Alcide n’avait jamais pris son rôle de parrain à la légère. Il y a dix-sept ans, c’était pour Julien qu’il s’était investi corps et âme dans ce statut à responsabilités… mais Julien avait encore ses deux parents, il avait même une grande sœur géniale… alors, le rôle de parrain avait surtout été fait de moments heureux. Un peu moins lorsque Julien avait treize-quatorze ans, là, il avait fallu être présent pour rassurer l’adolescent, le guider parfois et puis aussi pour l’écouter raconter ses premières histoires de filles… Oui, là, ça avait été facile. Et puis, Gwendoline avait pas mal conseillé son frère pour qu’il s’en sorte bien, ne fût-ce que pour trouver des cadeaux qui plaisaient à Ju.
Pour Elyott, c’était différent… d’abord parce qu’Alcide avait dix ans de plus à la naissance de son deuxième filleul qu’à la naissance du premier, ensuite parce qu’il s’agissait du fils d’un couple d’amis et non celui de sa sœur : cela impliquait que Théo et Juliet lui accordaient une immense confiance, ça n’avait rien de l’obligation… La situation était terriblement différente. Et maintenant qu’Elyott n’avait plus ses parents, eh bien, van Stexhe était face à une situation qu’il n’avait jamais connue et qu’il ne savait pas comment gérer.

Les paroles de miss Conway étaient à double tranchant. Il y avait en elles autant d’explications que de reproches… et ça, Alcide le percevait très bien. Il avait décidé de se concentrer sur la partie consacrée aux explications, parce qu’il ne tenait surtout pas à perdre Emy en se brouillant avec elle pour sa franchise. L’homme préférait de loin cette franche honnêteté à l’hypocrisie, d’ailleurs. Peu importait si sur le coup il se sentait un peu blessé, il savait que la jeune femme avait raison et que le secouer comme cela allait lui permettre de mieux remplir ses fonctions de tuteur.

"Je sais à quel point il est fragile, Emy… J’ai essayé d’adapter cet endroit pour qu’il puisse s’y sentir un peu chez lui… Elyott a sa chambre avec sa bibliothèque de BD et un bureau, il a sa salle de jeux, on passe du temps ensemble, pour préparer le repas, pour jouer ou lire à deux… Et tout ça, ça fonctionne très bien. Pour le moment, il n’a pas l’air de vouloir parler de ce qu’il ressent et je respecte ça." En thérapie individuelle, c’était une des règles élémentaires : on ne forçait pas un patient à parler. Ce dernier le faisait au moment qui lui semblait opportun, parfois après plusieurs séances, une fois que le patient avait noué un lien assez confiant avec le psychologue. "Lors des obsèques de ses parents, Elyott m’a demandé pardon parce qu’il pleurait…"

Alcide venait de dire cela à voix basse, parce que ce moment était encore frais dans sa mémoire et que ça lui faisait mal de l’évoquer. Il se souvenait parfaitement qu’il avait dit à son filleul qu’il pouvait pleurer, qu’il en avait parfaitement le droit et que, parfois, ça pouvait faire du bien de pleurer. L’enfant lui avait alors demandé pourquoi lui ne pleurait pas et van Stexhe lui avait dit qu’il pensait bien qu’il avait déjà usé toutes les larmes de sa vie depuis longtemps.

Alcide était un homme blessé, depuis longtemps. Il avait souffert de la perte de son frère, puis de la séparation de ses parents à une époque où le divorce était encore très mal vu, il avait passé son adolescence dans une école rigide au possible où il avait eu bien du mal à croire qu’il était encore possible d’être heureux. Sachant que sa mère était repartie vivre en Angleterre, l’adolescent qu’il était avait vécu des heures sombres et froides, en cachette de ses amis de l’époque, parce qu’il fallait être un gars fier et fort…
L’homme ne voulait pas qu’Elyott se sente, comme lui l’avait été, obligé de faire semblant que rien ne l’atteignait, qu’il était insensible et que la réalité le laissait indifférent. C’était à cause de tout cela que van Stexhe avait appris à garder pour lui tout ce qui lui pesait, accumulant sans cesse sur ses épaules des fardeaux de plus en plus lourds…

