Elle s'était réveillée en retard, ce matin là, chose qui ne lui arrivait que très rarement. Son réveil avait sonné pourtant, mais elle ne l'avait pas entendu. Elle se sentait épuisée ces derniers temps. Ses cours, ainsi que les devoirs qu'elle avait lui prenaient énormément de temps. Elle aurait volontiers dormi davantage, mais un simple coup d’œil vers l'écran de son téléphone portable suffit à la réveiller totalement par un soudain sentiment de panique. Dans dix minutes à peine elle était supposée se présenter à son premier cours de la journée. Elle se le va précipitamment, s'habilla et prit ses affaires avant de sortir de sa chambre. Elle n'avait le temps ni de se doucher, ni de prendre un petit déjeuner. Elle se dit qu'elle trouverait bien le temps de manger après. Bien évidemment, malgré tous ses efforts, elle arriva en retard et se fit remarquer par l'ensemble de l'amphithéâtre. Embarrassée, elle alla s'asseoir et ne fit plus un geste jusqu'à la fin du cours, pour se faire oublier un peu. Plus les minutes avançaient, plus la sensation de faim se faisait dévorante. Aussi fut-elle soulagée lorsque le professeur indiqua la fin du cours. Elle sortit et se rendit jusqu'au café de l'université acheter un sandwich.

Elle regarda sa montre. Elle avait du temps libre avant son prochain cours, et pas réellement envie de retourner jusqu'au pavillon des Alphas, qui ne se situait pas à côté. Prenant son sandwich à la main, elle l'ouvrit et commença à le manger tout en marchant dans les couloirs de l'université. Voilà plus d'un an et demi qu'elle étudiait à Berkeley, et pourtant, elle parvenait toujours à se perdre dans ses immenses bâtiments. Elle espérait trouver une salle libre dans laquelle elle pourrait se reposer un peu, et peut-être regarder ce qu'il lui faudrait faire pour son prochain devoir. Ses pas finirent par la mener devant la salle de détente. Elle n'y avait pas immédiatement pensé, car elle savait que la plupart du temps, des étudiants plutôt bruyants s'y réunissaient. Mais, cette fois-ci, lorsqu'elle l'ouvrit, la salle était vide de toute présence humaine. Elle en fut soulagée, elle n'aurait pas à aller plus loin. Entre temps elle avait terminé son sandwich et jeta l'emballage dans la poubelle située à l'entrée de la porte. Puis, elle s'installa confortablement sur le sofa de la pièce avant de sortir un livre de son sac et de commencer à en tourner les pages.

Au bout d'une demi-heure environ, elle fut interrompue dans sa lecture par le bruit de la porte que l'on ouvrait. Instinctivement, elle leva la tête, et reconnut immédiatement Eizekhiel. Avant qu'il n'ait eu le temps de lui adresser la parole, elle replongea brutalement la tête dans son livre d'astronomie. Elle n'avait aucune envie de le saluer. Elle qui s'était toujours bien entendue avec lui, il avait suffi d'une unique question sur son tatouage pour qu'il change soudainement de comportement et l'envoie promener. Elle n'avait toujours pas compris ce qui avait pu l'y pousser. Elle ignorait la signification de ce tatouage, mais elle avait parfaitement compris que ce n'était plus la peine de la lui demander. Elle se sentait vexée et humiliée aussi. Elle n'avait pas arrêté de l'éviter depuis, et ne pouvait s'empêcher d'y penser sans se sentir furieuse contre lui. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes de se laisser emporter par la colère, et à vrai dire, elle ignorait pourquoi il avait réussi à la mettre dans un tel état. Peut-être la fatigue, peut-être le stress des études, qui sait.
Elle avait du mal à se concentrer sur ce fichu bouquin et pourtant en tournait les pages brutalement, manquant parfois de les arracher. L'ignorer ainsi n'était certes pas une attitude très mature, mais elle n'avait pas envie de se confronter de nouveau à lui. Il était bien plus facile d'agir comme si elle ne l'avait pas vu.

