Certain. Je n'ai peut-être même jamais été aussi certain de toute ma vie à propos d'une femme. Sophie aura toujours une place immense et particulière dans mon cœur, mais cela n'a rien de comparable avec ce que Maisy m'inspire. Le besoin de protéger, l'envie de prendre soin d'elle comme d'un cristal fragile et précieux à la fois. Il est impossible de savoir quelle sera la réaction de ma famille ou même celle de mes proches, mais j'estime que je suis en droit de m'accorder enfin une part de bonheur personnel – pour ne pas dire égoïste – après avoir tant sacrifié pour les miens. J'ai toujours repoussé l'idée de faire un bilan car je sais d'avance que j'ai perdu bien plus que je n'ai gagné sur le plan personnel. Après avoir posé ma journée par l'intermédiaire de mon assistant, je me tourne pour assister à une scène de rencontre charmante entre le plus jeune de mes deux fils et Maisy. Celui-ci avait joint ses mains en s'asseyant sur sa chaise, près de la jeune femme, sans cesser de la scruter avec un intérêt tout particulier. Malgré ma vie dissolue de séducteur invétéré, jamais je n'ai exposé mes enfants à cet aspect de mon existence, Maisy est donc la première femme qu'il rencontre "officiellement" en dehors de sa défunte mère. J'ai beau faire preuve d'un calme plat en surface, je n'en suis pas moins scrutateur et légèrement angoissé par la situation. Je tiens à intégrer Maisy à ma vie de famille, désormais, mais j'aimerai que les choses puissent se passer en douceur. Avec Connor, il n'y a visiblement pas de souci à se faire car, au fond, j'ai toujours soupçonné une envie de recoller les morceaux avec une présence féminine pour combler un manque que je ne peux remplir par mes seuls moyens. Les yeux plongés dans ceux de l'étudiante, l'enfant fait un sourire craquant au possible. Allez savoir où il l'a appris, ce sourire… "Bien sûr ! T'es jolie, ça suffit pour être une princesse, comme dans les films ! Faut juste te trouver une belle robe, en plus…" Ca y est, Connor va s'improviser styliste pour les intermittentes du spectacle à Disneyland. Je lève les yeux au plafond en soupirant, puis j'opine du chef en direction de Maisy. "Si tu veux bien les sortir, il y a des biscottes dans le placard et quelques confitures dans le frigo, s'il te plaît." Intérieurement, je souhaiterai que la jeune femme reste simplement assise et me laisse m'occuper de tout, ne serait-ce que par galanterie. Toutefois, je commence à bien la connaître : se faire servir ne ferait que la rendre mal à l'aise dans une situation où elle doit déjà prendre sur elle pour faire bonne figure. Se rendre utile lui permet d'être occupée, mais aussi de lui faire comprendre qu'elle peut tout à fait s'approprier les lieux comme bon lui semble "P'pa, est-ce que Maisy va passer plus de temps à la maison ?" demanda Connor en se servant des céréales dans un bol. Je tourne la tête vers mon fils en hochant la tête. Celui-ci me fixe attentivement, puis il pose ensuite ses yeux curieux sur la jeune femme, avant de replonger la tête dans son bol. "Tant mieux. Ca faisait longtemps que t'avais pas souri comme ça." Sa réflexion me crispe et me glace sur l'instant. J'ai donc beau tout faire pour épargner à mes enfants mes quelques coups de mou, ce petit diablotin est encore capable de me percer à jour. Déjà que je ne suis pas d'un naturel très "affectueux" comme père, cela a dû être encore pire malgré mes efforts pour rattraper le coup après la mort de Sophie. Mon regard bleu lagon se pose sur le vide pendant un instant jusqu'à ce que j'entende le sifflement caractéristique de l'eau prête pour le thé. Nous rejoignons donc la table et, après avoir servi son thé à Maisy ainsi que son lait chocolaté à Connor, je m'attelle à donner son biberon à Camille. La petite dépose très délicatement ses mains de part et d'autre du biberon et le boit avec la prudence d'une lady. Prometteur. Je la surveille attentivement au cas où, mais je n'en suis pas moins concerné par ce qui se passe entre les deux autres attablés. "Tu sais, Connor, Maisy étudie l'astronomie. Les étoiles, les planètes, tout ça…" Les yeux du garçon se font ronds comme des soucoupes. "C'est vrai ? Et tu pourras me montrer comment on se sert d'un télescope ? Parce que j'regarde dedans, mais j'vois que des trucs noirs, c'est pas très intéressant…" lança-t-il en suppliant pratiquement Maisy. C'est bon, l'essai est marqué et transformé en ce qui concerne le petit garçon. Je m'en réjouis d'un sourire discret tandis que j'essuie la bouche de Camille avec son bavoir une fois le biberon terminé. Tout le monde est nourri, à mon tour de manger un peu. "Est-ce qu'après la sieste de Camille, ça vous dit de se faire un petit restaurant en bord de mer et d'aller ensuite se promener à la plage ?"

