La large banderole était étendue au-dessus des têtes des quelques volontaires qui avaient pour mission de recruter un maximum de donateurs d’ici la fin de la journée. Aujourd’hui, la sensibilisation était mise à l’honneur, et dans ce cas-ci, il s’agissait d’initier les passants au don : don de sang, don de plasma, don de plaquettes, tout était bon lorsqu’il s’agissait de sauver des vies. Vêtue d’un t-shirt blanc sur lequel était imprimé en lettres capitales d’un bordeaux profond le slogan de la journée, Alaina souriait à tous les passants, distribuant des tracts et fournissant quelques explications à ceux qui avaient une seconde à lui accorder. Derrière elle, d’autres volontaires s’activaient, et tous avaient abandonné leur chaise confortablement installée derrière la grande table sur laquelle s’étendait tout leur matériel de la journée. Il n’était que treize heures, et ils avaient déjà recruté un bon nombre de donateurs – Alaina était contente, mais loin d’être satisfaite. Il fallait qu’ils triplent, voire quadruplent leur score d’ici la fin de la journée. Un soleil rayonnant éclairait la ville de San Franisco et il régnait une chaleur étouffante en ce début d’automne, mais pour une fois, la jeune Gamma n’en fut pas mécontente.

Qui aurait cru, ne serait-ce que quelques mois auparavant, qu’Alaina ferait partie de ces militants pour la cause commune ? En particulier au sein de l’université, étant donné qu’elle faisait partie de la confrérie des rebelles et des asociaux, elle était étiquetée comme tous les membres de sa confrérie comme je-m’en-foutiste au plus haut degré. Pourtant, il n’en était rien – pour tout dire, Alaina donnait régulièrement sang, plasma et plaquettes dès qu’elle en avait l’occasion, et ce depuis un an. Mais c’était son ami, Symon, qui l’avait persuadée de pousser la bonne action au niveau supérieur en prenant une journée de son temps pour tenter de mobiliser le peuple. Il avait jugé que la mine souriante et colorée (à cause de ses cheveux) d’Alaina rendrait les passants plus susceptibles de se laisser intéresser et engager, et il avait vu juste – à elle seule, Alaina avait recruté près de la moitié de leurs nouveaux donateurs. Elle dégageait une énergie sans pareille alors qu’elle hélait chaque nouveau passant. « Bonjour Monsieur, que diriez-vous de sauver une vie ou deux ? Cela ne vous coûtera rien d’autre qu’un peu de temps et de sang, et cela vous rapportera la certitude d’avoir permis à quelqu’un de voir sa vie prolongée. » Dès qu’elle arrivait à en intéresser un, elle débitait argument sur argument, souriante et motivée, et en général, cela fonctionnait. Si Symon avait été à côté d’elle, il aurait été fière de la jeune femme – mais il vaquait à d’autres occupations et Lanie se promit simplement de lui raconter le soir même combien elle avait été efficace.

Ce n’était pas par simple désir de donner un peu d’elle-même à la communauté qu’Alaina avait commencé à donner son sang. Le déclic avait eu lieu lorsqu’elle fut rattachée par un baxter à la vie, qui ne tenait alors que par un mince fil des plus effilochés. On l’avait trouvée, sanglante et tailladée de toutes parts, avec une quantité impressionnante de médicaments en tous genres dans l’estomac, baignant dans une eau devenue glacée dans sa baignoire. Encore aujourd’hui, sa survie demeurait un pur miracle. Personne n’avait su expliquer comment elle avait pu s’en tirer avec une simple perfusion et un lavage d’estomac, alors qu’elle avait avalé de quoi terrasser un éléphant en quelques minutes et qu’elle avait perdu une quantité considérable de sang. Elle appartenait au groupe O négatif, un groupe qu’elle partageait avec sept pourcent de la population – et accessoirement le seul groupe qui ne pouvait recevoir de transfusion que de ses semblables ; autrement dit, son sang était précieux car il pouvait être donné à tout le monde, mais certaines personnes ne pouvaient en recevoir aucun autre. Si, lorsqu’elle fut trouvée au bord de la mort, on n’avait pas eu accès à une quantité généreuse de sang O négatif, elle ne serait plus là pour distribuer des tracts et pour pousser les passants à suivre son exemple.