En vérité, elle ignorait de quelle manière il comptait agir. Allait-il venir lui parler, ou ferait-il comme elle et l'ignorerait-il ? Lui en voulait-il toujours d'avoir posé cette simple question, bien qu'elle ignore pourquoi ? Elle devait avouer qu'elle n'était absolument pas à son aise. Elle détestait ce genre de situations qu'elle trouvait particulièrement inconfortables. Elle détestait être en froid avec qui que ce soit, en particulier Eizekhiel avec qui elle aimait passer du temps. Elle mourrait d'envie de le regarder et de lui demander pourquoi il lui avait parlé de cette façon, pourquoi il avait soudainement semblé lui en vouloir. Mais elle se força à rester silencieuse, ne voulant pas envenimer les choses, appréhendant malgré tout sa réaction. Pourtant ce fut bien moins terrible qu'elle le craignait. Au contraire, il semblait très embarrassé de sa conduite et commença à s'excuser auprès d'elle. Elle resta immobile, ne voulant pas l'interrompre, mais attendant ses justifications.

Il semblait réellement désolé de ce qui avait pu se passer. Toujours silencieuse, elle continuait d'écouter ce qu'il avait à lui dire. Puis, il s'assit près d'elle et lui retira le livre qu'elle tenait entre les mains. Il tenait vraiment à s'expliquer et à se faire pardonner. Il se sentait bien plus coupable qu'elle ne l'aurait cru. Elle tourna les yeux vers lui, et lorsqu'elle vit cette expression abattue qu'il avait prise, elle ne put se contenir plus longtemps et sourit, amusée. « Très bien, c'est oublié. Tu as de la chance, je ne suis pas rancunière. Je ne te hais pas, ne t'en fais pas. ». C'était vrai, ils se connaissaient à peine, et lorsqu'ils passaient du temps ensemble, c'était en général pour travailler. Pourtant, elle l'aimait bien et trouvait sa compagnie agréable. Elle n'auraient pas voulu qu'ils soient trop longtemps en froid pour une raison ou une autre.

Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur la signification de ce fameux tatouage. Ce devait être important pour provoquer une telle réaction chez lui, vraiment très important. Qui était vraiment Elza ? Et à quoi correspondait cette date qu'elle avait vu sous le prénom, bien qu'elle ne l'ait pas retenue. Ce devait être important pour qu'il prenne la décision de le graver sur sa peau de manière permanente. Elle appréhendait de l'interroger, de peur de déclencher une autre réaction du même type que celle qu'elle avait déjà essuyé. Et pourtant, elle avait envie de savoir. Pas seulement par curiosité, mais parce que cela semblait être un sujet particulièrement pénible pour lui et qu'elle voulait qu'il se sente libre d'en parler s'il lui en prenait l'envie.

« Dis moi... ce tatouage... Pourquoi tout ça t'a-t-il tellement fait réagir ? »

Elle se montrait hésitante, comme si elle avait peur de le heurter, d'atteindre quelque chose qu'il désirait garder pour lui. Elle sentait qu'elle touchait quelque chose de fragile. En le voyant se braquer ainsi l'autre jour, elle avait découvert une facette de lui qu'elle ignorait totalement et qui lui avait fait réaliser qu'au fond elle savait bien peu de choses de lui, tout comme lui ignorait tant d'elle. Car, qu'était-elle après tout pour lui ? Peut-être plus qu'une connaissance, mais pas tout-à-fait une amie. De quel droit s'introduisait-elle dans sa vie privée ? Elle avait toujours été ainsi. Elle voulait tout connaître de ceux qu'elle rencontrait. Beaucoup prenait ses questions pour de la curiosité malsaine, alors qu'il ne s'agissait que d'un intérêt exprimé sans doute un peu trop vivement. Il lui faudrait travailler là-dessus sans doute.

« Mais tu as peut-être raison, au fond ce ne sont pas mes affaires. Excuse-moi, ne te sens pas obligé de répondre si tu n'en as pas envie. »

Elle baissa les yeux et ramena ses jambes contre elle sur le canapé. Elle eut soudain le sentiment que la situation était devenue encore plus gênante qu'elle ne l'était quelques minutes auparavant.