A mesure que je commence à prendre le temps de manger, je regarde la scène entre Maisy et Connor d'un oeil à la fois distant et fascine. Je les laisse prendre leurs marques l'un avec l'autre, non sans superviser l'ensemble pour être sûr que rien ne dérape. Une chance : Connor est aussi facile à vivre que l'était sa mère… il n'a pas hérité de l'irascibilité condescendante à l'égard de l'espèce humaine qui me caractérise la majeure partie du temps. C'est donc sans surprise qu'ils ne tardent pas à se trouver sur un terrain que je sais cher à Maisy : l'astronomie. Entre un petit bonhomme avec le nez vers les étoiles et une brillante spécialiste de la Voie Lactée, le courant passe à merveille. Je me souviens d'un voyage dans les Émirats avec la belle étudiante, lorsque nous étions amants en secret pour le reste du monde. Nous étions montés au toit d'un hôtel de luxe et pendant au moins deux heures, elle avait parlé de ce toit étoilé qui s'étirait au-dessus de nos têtes. Néophyte complet en la matière, j'avais écouté, charmé par le son de sa voix. Un timbre passionné, rêveur, savant et doux à la fois. Impossible de l'interrompre, non pas parce qu'elle ne laisse pas l'espace pour répondre, mais surtout parce qu'on a envie de l'écouter raconter l'espace encore et encore. C'est une des raisons pour lesquelles je n'ai jamais vu en elle qu'une simple maîtresse, ni même une banale favorite : Maisy est une femme à l'intelligence redoutable, dotée d'une combattivité aussi exemplaire que la force des sentiments qu'elle est capable de déployer. Une telle beauté d'esprit et de chair se protège, à la manière d'un diamant qu'il faut faire luire au soleil pour en révéler tous les atouts. Je bois mon thé très lentement, détaillant la jeune femme d'un regard bleu lagon assez amusé. Pour en avoir parlé avec elle, je sais que la famille n'est clairement pas le cocon stable dans lequel bien des filles de son âge ont pu se prélasser, hormis la présence bienveillante de ses grands-parents. Voilà pourquoi je ne veux pas qu'elle parte maintenant : je veux qu'elle comprenne qu'ici, dans cette famille, elle pourra se forger la place de son choix. Sans être l'égale de Sophie aux yeux de Connor, je ne doute pas qu'elle saura se faire une place unique dans le cœur de mon fils. Quant à Camille, il n'y a qu'à voir cette étincelle malicieuse dans son regard bleuté pour comprendre à quel point elle est ravie de voir un visage féminin au milieu de tous ces hommes. Non, Maisy ne sera pas une étrangère dans la famille Shark : je me surprends à vouloir l'intégrer le plus possible. Néanmoins, nos regards se croisent et j'y vois poindre la lueur de l'inquiétude, de l'angoisse. Est-ce que tout cela va trop vite ? Je mentirai en disant que j'aurais peur qu'elle ne revienne pas, une fois le seuil de cette maison franchi. De la peur nait la maladresse, la tasse de thé lui échappe des mains et soulève la susceptibilité de Camille qui a une sainte horreur du bruit de vaisselle cassée. Un point sensible dans la mesure où son frère est une tornade instable dès qu'il en a dans les mains… Je pose une main sur le sommet de la tête de l'enfant et je souffle au creux de son cou en l'embrassant une fois. "Calme-toi… tout va bien, ce n'est rien." Le timbre grave, j'apaise la petite qui me couvre d'un regard fasciné avant de reprendre un morceau de pain entre ses doigts potelés, repartie à la charge d'un nouvel objectif. Je me lève à mon tour et approche la poubelle pour l'aider à ranger. "Connor, tu peux aller faire ta toilette à la salle de bains, après avoir rangé tes affaires." Sans broncher, le petit blond dépose son bol et ses couverts dans le lave-vaisselle puis fonce à l'étage pour aller prendre sa douche, non sans glisser un dernier sourire de canaille à Maisy. Une fois seuls, je reste près d'elle et dépose les derniers débris de porcelaine dans la poubelle. "Tu ne déranges personne, Maisy. J'ai envie de passer du temps avec toi, et ailleurs que dans une situation de crise. Ou dans un lit." Pouvoir simplement profiter d'une journée très simple, sans chichis ni embrouilles. De quoi s'aérer l'esprit sans rien avoir à cacher ou à prétendre. "Quoique je ne me suis jamais plaint d'une journée au lit avec toi, ceci dit." Un sourire en coin ourle mes lèvres, juste pour taquiner la Bêta. Une fois la poubelle rangée, je me redresse puis j'attire doucement Maisy contre moi afin de la serrer dans mes bras. Doucement, tendrement, mon pouce caresse sa joue tandis que mes lèvres se posent avec délicatesse sur les siennes. "J'aimerai que tu te sentes à l'aise, et crois-moi c'est bien parti. Cependant, tu es entièrement libre. Si tu préfères y aller doucement et prendre un peu de temps seule avant de sauter le pas, je comprendrai tout à fait. Tu n'es contrainte à rien, avec moi." C'est sans doute la chose la plus importante que je souhaitais lui faire comprendre. Elle n'aime pas être forcée ou obligée, même s'il faut lui pousser un peu à la roue de temps en temps pour la faire avancer. Au lieu de trop insister, je la laisse libre d'agir ou de s'exprimer à sa convenance. "Mais sache que tu ne bloque personne ici, que ce soit moi ou les enfants. D'accord ?" Je soulève son menton du bout de mes doigts et je l'embrasse avec la fièvre de la passion. Le démon Shark a beau être inhumain, il y a bien une femme qui a pourtant réussi l'exploit de trouver un cœur sous la roche glacée qui repose dans son torse. Et à cet instant, il bat la chamade.