Ces derniers jours s'étaient révélés bien étranges pour Lyzabeth. Où plutôt, toute cette rentrée semblait être une expérience complètement nouvelle. Au départ, mêmes habitudes, mêmes repères, même façon de se comporter vis-à-vis de ses cours. Puis, petit à petit, ses repères avaient changés, toute son attitude s'était transformée. Bien sur, elle restait cette éternelle insoumise et orgueilleuse miss Stewart mais, elle sentait tout de même opérer en elle un changement auquel elle ne s'était absolument pas attendu. Tout avait commencé par de petits détails, comme sa façon de marcher par exemple, détail superficiel et duquel on se moque la plupart du temps. C'était habituellement une sorte de déhanché extrêmement subtil mais arrogant à n'en plus finir, tout en finesse. Aujourd'hui Lyzabeth avait beau insister, elle ne retrouvait pas en elle cette volonté de paraître hautaine et prétentieuse. Il y a avait aussi l'année dernière, dans sa façon de parler, une pointe de cynisme et de dédain qui ne s'entendait en rien cette année. Son code vestimentaire, ses expressions faciales, son caractère, tout avait changé graduellement depuis Aout. Et Lyzabeth remerciait ses proches pour cela bien sur, mais aussi, c'était elle même qu'elle apprenait à reconnaitre et à retrouver. Elle apprenait à redécouvrir une Lyzabeth qui avait perdu la vie le jour où elle avait touché pour la première fois à la drogue. Une Lyzabeth qui avait transformé sa joie de vivre, ses sourires, en joie de mépriser et critiquer. Une Stewart qui du jour au lendemain, avait troqué ses vertus pour des vices comme l'orgueil, l'arrogance, la vanité, la soif de manipuler son monde et avoir le contrôle. La Gamma s'était perdue pendant des années dans ce monde de faux plaisirs et de plaisirs désabusés. Adolescente, fière, mais inconsciente encore de l'énormité de ses bêtises, de ses faiblesses, Lyzabeth s'était enfermée dans un monde où seule l'envie d'un nirvana régnait en maître. Elle s'était crue maitresse de ses actions et de ses émotions, alors qu'elle n'avait en vérité été que prisonnière de ses pulsions et de sa dépendance. En bref, la petite fille d'avant cette sombre période, sociable, souriante, aimante et confiante, se retrouvait aujourd'hui de plus en plus en la jeune femme de vingt ans. Le chemin était bien long à l'évidence pour que la Gamma se débarrasse de tout ses vieux démons, et peut-être même que certains ne s'effaceraient jamais de son esprit, mais ça ne lui empêcherait pas d'avancer, elle se l'était jurée il y a peine quelques semaines.

Lorsque le réveil tiqua 10h, on ne comprit pas trop pourquoi Lyz était toujours dans son lit, occupée à dormir plutôt qu'à se trouver à étudier dans un des amphithéâtres de Berkeley. Et à vrai dire, Lyzabeth ne le comprit pas non plus lorsque tout d'un coup, elle ouvrit grand ses yeux et se releva en un bond, plaquant sa main contre sa bouche lorsqu'elle aperçut qu'elle avait deux bonnes et grasses heures de retard en cours. Elle gémit en s'insultant rapidement et repoussa la couverture de son lit en se jetant ensuite sur l'armoire. Elle fouilla une bonne minute dans le joyeux désordre qu'était son tiroir et après qu'elle ait pris tout les habits qu'il lui fallait, elle se hâta sous la douche pour ensuite enfiler ses vêtements. Elle se brossa les cheveux en quatrième de vitesse, mit sa veste, son bonnet et son écharpe - parce que même pour seulement traverser le campus il faisait froid - enfila ses bottes et claqua la porte de la chambre qu'elle partageait avec sa colocataire de maintenant un an. Elle reprit son souffle avant de pousser la porte du premier amphithéâtre dans lequel elle avait cours. C'était le cours de 10h05 donc elle ne fut en retard que d'une dizaine de minute ce qui passa inaperçu. La chance avec cet amphithéâtre, c'était qu'il y avait deux entrées et que Lyzabeth avait pris celle qui se trouvait tout au fond, lui permettant de se glisser avec aise dans un des sièges sans déranger. Elle avait cependant raté deux heures d'économie ce qui ne lui plaisait pas du tout. Bien qu'à la fac les absences ne sont pas notés du moment que l'examen de fin de trimestre est passé, elle était résidente à Berkeley et ses absences à elle mettaient sa place dans l'université en danger. De plus, l'économie était sa matière favorite, allez savoir, et ça ne lui plaisait en rien de devoir rattraper deux heures sans la garantie qu'elle comprendrait tout.

