Vendredi soir. L'Absinthe Bar. 20h. Les cours sont terminés. Les examens sont passés. Les étudiants comme les professeurs sont en vacances. Les résidences universitaires se vident peu à peu, bien que certains comptent y rester tout l'été. L'établissement de Berkeley en lui même, commence à se voir déserté de ses habitants. Des diplômes attribués, quelques redoublements, des passages en année supérieure, il y en avait pour tout les goûts. Seulement, je prenais conscience qu'être professeur, ça pouvait donner l'impression de passer sa vie à retaper son année, encore et encore. Vingt ans plus tard, on se retrouve encore au même niveau. Mais bon, je suppose qu'on s'y fait. On doit en voir défiler des têtes. Pour le moment, ça m'est égal. Ça me rassure en fait de ne plus voir de gueules cadavériques le vendredi matin, ainsi que quelques étudiants quittant mon cours avec rapidité pour aller vomir ce qui leur reste d'alcool dans le corps, car ils n'ont pas su se maîtriser la veille au soir. J'allais pouvoir profiter de réelles vacances. Passer quelques soirées dans les bars, séduire les femmes, passer du temps avec mon frère mais surtout – car mon but premier se trouvait là – me faire accepter par mon fils Kilian.

Pour le moment, je profitais d'une soirée tranquille à l'Absinthe. Je ne comptais pas les quelques étudiants dont je reconnaissais les têtes, qui s'agitaient comme des hystériques, tout en jouant le rôle d'éponge alcoolique. La raison d'un tel nombre de jeunes ici ? On les laisse consommer de l'alcool, sans même prendre la peine de leur demander leur carte d'identité. Et même si certains sont en âge de prendre autant de whiskys qu'ils le souhaitent, le fait est que s'ils sont liés d'amitié avec un jeune de moins de vingt-et-un ans, le choix du bar est très rapidement fait. C'est également un lieu recherché par les adultes. Une ambiance chaleureuse et ouverte à la discussion, parfois à plus. L'endroit idéal pour faire des rencontres et espérer passer la nuit accompagné. Et comme je suis en pleine quête pour retrouver toute mon humanité, je trouvais assez judicieux de me mêler à la foule... non sincèrement, ce qui m'intéresse, c'est de me taper la jolie blonde qui se trouve au comptoir là-bas.

Je m'approche d'elle et m'installe sur le grand tabouret juste à côté. Je joue la carte de l'ignorance pour le moment et commande une bière au barman. Je sens son regard sur moi. Mon visage reste neutre alors qu'intérieurement, je lutte pour ne pas esquisser un sourire. Finalement, je tourne la tête et croise un magnifique regard entre le bleu, le gris et le vert. Époustouflant. D'ailleurs j'affiche une très faible mine surprise devant des yeux pareils. Bon sang, elle est encore plus belle que ce que je pensais. Je ne retiens pas un sourire cette fois-ci. « Bonsoir... », lui lançais-je. « Bonsoir. » Elle venait de me répondre de sa voix douce et agréablement particulière. Et qu'on me croit ou non, quand il s'agit de séduire une fois, je suis plus doué pour montrer mes qualités, un peu comme tous les hommes, avouons le. Ainsi, il me fallu une heure pour avoir le droit à un premier baiser. Nous avions discuté de tout et de rien. Elle me disait attendre une amie, ce qui m'avait un peu déçu, je devais bien l'avouer. Et quand 21h arriva, je lui proposais de m'éclipser pour la laisser seule avec son amie qui devait arriver. Dans la mesure où nous nous étions étrangement très bien entendus, et qu'elle me voyait me lever de mon tabouret, elle m'avait retenu en agrippant ma main puissante. J'eus à peine le temps de tourner la tête que ses lèvres arrivèrent à la rencontre des miennes pour un délicieux baiser digne des grands films Holywoodiens. Sauf que dans le cas présent, où j'entendis quelqu'un près de nous se racler la gorge.