Le comportement qu’avait adopté Alaina après sa tentative de suicide avait été des plus mystérieux. Dès son réveil, elle n’avait pas manifesté le moindre signe de dépression ou de détresse. Elle semblait même n’attendre qu’une seule chose : pouvoir sortir aussi vite que possible de l’hôpital et reprendre sa vie là où elle en était. Comme si toutes ces coupures et tous ces médicaments n’avaient été qu’une simple petite expérience dont la durée ne pouvait excéder le week-end. Aujourd’hui, elle était reconnaissante d’avoir été sauvée par ce donneur inconnu, même si elle ne semblait pas saisir la gravité de l’instant lorsque tout s’était déroulé – les mots qui lui venaient à l’esprit lorsqu’elle pensait à cette perfusion étaient plutôt « pratique » et « utile ». Néanmoins, cela lui avait fait prendre conscience de la fragilité de la vie et du besoin de s’entraider – et c’était pourquoi elle avait aussitôt commencé à donner son sang, espérant pouvoir sauver quelqu’un, qui se trouverait ou non dans une situation similaire à la sienne un an plus tôt.

Mais rien de toute cette sombre histoire ne transparaissait sur le visage réjoui d’Alaina. Elle semblait simplement être une de ces bénévoles débordant d’énergie et toujours désireuses de faire de bonnes actions sans avoir une quelconque histoire personnelle qui pût justifier cette envie. Elle parvint encore à intéresser un passant, lui fit la conversation, le convainquit en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Elle le remercia chaleureusement et l’invita à se rendre auprès de ses collègues pour les formalités, avant de se retourner pour retourner à la suite de son boulot… et se figea, tout comme son sourire éclatant qui s’évanouit aussitôt pour laisser place à une expression à la fois surprise et quelque peu refroidie. Il ne lui avait fallu qu’une seconde pour reconnaître la jeune femme en face d’elle, et même si sa présence ici n’était pas surprenante, Alaina avait espéré ne pas y avoir affaire aujourd’hui.

Alaina éè Aleyna, donner votre sang c'est sauver des vies. :D

Alaina n’était pas le genre de fille à avoir des préjugés sur tout. Ce n’était pas comme ça qu’elle avait été éduquée, on lui avait toujours enseigné d’accorder une chance à chacun et de ne jamais juger sans fondement. Alors la jeune femme s’était toujours efforcé d’être la plus juste possible et de ne jamais laisser ses a priori prendre le dessus. Bien entendu, avec son tempérament de feu, il était difficile de toujours rester rationnelle, et la jeune femme ne pouvait s’empêcher d’avoir quelques idées préétablies – prenons par exemple son aversion à l’égard de certaines confréries de Berkeley, comme les Bêta ou les Epsilon. Elle ne condamnait pas tous les membres de ces confréries qu’elle jugeait profondément inutiles et dénuées d’intérêt, mais ne recherchait absolument pas leur compagnie et ne se privait jamais pour lancer l’une ou l’autre remarque bien placée sur leur choix de confrérie – après tout, s’ils avaient choisi de grossir les rangs des roses et des violets, c’est qu’elle avait bien quelque chose à leur reprocher, non ? Alors oui, certes, la jeune femme était parfois impulsive et avait des fois tendance à se faire des jugements hâtifs, mais elle tentait tant bien que mal de réprimer cette tendance qu’elle ne jugeait absolument pas constructive ou bénéfique. Elle avait toujours su être reconnaissante lorsque certaines personnes avaient décidé de lui accorder une deuxième chance, pour quelque raison que ce fût, mais toujours en faisant abstraction des quelques apparences qui ne jouaient pas en sa faveur. Alors, elle estimait qu’elle aussi devait agir de même, et que la moindre des choses était de mettre ses a priori de côté le temps de pouvoir se forger un véritable avis, fondé et valable, sur ses interlocuteurs.