Comment cela était-il possible ? Qu'était donc devenu le monde ? Et pourtant, tout pouvait bien s'écrouler, le monde n'en continuait pas moins de tourner, encore et encore. Et il n'y avait rien à y faire. On pouvait avoir traversé le pire, sans que personne ne s'en préoccupe réellement. Elle n'était pas préparée à ce qu'il allait lui raconter. Elle avait pourtant imaginé bien des choses. Un ancien amour déçu, un déchirement. Bien sûr, elle avait songé à la mort, mais davantage sous la forme d'un accident. Quoiqu'il en soit, cette mystérieuse Eliza semblait planer autour de lui tel un fantôme dont il ne parvenait à se détacher. Par amour, par culpabilité, comme elle ne tarderait pas à le comprendre. Elle n'avait pas pensé qu'il lui raconterait immédiatement ce qu'il cachait à tous. Elle avait sous-estimé la confiance qu'il pouvait avoir en elle, ou celle qu'elle pouvait inspirer. Elle s'en serait sentie flattée si la situation n'avait pas été si grave, et un tel sentiment n'y avait pas sa place. Elle n'osait faire un mouvement, de peur de l'interrompre, de le perturber. Elle ne voulait pas qu'il se sente obligé de s'ouvrir à elle. Pourtant, s'il le faisait, c'est qu'il en ressentait sans doute le besoin. Il lui confirma ce qu'au fond elle savait déjà, l'importance que ce tatouage pouvait avoir à ses yeux. Il avait perdu un être qui lui était cher, et qu'il ne parvenait à oublier. Tout ceci avait l'air si difficile pour lui. Elle aurait aimé l'aider, mais elle ne pouvait rien faire de plus que l'écouter. Il devait se décharger de ce poids seul. Elle ne détachait plus ses yeux de lui. Lorsqu'il s'interrompit de manière plus prolongée, elle ne put s'empêcher de prendre sa main dans la sienne, espérant sans doute l'aider à continuer.

Ce qu'elle entendit ensuite la bouleversa au plus haut point. Elle sentit ses larmes monter en même temps que celles d'Eizekhiel. Parce que cette histoire, l'histoire d'Eliza était, en un sens, la sienne. Parce qu'elle pouvait comprendre. Elle l'avait vécu. Perdre quelqu'un d'adoré était une chose atroce. Mais le perdre et se demander pourquoi était bien pire. Elle comprenait soudain la réaction qu'il avait pu avoir à son encontre, et devina toute la culpabilité qu'il pouvait éprouver et qu'il lui avait laissé entendre. Le seuil entre vie et mort était si fragile, si ténu qu'il en devenait parfois impossible à accepter. Elle le savait mieux que personne, elle qui depuis six ans maintenant marchait en équilibre sur un fil, tentant de ne pas basculer de l'autre côté. Elle aurait voulu tout lui dire. Mais elle n'en eut pas le temps. Il exprima aussitôt son désir de la quitter, préférant sans doute se retrouver seule. Mais elle n'était pas certaine que ce soit une bonne idée. Elle était prête à lui dire quelque chose, n'importe quoi pourvu qu'il reste et qu'il accepte de se laisser aller. Après une telle confession, il était évident qu'il en avait besoin. Mais avant même qu'elle n'ait prononcé un mot, il revint vers elle, et se rassit sur le canapé. Il semblait embarrassé, déboussolé. Il lui demanda alors de le prendre dans ses bras. Elle en fut un instant surprise, mais, touchée, s'avança vers lui et le serra contre elle autant qu'elle le put.

« Ce n'est pas ta faute, Eizekhiel. » Elle avait presque murmuré ces paroles, mais elle était suffisamment proche de lui pour qu'il les ait entendues. « Je sais bien que tu ne me crois pas, mais c'est la vérité. Décider de mourir, c'est quelque chose de tellement violent que ça dépasse ceux qu'on aime. ». Elle s'arrêta quelques secondes et s'écarta un peu de lui. Avait-elle vraiment le droit de lui dire tout cela ? Peut-être jugerait-il que tout ça ne la regardait pas. Elle n'avait pas connu Eliza, ni même les motifs qui l'avaient poussée à accomplir un tel acte. Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher, aussi incroyable que cela puisse paraître, de se sentir liée à elle. « Tu sais, tout le monde pense que ceux qui accomplissent un tel acte sont égoïstes... qu'ils ne pensent pas à la douleur de ceux qui les entourent. Mais c'est faux, on ne pense pas à autre chose... Savoir ce qu'on va leur infliger est extrêmement dur, mais on ne peut pas faire autrement... Tout est comme s'il n'y avait plus d'autre issue. Tu comprends ? » Elle venait indirectement de lui avouer ce qu'elle avait pu vivre, du moins en partie. Elle avait peur de s'être mal exprimée. Elle s'était mise à pleurer, sans même s'en rendre compte. « Ce n'est pas ta faute... Je ne la connais pas, je ne sais rien d'elle... mais tu étais probablement la raison pour laquelle elle a tenu si longtemps... c'est juste que parfois... parfois c'est beaucoup trop dur... et personne n'y peut rien. »