Emy continuait de parler, montant le ton et semblant dire au professeur qu’il était irresponsable et presque indigne du statut de parrain qu’il avait accepté. L’homme ne broncha pas. La jeune femme ne se basait que sur un seul fait pour juger ce qu’il en était, mais il ne servait à rien d’argumenter…

"Une baby-sitter ? Je n’ai pas confiance. Passer des petites annonces pour garder des enfants, j’ai toujours trouvé ça suspect. Mais tu as raison, je demanderai à des personnes que je connais bien, qui ont fait leurs preuves…" Edward s’était proposé et il avait deux enfants d’à peu près l’âge d’Elyott, déjà. Et puis, Esmeralda n’avait pas encore fait la connaissance de celui qu’Alcide comptait lui présenter rapidement… Esme étant comme une fille pour lui et elle avait vécu bien des merdes, elle aussi, alors elle connaissait mieux que quiconque la valeur de la famille, qu’elle soit de sang ou non.

Van Stexhe écouta encore, attentivement, les propos de la jeune femme en face de lui. Elle avait fait une grimace un peu bizarre, puis elle avait paru comme gênée, sans que l’homme ne sache exactement pourquoi. Elle lui conseilla d’essayer de créer une vraie relation avec l’enfant, en discutant avec lui, en prenant le temps d’apprendre à bien se connaître l’un l’autre. L’homme vit alors Emy ôter les mains de ses poches et s’avancer vers lui. Elle parla encore, l’encourageant à la patience et disant qu’Alcide comptait beaucoup pour Elyott, et là, elle lui sourit avant de l’enlacer. Van Stexhe l’entoura de ses bras également, posant la tête sur l’épaule de la jeune femme et fermant une seconde les yeux, avant de parler, tout bas, près de l’oreille de l’étudiante, comme ça il pouvait sentir son parfum, comme il avait tant aimé le faire auparavant.

"Tu as raison sur toute la ligne, Emy… et c’est pour ça que ça me fait un bien fou de t’entendre me parler à nouveau… Tu m’as manqué ces derniers temps et j’aurais voulu t’expliquer ce qui se passait…"

Il venait de terminer sa phrase quand les cheveux blonds de son petit bonhomme entrèrent dans son champ de vision. Alcide ne lâcha pas son étreinte pour autant, mais il fit signe à l’enfant d’approcher, parce qu’il avait à nouveau envie de le porter dans ses bras. C’était un truc que le professeur adorait faire : porter Elyott dans ses bras, le mettre à sa hauteur, voire plus haut que lui, et se sentir vraiment proche de son filleul de cette manière toute simple.

« Alors la, c’ est mon avion il est téléguidé c’ est trop bien ! Puis la, c’ est mon camion à pompier et puis l’ échelle ben elle est super grande ! Et la c’ est ma game boy et je sais pas si cela existe les game girl et j‘ ai des jeux qui vont avec aussi ! Et puis la, c‘ est ma collection de petites voitures de courses, et j‘ ai le tapis qui va avec aussi, et sur le tapis, ben c‘ est comme une ville avec pleins de trucs ! Et puis après, ben tu veux quoi comme autre jouets que j‘ ai ? Tu veux t’ amuser avec mes jeux aussi non ? » demanda l‘ enfant, observant Emy après avoir reposé les petites voitures sur le sol et s‘ être relevé après avoir montré à la jeune femme les jouets qu‘ il aimait le plus utiliser.

« J‘ ai montré tout mes jouets à Emy, enfin pas tous mais mon avion téléguidé, et puis mes voitures, et puis ma game boy avec mes jeux et même qu‘ Emy elle était forte à cela avant, et puis mon camion à pompier aussi, et puis elle doit s‘ en aller mais c‘ est nul… » lança Elyott, sa voix baissant de déception lors de ses derniers mots tandis qu‘ il sentait une moue contrariée s‘ afficher sur son visage, baissant la tête de ce fait mais gardant tout de même ses bras enlacés autour des jambes d‘ Alcide.