Alors que la journée touchait à sa fin, je pouvais officiellement dire qu’elle avait été plutôt bonne. Elle n’avait pas été franchement différente de celle que j’avais passé hier, et celle que je vivrais demain serait sans doute sensiblement la même. Ce constat que je faisais pouvait paraître ridicule, presque risible même, mais il était apparemment capital, voire même essentiel, pour moi. Depuis que j’étais revenu de l’Irak, je m’évertuais – sur ordre de mon psy, évidemment – à voir les choses plus positivement. Il paraît que ça aide. Il paraît. Je n’avais pas été franchement convaincu par la méthode – la pensée positive et l’optimisme, très peu pour moi – mais je faisais mon mieux pour m’acquitter avec justesse de la tache. Tous les jours donc, en fin de journée plus exactement, je me faisais un listing des « bonnes » et des « mauvaises » choses. Ainsi, aujourd’hui, ma case « mauvaises choses » (si on exceptait mon manque quotidien de sommeil, évidemment) était restée vierge, et ça me convenait parfaitement. Les cours s’étaient bien déroulés, je n’avais appris aucune mauvaise nouvelle, et j’avais fini en beauté avec un entraînement sportif intensif en compagnie de Kilian. Kilian, Sigma de son état, mais surtout l’un de mes seuls et uniques amis. Nous nous étions connus il y a de cela quelques années, alors que nous étions tous deux en France. La distance avait fini par nous séparer, un jour, mais nous avions su garder notre amitié intacte. Ni l’Atlantique, ni même l’Irak n’étaient venus à bout de cette confiance mutuelle, de ces doux et chaleureux souvenirs communs. Par le biais de cette amitié, je me complaisais à croire qu’il existait des choses, ou plus exactement des relations indestructibles. Que tous nos efforts n’étaient pas vains, qu’il pouvait y avoir une issue positive à tout sentiment sincère. C’est en tout cas ce que m’avait avoué à demi-mot le français, en faisant implicitement référence à ma situation, mais aussi sans doute à la sienne. Sur le coup, j’avais préféré ne pas trop me poser de question – la conversation avait continué, sans que je ne relève ses propos. Mais maintenant que j’étais seul, ils me revenaient soudainement en mémoire, comme si je prenais seulement conscience des choses, comme si je venais tout juste de sortir d’une longue léthargie. Subtilement, le Sigma avait fait référence à Tessa, une Bêta avec qui je sortais depuis maintenant quelques semaines. Les choses nous étaient tombées dessus, comme ça, sans crier gare. Ni elle, ni moi ne nous étions attendus à ça, je crois. A la base, nous étions seulement à la recherche de quelqu’un pour passer un bon moment, dans une soirée étudiante qui ne serait certainement pas inscrite dans les annales. Nous nous étions bien trouvés, ce soir là. Et nous en avions profité, c’était bien vrai. Seulement… Les choses ne s’étaient pas arrêtées à la fin de la soirée, comme ça aurait dû être le cas. Je ne savais ni comment, ni pourquoi on en était arrivé là, à ce point, à ce stade. C’était arrivé, voilà tout. Je ne savais pas jusqu’à quand cette soudaine idylle se déroulerait sans nuage, sans conflit. Mais j’essayais de ne pas m’en formaliser : je profitais juste à fond de l’instant présent, sans trop me poser de questions. Et puis de toute façon, j’avais tout le temps nécessaire pour y réfléchir : pour le moment, ma seule nécessité était d’aller prendre une douche, et de me mettre à ce foutu devoir qui ne m’intéressait guère.

Je suis ressorti de la salle de bain un quart d’heure plus tard, à moitié habillé. Posant un regard résigné sur mon bureau, j’ai bruyamment soupiré. Pitié, faites qu’une instance supérieure – à laquelle je ne crois pas, soit dit en passant – œuvre en ma faveur, histoire que j’eus une bonne raison de remettre à plus tard ce devoir. Une minute passa, puis une deuxième. J’étais résigné, lorsque j’ai entendu la porte de ma chambre s’ouvrir. Note pour moi-même : reconsidérer l’existence des instances supérieures, finalement. Je me suis retourné pour faire face à Tessa, ma petite-amie. « Je n’ai eu le temps d’accueillir personne, je reviens tout juste de l’entraînement. » Déclarais-je en enfilant le tee-shirt noir qui traînait sur mon lit. Inutile d’en dire davantage, j’étais un peu près sur que Tessa savait pertinemment ce qu’il en était, ce que je sous-entendais. Je l’avais mise au courant de mes entraînements réguliers avec le Sigma, qui avait sollicité mon aide quelques semaines plus tôt. « Mais merci beaucoup pour ce précieux conseil : la prochaine fois, avant de les mettre dehors en quatrième vitesse, je pourrais les cacher dans cet endroit astucieux. » Ajoutais-je en me retournant vers elle, tout sourire. Je la taquinais, bien évidemment. Comme toujours, d’ailleurs. Je savais qu’elle pouvait avoir parfois tendance à vite monter sur ses grands chevaux dès qu’un élément la contrariait, et je la provoquais délibérément : juste comme ça, pour l’emmerder gentiment, et pour avoir le plaisir de la voir s’égosiller inutilement. Bon, certes, elle allait me lancer un regard noir lorsqu’elle comprendrait que je me fichais purement et simplement d’elle, mais ça valait le coup.