La mort était aussi redoutable que mystérieuse. Il était si difficile de la comprendre, d'y faire face. Y trouver un sens était difficile, et l'on ne pouvait que faire de vagues hypothèses à ce sujet. Mais pour elle, c'était bien plus qu'une simple idée que l'on appréhende. Elle vivait avec, chaque jour. C'était une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Elle pourrait s'abattre sur elle dans une minute, une semaine, un mois, un an. Comment savoir ? Comment faire face à quelque chose d'aussi insaisissable ? Elle aurait tant aimé que quelqu'un puisse lui fournir des réponses. Mais ces réponses, personne ne les avait. Elle ne pouvait rien faire d'autre que tenter de gérer sa peur au quotidien, tenter d'oublier et de vivre le plus normalement possible. Eizekhiel, lui aussi, avait traversé cette mort, mais de manière différente. La personne qu'il aimait le plus au monde s'en était allée, le laissant seul. Il était sans doute encore plus perdu qu'elle. Elle savait bien qu'elle ne pourrait rien dire qui puisse lui redonner le sourire. Elle n'était pas magicienne et ne détenait aucune réponse, seulement des clefs qu'elle avait pu recueillir de son peu d'expérience. Elle avait le sentiment de lui être inutile. Comment pourrait-elle prétendre détenir une vérité absolue sur ce sujet ? Elle était elle-même perdue, elle avait également connu ce trouble. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était essayer de comprendre ce qu'Eliza avait pu ressentir. Elle ne l'avait pas connue, et pourtant, cet acte qu'elle avait accompli la rapprochait d'elle, d'une certaine manière. Elle aurait aimé avoir le pouvoir de calmer la peine d'Eizekhiel, ne serait-ce qu'un peu. « Tu n'oublieras jamais. Mais je te promets que tu iras mieux. » Qu'en savait-elle au fond ? Rien. Elle ne réfléchissait pas vraiment à ce qu'elle disait. Les mots sortaient sans qu'elles ne prennent le temps de les contrôler.

Pourquoi s'était-elle ainsi laissée aller ? Pourquoi lui avoir pratiquement raconté ce qui s'était passé, ce qu'elle avait fait ? Cela allait-il vraiment l'aider ? Elle n'en parlait à personne, jamais. C'était beaucoup trop intime, beaucoup trop profond pour qu'elle le dévoile. Seules quelques rares proches étaient au courant. Et maintenant Eizekhiel. Il était loin d'être stupide. Il avait compris sans peine ce qu'elle ne disait pas vraiment. Et pour couronner le tout, n'étant pas maîtresse dans l'art de dissimuler ses émotions, elle s'était mise à pleurer. Elle s'en voulait de se mettre dans un état pareil, alors que c'était lui qui avait besoin de parler en ce moment. Mais c'était trop tard. Déjà, il l'interrogeait, visiblement curieux de savoir ce qu'elle avait voulu dire. Ce geste qu'il fit, cette main qu'il plaça sur sa joue lui redonna confiance. Mais il la retira soudainement, semblant gêné. Instinctivement, elle lui prit la main, comme pour se rassurer et se donner le courage de continuer. « C'était il y a longtemps... j'étais très jeune. Ma famille rencontrait beaucoup de problème... et j'ai... j'ai juste avalé toutes les pilules de ma mère... Je... Je me disais que ce serait mieux comme ça. Je crois qu'en fait, je ne voulais pas vraiment mourir... Juste ne plus sentir les choses. Je sais que ce n'est pas facile à comprendre, même pour moi. » Elle s'arrêta quelques instants et essuya les larmes qui étaient restées sur ses joues. Baissant les yeux, elle eut un étrange sourire. « Et quand je pense à la manière dont les choses ont tournées... Je vais mourir alors que je n'en ai plus envie... Je suppose que c'est ça, l'ironie du sort. » Elle se laissa aller sur le dossier du canapé. Cette confession l'avait épuisée, mais aussi soulagée. Il était rare qu'elle parle réellement d'elle-même, encore moins de sa maladie, sujet qui mettait tout le monde mal à l'aise.

Elle lui avait parlé, persuadée qu'il savait tout. Qu'il savait qu'elle était malade, et incertaine quant à son sort. Elle était sans doute trop habituée à ce que les autres soient au courant. Elle était parvenue à garder son secret jusqu'à une rechute, qui avait eu lieu l'an dernier. Mais Eizekhiel n'étudiait pas encore à Berkeley à ce moment là. Il n'y était étudiant que depuis cet automne. Il était donc possible qu'il n'en sache absolument rien. Une possibilité qu'elle n'envisageait pas pour le moment.