Cette jeune femme est délicieuse. Et ce serait mentir que de dire que je ne veux pas atterrir dans son lit pour la soirée. Oh non, je ne cherche pas que du sexe. Enfin... si ! Ce que je veux dire, c'est que Cynthia est une femme très intéressante, avec qui l'on peut discuter. Disons que c'est un plus. Une femme intelligente, charmante et vraiment très belle. Intérieurement, j'étais très fier de moi ce soir, alors que nous nous embrassions comme deux jeunes amoureux transis. J'aime ses baisers, sa façon de mordiller ma lèvre inférieure, sentir ses doigts sur ma joue recouverte d'une barbe naissante. Puis ce raclement de gorge. Nos têtes se reculèrent l'une de l'autre. Je l'observais dans les yeux avec un petit sourire en coin attendri. Je dois avoir le numéro de cette femme, car elle, elle mérite de se faire rappeler. Et c'est avec cette pensée que je tournais la tête. Et là, l'impensable arriva. « Super... Bibendum... », murmurais-je. Cynthia ne sembla pas entendre, contrairement à Cheyenne qui me lança un regard terriblement noir.

Mes yeux couleur noisette détaillaient Cheyenne de haut en bas, sans aucune gêne. Peut-être même avec un peu trop d'arrogance. La robe légère qu'elle portait ne faisait que mettre l'accent sur son ventre arrondi. N'a-t-on jamais dit qu'une femme enceinte est une femme resplendissante et magnifique ? Ce fut le cas de Hutchinson. Elle se trouvait là, dans toute sa féminité. Je l'avais connue brusque, sévère et parfois garçon manqué dans son attitude – ce que j'ai toujours aimé de sa part d'ailleurs. Là, je lui trouvais une grand fragilité : les deux gamins qu'elle portait encore en elle, mais qui pointeraient le bout de leur nez d'ici peu de temps. Sans m'en rendre compte, je me mis à sourire. Oui, elle est définitivement très belle dans cette situation. Un peu comme si le fait de tenir la vie l'avait assagie. Comme si désormais, elle venait d'endosser un nouveau rôle de femme. Je ne pus m'empêcher de penser qu'Andrew avait bien de la chance. Et j'espérais qu'il en avait conscience. Voir Cheyenne là, le ventre rond, me fit penser à Sasha, ma défunte épouse, la mère de mon fils. Je me souvenais comme si c'était hier de ces neufs mois à préparer l'arriver du bébé. La seule différence, c'est que nous, à l'époque, nous n'avions que dix-sept ans.

Puis la voix de la future maman me sortit de mes pensées. « Bonsoir, ma belle. Comment s'est passé ton voyage ? ... » Elle connaissait Cynthia ? Alors ça, c'est la poisse. Pourquoi fallait-il que la seule femme que je rencontre ce soir, se révèle être une très bonne amie de celle qui piétine en ce moment même mon cœur. Était-ce trop demandé que de ne pas l'avoir dans les pattes ? Cheyenne m'ignorait complètement, me faisant ainsi comprendre que j'étais de trop ici. Mais dans la mesure où j'avais bien envie de la faire chier – on ne change pas ses bonnes vieilles habitudes –, je restais camper sur le haut tabouret en cuir à côté de la jeune femme. Ma main restait posée sur sa cuisse. Cynthia semblait étonnée que la jeune femme soit enceinte. Hutchinson s'installa à côté de nous. Et d'un coup : « Je voulais vous présenter, mais j'ai comme l'impression que vous vous connaissez déjà... », nous lança-t-elle, quelque peu décontenancée par la situation alors que Cheyenne et moi nous lancions des éclairs avec nos regards, comme deux gamins prêts à se battre pour un jouet. « Mh... attendez moi là, je reviens et vous m'expliquerez. » Puis elle fila rapidement aux toilettes. Jusque là, j'avais gardé le silence. Je n'avais pas envie de faire fuir Cynthia avec mes paroles blessantes envers ma collègue. Mais une fois le champs libre, je fronçais les sourcils. « Tu veux que je demande un deuxième tabouret pour mettre ton autre fesse dessus ? J'ai peur que tu tombes là. » Oh oui ! J'aime la charrier sur le fait qu'elle soit enceinte. Je mise sur le fait qu'elle soit devenue plus imposante, même si dans le fond, je la trouve magnifique et toujours aussi sexy. Mais ça, elle n'est pas obligée de le savoir.