Son ventre se mit à gargouiller à environ 11h25, c'est à dire une bonne heure après son arrivée, mais le cours de deux heures la passionnait. Son cursus n'avait pas pu être mieux choisi et elle s'étonnait à chaque cours de la facilité avec laquelle elle écoutait les professeurs et de la volonté avec laquelle elle prenait ses notes, et rédigeait ses devoirs. Elle avait de plus la chance d'être tombée sur des enseignants qui n'accumulaient pas trop les synthèses à rédiger et les épreuves à passer, ce qui facilitait sa tâche de répartir son temps libre sur son emploi du temps. Pour tout avouer, Lyzabeth n'était absolument pas gavée de travail et prise par le temps. Elle avait toujours eu cette facilité à s'organiser et à répartir ses tâches ce qui au final, la libérait du grand stress auquel énormément d'élèves à Berkeley devait faire face. Le reste du cours passa donc doucement mais surement, et Lyzabeth pu enfin satisfaire son estomac. La Gamma était habituée à ne pas prendre de petit-déjeuner, la notion de manger après se réveiller la rendant plus malade qu'autre chose, et avait donc masteurisé l'art de ne pas se plaindre d'avoir faim. Elle rejoignit donc la cafétéria relativement bondée et passa au self, pour ensuite apercevoir deux proches Gammas avec lesquels elle s'assit, passant le reste de son déjeuner avec eux. Après les avoir quitté plus tard que prévu - entre Gammas en même temps, on a l'art de vouloir toujours trop parler de futures soirées et bizutages - elle se mit en direction des couloirs pour retrouver son casier et y poser son bouquin de gestion, lorsqu'elle croisa le regard d'une Sigma qu'elle connaissait. Elle fronça tout de suite des sourcils, ne sachant pas trop à quoi s'attendre aujourd'hui. La dernière fois, la jeune blonde l'avait regardé comme si elle était confuse de quelque chose, gênée et hésitante, et, la bouche ouverte, elle s'était rapidement éclipsée. Lyzabeth devait avouer que son attitude l'agaçait pas mal, surtout qu'elle ne voyait pas du tout pourquoi la jeune femme agissait d'une telle manière.

Lyz voulut se retourner pour éviter un nouveau moment de la sorte mais s'arrêta lorsque la Sigma l'aborda, lui demandant en une phrase de lui accorder du temps. Elle arqua un sourcil, effectivement confuse, mais ayant une bonne heure devant soi avant son prochain cours, une de ses option la moins importante de surcroit, elle dit d'une voix peu sure:

- Hm oui, je suppose que quelques minutes ne me tuerons pas... et ajouta, je t'écoute

C'est marrant comme cette expression: votre monde peut basculer en une ridicule petite minute, prenait tout son sens aujourd'hui. Enfin marrant n'était pas vraiment le mot, Lyzabeth serait la première à en convenir.
La Gamma n'avait pas pipé mot depuis sa dernière phrase, indiquant qu'elle laissait à Evan la possibilité de s'exprimer. Fallait-il bien l'avouer, elle était totalement intriguée par ce que la jeune femme avait à lui dire. Cela devait faire plusieurs semaines qu'elle avait une attitude pour le moins étrange envers elle, et Lyz avait distraitement finit par envisager toutes les hypothèses possibles, la plupart étant d'ailleurs relativement grotesques. Ce qu'elle avait été à des kilomètres d'envisager, était ce mot si commun et pourtant si peu familier à ses oreilles. Ta sœur, ta demie-sœur... elle pouvait le répéter cent fois dans sa tête, et en boucle, il n'y avait rien à faire, le mot ne passait pas et la signification lui était belle et bien étrangère. Car après tout, pendant presque 21 longues et parfois dures années, Lyzabeth n'avait connu que deux ou trois membres de sa famille. Le premier, son père. Celui qu'elle admirait et aimait malgré son travail accaparant. Celui qui d'un air abattu, avait silencieusement fait le deuil de sa femme, la mère de sa fille. Enfin sa fille, sa fille... maintenant le possessif ne voulait plus rien dire, génétiquement du moins.

Lyzabeth releva immédiatement la tête tellement ces mots lui faisaient presque physiquement mal. Puis la colère embua ses yeux. Elle ne connaissait rien d'Evan, à part la confrérie à laquelle elle appartenait, et Evan ne connaissait rien d'elle. C'était impossible autrement, inconcevable. Peut-être qu'elle avait quelques soucis mentaux. La Gamma pensait à toutes les raisons pour laquelle la jeune femme pouvait avancer de tels propos, elle pensait à tout sauf à ce qu'elle lui avait dit. A ses yeux il n'y avait que fabulation dans ce mot, sa sœur, le même sang, le même père... Impossible oui, Lyzabeth voulut rouler des yeux puis passer son chemin, marmonner quelque chose et s'enfuir dans son dortoir. Pourtant, pourtant cette façon dont la Sigma la regardait était incontournable, et il n' avait pas l'once d'un mensonge dans la tonalité de sa voix. Lyz avait toujours été très bonne juge de caractère, de la démarche des gens, et son jugement semblait bien la contredire ici. Oui c'est surement possible, elle n'a pas l'air d'en rire, et non, elle n'a absolument pas l'air mentalement instable.

