J'ai des hauts des bas, des milieux ça se voit,
Je ne sors plus de chez moi, j'suis folle et ça se voit,
J'ai pas grand chose à faire,
J'ai pas grand-chose à dire sur cet air

Ça devait maintenant faire cinq bonnes minutes que je fixais mon assiette pleine à ras bord de soi-disant bons nutriments. Une sorte de petit-déjeuner des champions mais moi qui ai plutôt l’habitude de déjeuner une demi tartine en quatrième vitesse, j’avais du mal à m’imaginer engloutissant autant de nourriture. Surtout aussi tôt le matin.
J’étouffai un bâillement et jetai un coup d’œil à ma montre. 6h15. Pas étonnant que j’aie encore du mal à ouvrir les yeux, je devais même avoir d’horribles cernes et être blanche comme une malade. Je n’aime pas me lever tôt, j’ai horreur d’être éveillée et d’entendre tous mes colocataires dormir, je ne supporte pas être tirée de mes rêves par cette abominable sonnerie de réveil. On devrait passer directement de la nuit à l’après-midi et oublier les matins. Je poussai un profond soupir et allai jeter le contenu de mon assiette. Je sais je sais, jeter de la nourriture, c’est mal. Vomir partout n’est pas tellement mieux.
Je n’avais maintenant plus qu’une dizaine de minutes pour m’habiller et descendre sur le campus. Je pris une douche rapide, laissai tomber le maquillage (pas le temps, la flemme) et enfilai des vêtements assez confortables pour pouvoir courir avec. J’emportai une barre de céréales et une bouteille d’eau dans mon sac. J’essayai de faire le moins de bruit possible en quittant le dortoir et en traversant l’université. Il y avait encore pas mal de gens sur le campus, malgré les vacances, et je ne suis pas certaine qu’ils apprécieraient d’être réveillés par une fausse sportive.
Estéban m’avait demandé de le rejoindre vers 6h30 dans le parc de l’université. Il aimait mieux que ce soit tôt pour ne pas qu’il y ait trop de monde et avoir tout l’espace qu’on veut. Et apparemment, arrêter de me lever à 13h me ferait du bien…Tu parles. En marchant sur l’herbe encore trempée, j’entendis mon ventre gargouiller légèrement. Je ne suis pas certaine que se dépenser le ventre vide soit une très bonne idée mais il était trop tard pour avoir des regrets. Si Estéban veut savoir si j’ai bien déjeuné, je serai obligée de lui mentir et de faire semblant de rien. Quand j’arrivai au lieu de rendez-vous, il n’était pas encore là. Je m’assis sur un banc, l’air frais me faisait du bien et devait me redonner quelques couleurs. J’avais oublié comment était les choses le matin, c’est une habitude que je devrais peut être reprendre…

Il y a quelques années, il m’arrivait parfois de me lever avant tout le monde pour courir dans les bois près de chez moi. D’autres fois, je partais en pleine journée courir autour du petit village de mes grands-parents. Je n’allais jamais très vite mais j’arrivais à garder un bon rythme pour pouvoir courir un moment. Comme pour beaucoup de mes anciennes habitudes, c’est Willow qui m’en avait donné envie. Au début, elle courait même avec moi mais elle s’en est très vite lassée, m’abandonnant avec mes écouteurs. Ce doit être la seule chose pour laquelle je ne regrettai pas Will. J’aimais bien, j’aimais mieux, être seule pour me dépenser un peu. Je pouvais m’arrêter quand je le voulais, sans être obligée de répondre à des questions. Je pouvais choisir le chemin que je préférais, sans devoir me disputer dix minutes. Je pouvais choisir mon propre rythme, sans être obligée de le modifier sans cesse pour être en même temps qu’elle. J’avais la paix.
Quand j’ai déménagé en Amérique pour rejoindre mon père, j’ai perdu tous mes repères et toutes mes habitudes. Je n’avais plus envie de courir, encore moins en plein centre ville. En plus ou moins cinq ans, je n’ai pas fait le moindre effort physique. Si j’avais réussi à décrocher mon permis pratique et que je m’étais achetée une voiture, je pense que je n’aurai rien fait pour changer cela. Mais j’ai raté ce test, plusieurs fois même. Alors, j’ai du me rabattre sur les bus et les taxis…Pour les avoir, il faut parfois courir. Pas longtemps, c’est vrai, juste quelques secondes, juste quelques mètres. Et bien, croyez-moi ou non mais ces quelques mètres, ces quelques secondes, je les ai bien sentis. J’ai aussi bien compris que je ne pouvais pas rester ainsi et qu’il fallait que je réagisse. C’est là qu’Estéban entre en jeu. Je l’ai vu courir un jour, à un entrainement et, impulsive comme je suis, je n’ai pas réfléchis à deux fois avant de lui demander d’être mon coach. Les premières semaines, j’ai regretté ma demande. Je veux bien croire que je ne suis pas toujours très facile. Je sais que comme j’en avais marre et mal, je me plaignais souvent. Mais ça ne justifie pas d’être aussi exigeant. J’ai cru qu’il préférait me taper sur les nerfs à la place de m’aider. Travailler dur…blablabla…faire des efforts…blablabla. Plus il m’en demandait, moins j’avais envie de bouger. Pourtant, j’ai vite compris qu’on allait tourner en rond en continuant ainsi. Je les ai donc fais, ces stupides efforts. A partir du moment où j’ai commencé à prendre tout cela au sérieux, nos relations se sont nettement améliorées. Aujourd’hui, je peux compter Estéban parmi mes amis. Je lui pardonnai même de m’obliger à mettre mon réveil un week-end de juillet.

Un coup de vent m’obligea à resserrer mon gilet, je n’avais qu’un top en dessous. Je posai mon sac sur mes genoux puis jetai un coup d’œil à ma montre. Il était 6h35. Etant d’ordinaire loin d’être ponctuelle, je ne pouvais me plaindre de rien. Et puis, cinq minutes, ce n’est pas grand-chose.

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