Aujourd’hui, je dois avouer faire un grand travail sur moi-même afin de montrer mon côté le plus agréable autour de cette table. J’ai l’impression d’être sous-pression à chaque instant et que chaque invité se fait un malin plaisir à me dévisager tel un animal derrière une clôture de zoo. J’angoisse à ce propos, mais j’essaie tant bien que mal de ne pas le montrer, préférant me dire que tout va bien et que la tablée est loin de me juger. Au vu du regard de Martha Shark et notamment de ses remarques suite aux quelques souvenirs que je viens de lui exposer, je sais qu’elle n’en fera rien. Je viens d’ailleurs à lui adresser un sourire avant de jeter un bref regard à mon paternel. Certes, j’ai souvent souffert de notre situation de nomades, mais je n’ai jamais regretté tout ce que nous avons vécu et tout ce qui a fait en sorte que notre lien père-fille soit autant soudé. Sans doute que les choses auraient été différentes dans un autre contexte, peut-être n’aurions-nous pas eu cette relation aussi complice si Bradford s’était décidé à retourner dans son Angleterre natale et nous avions eu une vie plus… banale. Et à choisir, malgré les obstacles, je n’aurais échangé cette vie vécue pour rien au monde. Les quelques souvenirs évoqués à la tablée entière et un nouveau regard sur les mets s’étalant sous mes yeux me rendent subitement nostalgique, si bien que mon moral en prend un coup. Je sens également la panique revenir et après une nouvelle bouchée, je m’épate moi-même à m’adresser à Joe Shark. Et visiblement, la tablée entière est surprise de mon audace. Quoi ? Il reste un membre de la famille et il n’a sans doute pas été invité pour juste déguster les plats ou faire office de nouvelle plante décorative. Posant ma fourchette dans mon assiette, j’écoute avec intérêt - non, ce n’est pas une blague, je suis vraiment intéressée - les explications de celui qui s’avère être mon oncle. Et non, je ne l’appellerais pas tonton Joe de si tôt, faut pas pousser. Cependant, mes yeux s’écarquillent à l’intervention de Connor. Mon père lâche ses couverts dans son assiette, ce qui me laisse à penser que ce que j’ai entendu n’est en rien une hallucination. Mes yeux retombent dans mon assiette lorsque la voix dure de Joe s’élève afin de lancer quelques brèves explications, ce qui n’est pas sans me rappeler un certain passage de ma vie passée. Quelques secondes plus tard et je relève la tête en m’adressant à Joe. « Il a fait la même chose, raison pour laquelle il ne peut rien vous reprocher et qu’il vous a coupé sur un ton aussi poli. », lançais-je subitement en plongeant une fois de plus ma fourchette dans mon assiette, coupant court au silence pesant qui régnait alors autour de la table. Ce n’est que lorsque j’effleure le morceau de canard, qui me hurle de le croquer à pleines dents, de mes lèvres que je me rends compte que tous les yeux présents autour de cette table me dévisagent. « Quoi ? Ça vous fait un sacré point commun, c’est presque… » Le regard de mon père me pousse à baisser immédiatement les yeux. Très bien, je me tais. Mais pas trop non plus, j’ai déjà mis les deux pieds dans le plat, alors autant continuer. Quitte à patauger dans la semoule… « Mais c’est un peu tard pour faire comme si de rien n’était. Et arrête de me regarder comme ça ! » Ça va déjà lui passer de me fusiller du regard. Et oui, ça m’arrive très souvent de lever, ne serrait-ce qu’un peu, la voix sur Bradford, seul moyen possible pour me faire parfois entendre par ce dernier, notamment lorsqu’il a une idée bien précise en tête. Sauf que la plupart du temps, il a de quoi rire au vu de ma voix qui peine bien souvent à s’élever grossièrement dans les airs. Mais quand j’arrive enfin à le faire s’écraser, je frise constamment l’extinction de voix, notamment sur le coup. Raison de plus de se moquer de moi. Malgré toutes ces révélations, je n’en perds pas mon appétit… Appétit qui vient du fait que je n’ai pratiquement rien mangé depuis deux jours, boule au ventre oblige et connaissant mon père, j’avais vu ce festin à des kilomètres à la ronde. Mon regard se lève vers Joe suite à sa question. C’est à moi qu’il parle ? Visiblement oui, étonnant qu’il soit en train de me fixer. Et oui, je lis, prenez-moi pour une imbécile si vous voulez, mais j’ai quand même eu le droit à une certaine forme d’éducation où la lecture et l’écriture en ont fait parti. Je m’abstiens malgré tout de tout commentaire oral et fixe avec attention ses yeux d’un bleu presque envoutant. Mentalement, je suis en train de me préparer à essuyer des critiques quant à mes lectures. « J’ai lu beaucoup de pièces de théâtre, surtout de la tragédie. Mais j’avoue avoir un penchant pour le roman policier. J’ai découvert des œuvres russes ou encore chinoises assez captivantes et minutieusement écrites. Et enfin, j’ai récemment pu lire certaines œuvres de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. » L’on ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir connu ces deux célèbres auteurs bien avant au vu de la vie que j’ai jusqu’à présent mené. Mais plongée dans mes études de médecine où j’ai besoin de redoubler d’efforts pour rattraper un retard assez important, j’avoue me pencher un peu moins sur la littérature telle qu’elle soit : autant dire que je ne vais pas m’attirer les grâces de Monsieur Joe Shark de si tôt. « Et vous, qu’est-ce que vous aimez faire ? A part embêter votre père ou draguer les filles ? » Les enfants ont sans doute des choses plus tendre à raconter que des histoires de cadavres laissés derrière soi.

