une petite voix désagréable me soufflait que cette décision finirait par avoir, tôt ou tard, des conséquences. Mais pour l’heure, je préférais faire comme si je ne l’entendais pas. « Toujours ? » Demandais-je en fronçant légèrement les sourcils. Je ne voyais pas ce que j’avais pu faire pour qu’elle associe la fonction d’ange gardien à ma petite personne – si on exceptait, évidemment, la soirée des Oméga où je l’avais presque ramassée ivre morte. J’étais aussi surpris qu’elle me considère comme tel ; bon, d’accord, elle n’écoutait pas les rumeurs et préférait se faire sa propre opinion des gens. Mais tout de même… « Tu ne devrais pas. » Déclarais-je en secouant légèrement la tête. Non, vraiment pas même. On a tous des cadavres à cacher dans des placards – je n’échappais pas à la règle. Le plus gros étant, sans doute, mon passé. Ce qui m’avait poussé à m’engager pour l’armée, à mettre des milliers de kilomètres entre ma famille et moi. Même si je n’étais pas directement coupable de ce qui était arrivé à mon petit frère, je ne pouvais pas m’empêcher de me considérer comme tel. Et si nous avions été plus attentifs ? Et si nous ne l’avons pas perdu de vue, pendant deux secondes ? Et si mon père n’avait pas décrété que Nattéo, Thaïs et moi étions des monstres ? Comme on dit, avec des si, on pourrait refaire le monde. Et une chose était sure : ma vie aurait été considérablement différente. « Pour ta gouverne, tu sauras que j’ai très, très souvent raison. » Précisais-je, faussement modeste. Néanmoins, ce n’était pas tout à fait faux ; lorsque je n’étais pas sur de moi, je préférais garder mes suppositions et mes réflexions. « Mais tu as déjà eu l’occasion de t’en apercevoir, n’est-ce pas ? » Ajoutais-je, déterminé à détendre l’atmosphère, qui était à mon goût encore trop pesante. Cependant, je me demandais si ce n’était pas là une utopie ; je ne saurais l’expliquer, mais j’avais la désagréable impression qu’il y avait un je ne sais quoi de différent entre nous. Je sentais l’hypocrisie s’inviter dans notre relation amicale, et empoisonner nos liens. Ce baiser était du passé – je l’avais décrété, et Alaina avait acquiescé. Plus la peine de revenir sur cet épisode (que je qualifiais poétiquement, pour ma part, d’ « égarement ») ; il nous fallait passer à autre chose. Mais au fond, est-ce réellement possible ? Faire comme si rien ne s’était passé ? J’en doutais fortement. Mais j’allais essayer, vraiment. Parce que la Gamma était mon amie, et que je refusais de la perdre. Hors de question de baisser les bras devant les difficultés ; ce n’était pas mon genre. «  a va aller ? » Demandais-je, posant un regard entendu sur Alaina. J’avais bien remarqué son manque évident d’enthousiasme, mais je ne savais ni comment l’interpréter, ni quoi en dire. Peut-être que la cassure entre nous était plus sérieuse que je pouvais le supposer. « Non. » Répondis-je, alors qu’elle évoquait Tessa. N’importe quel homme, amoureux fou de sa copine, aurait eu une réponse inverse. « Oui, je crains sa réaction. Je crains qu’elle découvre ou qu’elle apprenne la vérité. Peut-être devrions-nous faire profil bas, ces prochains temps. » Sauf que je n’étais définitivement pas le petit-ami idéal. « Pas vraiment. » Précisais-je, apportant une légère nuance à mes propos. Pourquoi devrais-je m’inquiéter de Tessa ? Elle ne savait rien, et je ne comptais pas lui dire. « A moins que tu comptes aller lui révéler la vérité, il n’y a rien à craindre. » Assurais-je. « Elle sait que l’on s’entend bien, et elle a compris qu’il y avait un… Froid entre nous, ces derniers temps. Je lui ai vaguement parlé d’un désaccord entre nous. » Expliquais-je. Tessa n’avait pas besoin d’en savoir plus, de toute façon. Lui parler de ce « moment d’égarement » aurait créé plus d’ennuis que nécessaire. Elle se serait emportée contre moi, contre Alaina, et définitivement, ce n’était pas ce que je voulais. D’autant plus que, à ce que j’avais compris, ce n’était pas l’amour fou entre la Gamma et la Bêta. « Pourquoi tu me demandes ça ? » Demandais-je, la voix empreinte de soupçons. « Est-ce qu’elle t’a demandé quelque chose » Questionnais-je. J’avais imaginé que Tessa n’irait pas chercher au-delà de mes explications, et qu’elle ne chercherait pas à en savoir plus. Une banale dispute entre deux amis, c’était possible et réaliste, non ? Si l’inverse s’était produit, j’aurais cru à cette excuse, en tout cas. Mais je n’étais pas la personne bernée, et il suffisait que la Bêta fasse quelques recherches complémentaires sur mon passé pour savoir que je n’étais pas irréprochable, et encore moins un saint. Il faut croire que nos vieux démons ne nous quittaient jamais réellement, songeais-je avec une certaine amertume. Mais je n’allais pas me laisser abattre, et je décidais de passer outre les mauvaises nouvelles et les soupçons. « J’avais prévu d’aller passer la journée sur les pistes. Tu veux venir ? » Demandais-je, tout en me levant. Après tout, quoi de mieux que de s’afficher ensemble pour officialiser aux yeux de tous notre réconciliation ?