Mais avec Aleyna, malheureusement, cela ne s’était pas passé ainsi. Certes, Alaina n’avait rien contre la jeune femme en elle-même. Elle appréciait, dans l’ensemble, la confrérie des Sigmas (quoiqu’elle les trouvât parfois un peu niais et utopistes), et ne doutait pas un instant des qualités que pouvait avoir la jeune femme. Elle ne pensait pas d’elle qu’elle était une peste, quelqu’un de dénué d’intérêt, d’intelligence ou de gentillesse. Rien de tout cela, oh que non. Après tout, Aleyna n’avait jamais rien fait pour s’attirer les mauvaises grâces de sa quasi jumelle de prénom. Alors, qu’est-ce qui pouvait bien motiver la rancœur d’Alaina à son égard ? Comment était-ce possible que d’une seconde à l’autre, elle pût passer de ce sourire ultra bright à cette moue soudainement plus froide et inexpressive ? Un seul mot suffisait pour expliquer cette situation de long en large, et ce mot était jalousie. Alaina était jalouse d’Aleyna. Elle savait que celle-ci avait traversé des épreuves difficiles. On le lui avait raconté, elle avait déjà aperçu la Sigma avec cette fillette dont elle s’occupait, elle avait déjà surpris l’une ou l’autre de ses conversations où elle parlait de son défunt petit ami. Sans compter que Symon était un ami en commun aux deux jeunes femmes et qu’il avait brièvement expliqué l’histoire d’Aleyna. Alaina ne cherchait pas à nier l’horreur que la Sigma avait dû traverser, au contraire, à l’entente de son histoire, elle avait senti son cœur se serrer. Elle avait d’abord ressenti de la compassion à son égard, puis une impression qui lui disait qu’elles étaient plutôt similaires. A la différence près qu’Aleyna semblait respirer le bonheur. Elle était cette fille rayonnante, sublime, dont on ne pourrait jamais deviner qu’elle avait dû traverser des épreuves aussi difficiles. Une chose était évidente lorsqu’on l’observait : elle semblait parfaitement remise des tragédies qui avaient secoué sa vie. Et c’était à ce moment-là que la jalousie était survenue. Alaina la détestait, de s’en être sortie à si bon compte. Elle la détestait d’être apparemment aussi heureuse et épanouie, alors que la Gamma ne passait pas un jour sans ressentir un sentiment de désespoir, de vide ou de fatigue. A presque vingt ans, elle avait l’impression d’en avoir soixante, tant elle était lasse et épuisée. Elle ne prétendait pas être plus malheureuse qu’une autre, c’était un titre pour lequel elle ne ressentait nullement le besoin, ni l’envie de se battre. Mais elle ne parvenait tout simplement pas à se défaire de sa détresse. Et chaque regard posé sur Aleyna la ramenait à son propre échec, sa propre incapacité à passer à autre chose. Elle avait l’impression que, inconsciemment, Aleyna la narguait, avec son nuage de bonheur et de félicité. Et elle avait en permanence envie de lui balancer tout cela à la face, mais ce ne serait qu’une preuve supplémentaire que, d’elles d’eux, elle était celle qui avait lamentablement échoué et qui continuait à se démener contre sa détresse, sans jamais parvenir à s’en débarrasser.

Pour toutes ces raisons, Alaina fut profondément agacée de la voir ici. Mais elle parvint à se composer un masque d’indifférence, neutre au possible, se rappelant qu’aujourd’hui, l’essentiel était les dons à collecter, et que ce n’était pas le moment de chasser une volontaire. Elle se chargea donc d’inscrire Aleyna, qui lui demanda également de la guidée jusqu’aux infirmières. Alaina se força à lui sourire et se mit en route, s’assurant qu’elle la suivit. Et lorsqu’Aleyna mentionna le fait qu’elle n’était pas très loquace, elle eut beaucoup de mal à ne pas lever au ciel, et ne parvint pas à réprimer une petite réponse sarcastique, pas nécessairement empreinte de méchanceté mais quelque peu surprenante malgré tout. « Je peux même te commander un audio-guide et te faire visiter tout l’hôpital, si tu veux. » Elles arrivèrent à destination, et Alaina s’apprêta à repartir, mais elle fut à nouveau interpellée par la Sigma. La remarque qui sortit de sa bouche eut le don d’énerver sérieusement la Gamma, mais celle-ci s’exhorta au calme, s’exprimant toutefois plus froidement que jamais. « Je ne laisse rien croire, je n’ai rien à prouver à personne. Et oui, je donne mon sang, mes plaquettes, et mon plasma. Je n’aurais rien à faire ici si ce n’était pas le cas. » Elle s’apprêta à faire volte-face pour retourner à son stand lorsqu’elle fut interpellée par une des infirmières. « Ah ! Alaina, parfait, Jimmy t’a prévenue ? » Le regard interrogateur que lui renvoya Alaina semblait lui signaler qu’elle n’avait absolument pas vu Jimmy. « Ça ne fait rien, tu es là, c’est l’essentiel ! On peut te faire ta prise maintenant, si tu veux. Comme ça tu seras tranquille pour le reste de la journée. » L’infirmière lança un regard bienveillant à Aleyna. « On pourra s’occuper de vous en même temps, je pense. Comme ça, on fera d’une pierre deux coups ! » Alaina eut l’impression de sentir une pierre tomber dans son estomac, et la seule réaction dont elle fut capable fut un rictus des plus forcés – que même le plus optimiste des imbéciles n’aurait en rien pu trouver bienveillant.

Alaina éè Aleyna, donner votre sang c'est sauver des vies. :D