Alors que croire si ce n'est la réalité de la situation ? Elle est souvent bien dure à avaler malheureusement, et ce cas n'était pas une exception. La Gamma dut en quelques instants réfléchir à toute sa vie, et ce n'était pas chose aisée, bien loin de là. Elle se perdit un moment dans le souvenir de son père, cet homme grand et droit, les cheveux couleur bronze qui tiraient maintenant plus vers une teinte cendrée. Cet homme qui l'avait élevé du mieux qu'il l'avait pu, qui l'avait fait visité les plus beaux endroits du monde. Oui elle l'avait haï durant son adolescence, elle avait haï ses absences, ses promesses brisées, ses coups de téléphone brefs et impersonnels. Il était le deuxième responsable de sa dépendance à la drogue, et le premier à fermer les yeux tant la réalité lui avait fait trop mal. Mais aujourd'hui, elle comprenait enfin ce qu'il avait essayer de lui expliquer tant de fois. Elle comprenait que pour survivre il faut travailler, et que lorsqu'on est responsable d'une si grande société que la sienne, son devoir professionnel n'a pas d'autre choix que de passer avant son devoir familial. Elle comprenait aussi ce regard dans ses yeux, celui qui disait pardonne-moi mais qui avait trop de fierté pour le dire à voix haute. Tout comme elle aujourd'hui, orgueil et fierté étaient ses principales caractéristiques. Alors comme se pouvait-il qu'elle ne soit pas vraiment sa fille ?

Puis à nouveau elle pensa à sa mère. Et pendant une cruelle fraction de seconde, elle fut contente qu'elle soit morte. Mais elle se réprimanda bien vite, et une partie d'elle même la pardonna, parce qu'elle n'avait pas l'intégralité de l'histoire, et qu'elle ne pouvait pas savoir si elle avait eu des remords jusqu'à s'en ronger les ongles chaque matin. Elle n'avait pas le contexte, et si Lyzabeth jugeait bien vite les gens, elle ne pouvait pas juger quelqu'un qu'elle n'avait jamais rencontré. Et sa mère, aussi difficile soit-il à l'admettre, elle n'avait jamais eu l'occasion de la connaitre en dehors de son ventre. Seulement cela ne l'empêcha pas de ressentit une violente peine pour son père, celui qui toute sa vie avait peint un portrait élogieux de sa mère, l'avait décrite comme la plus honnête et attentionnée des femmes. Quelle belle gifle allait-il recevoir si jamais la vérité venait à lui chatouiller les oreilles...

Lyzabeth ne voulait même pas concevoir cette possibilité, et elle ne serait en rien celle coupable de lui faire part de l'infidélité de sa défunte femme. Après tout, la Gamma était d'une lâcheté considérable en matière de sentiments, ce pourquoi elle se demanda immédiatement comment elle ferait pour taire la nouvelle. Il n'aurait jamais à savoir, et elle de son côté ne voulait en aucun cas apprendre à connaitre son vrai géniteur. Elle se décida finalement à regarder Evan droit dans les yeux, chose qu'elle n'avait jamais eu de mal à faire jusqu'à aujourd'hui. Puis elle la dévisagea quelque peu, et constata que physiquement du moins, elles n'avaient pas grand chose en commun. Ses yeux étaient bleu clairs, presque verts, alors que les yeux de Lyz étaient bleu foncés et flirtaient même avec le gris. Ses cheveux blonds n'étaient en aucun comparable au brun des cheveux de la Gamma. Leur taille et leur silhouette peut-être, mais ce n'était pas flagrant non plus. L'expression de son visage par contre... son côté franc et direct dans sa manière de dire les choses, lui rappelait bizarrement son expression à elle lorsqu'elle se regardait dans un miroir.

Finalement, elle fronça des sourcils en signe d'incompréhension, mais surtout mettant en avant sa confusion, puis prit enfin la parole.

- Hum... non je oui, je ne pense pas que... puis elle ferma les yeux et les réouvrit, prise de surprise par la propre faiblesse de sa voix et poursuivit, tu peux... peut-être, elle avala sa salive, t'expliquer ?