Lorsque les regards quittent Joe, c'est pour se poser sur moi suite à l'intervention on ne peut plus gênante de ma fille. J'ai beau la fixer avec de gros yeux, elle n'a pas l'air de vouloir s'arrêter. Il est vrai qu'au cours de ces vingt dernières années, j'ai commis des actes qui me font encore perdre le sommeil par moments, et ce n'est pas quelque chose dont j'ai envie de me vanter. Pourquoi ? Parce que j'ai bien peur que ces instincts extrêmes fassent partie de ma nature profonde. A la manière d'un lion en cage, je suis incapable de rester tranquillement dans un coin sans faire d'histoire, et le danger fait grimper l'adrénaline propre à tous les prédateurs dans un sang qui n'a cessé d'être chaud. Déjà trop chaud selon les moines tibétains qui ont tenté de m'enseigner les voies les plus efficaces vers la méditation… J'ose à peine regarder ma mère qui me dévisage avec cette attitude qui n'appartient qu'à elle : la lady anglaise dans toute sa splendeur, absolument indéchiffrable. M'en veut-elle ? A-t-elle honte d'avoir engendré un fils comme moi ? Ou est-elle soulagée que je sois capable d'assurer la protection de sa petite-fille jusqu'aux solutions les plus extrêmes ? On ne peut être sûr de rien avec Martha Shark. Alors, je croise le regard de Joe qui, étonnamment, s'adoucit et, si je ne m'abuse, pourrait presque être complice dans une certaine forme de gravité. Dire que vingt années ont fait de lui un homme que je ne saurais reconnaître entièrement est bien peu de choses en comparaison de ce qu'il m'inspire… "T'étais pas non plus obligée d'en faire un sujet de conversation." grognai-je pour toute réponse. Passons à autre chose, on dressera un tableau de chasse mortuaire plus tard. A croire que nous portons bien notre nom de famille : l'odeur du sang reste incrustée dans le moindre de nos sens. La question que soulève Joe me fait piquer du nez dans mon assiette que je dévore à renforts de grands coups de fourchette. La lecture, j'aime ça, mais à petite dose, et pas de la grande littérature. Cependant, j'ai toujours encouragé Hope à développer sa culture, bien plus que je ne l'aurais fait dans une situation de famille normale. Si je ne pouvais pas lui offrir une scolarité stable, alors je voulais qu'elle puisse développer sa culture par ses propres moyens, mais aussi selon ses propres centres d'intérêt. J'écoute alors la réponse qu'elle lui sert, non sans une certaine fierté au moins égale à la surprise qui balaie brièvement les pupilles azur de mon frère. Je suis sûr que Hope est bien plus cultivée que la majeure partie des étudiants de son âge, et je ne le pense pas uniquement parce que je place ma fille sur un piédestal de diamant brut. Pas uniquement, j'ai bien précisé. L'éditeur plisse les yeux et hoche la tête en pinçant ses lèvres. "Des lectures peu communes… cela étant, si vous êtes passée à côté de ces romans à l'eau de rose dont les adolescentes sont si friandes, ce n'est pas un mal en soi. Le seul intérêt que je leur trouve, c'est le pactole qu'ils représentent." ajouta-t-il avec un sourire au coin des lèvres en buvant une gorgée de vin rouge. Il allait reprendre tranquillement la dégustation de son plat, lorsque le regard de Martha se posa avec insistance sur lui. Au prix d'un soupir, il leva les yeux au ciel et ajouta une dernière remarque. "Il s'avère que j'ai fait l'acquisition de manuscrits originaux des auteurs dont vous parlez, Hope. Je… j'imagine que je pourrais éventuellement vous les montrer à l'occasion, si vous en éprouvez l'envie." Ou comment ne pas se mouiller et satisfaire les exigences matriarcales silencieuses. Voilà, la B.A. du jour a l'air d'être faite, visiblement, n'en demandons pas davantage. Je tourne la tête vers les enfants à qui Hope s'adresse, m'armant d'un sourire largement plus assuré et complice. J'ai également envie de mieux connaître mon neveu et ma nièce, silencieux à la demande de leur paternel après les quelques bourdes commises. Connor, bien évidemment, est le premier à prendre la parole. "J'suis un fan de sport ! Je pense m'orienter dans ce milieu, j'aimerai beaucoup intégrer les grandes équipes d'athlétisme américaines… ou britanniques, hein…" ajouta-t-il en sentant le regard mortel de son père posé sur lui. Tiens, le patriotisme est toujours vivace chez les hommes de la famille. "En fait, je rêve de participer aux J.O., un jour. Pour l'instant, j'varie pas mal les sports, j'aime pas me cantonner à une seule discipline… puis j'ai pas trop envie de faire de longues études compliquées." Camille émet un bref rire, sarcastique juste ce qu'il faut. Tout son père. J'ignore la petite fille et j'adresse un clin d'œil à l'adolescent. "J'ai aucun doute sur tes capacités… faudra que tu nous montres ce que tu sais faire sur le terrain, microbe." Connor plissa les yeux, piqué au vif. La descendance Shark a de beaux jours devant elle, avec un compétiteur comme lui. Camille repoussa son assiette vide et s'essuya les lèvres avant de parler. "Quant à moi, j'aime beaucoup lire. Je veux devenir une éditrice de livres et de journaux, comme Papa." Formatée. C'est le mot. Décidément, c'est une copie conforme au féminin, cette gamine. "Mais à côté de ça, j'aime aussi la musique. J'ai appris à jouer du piano et je commence le violon, mais je fais surtout beaucoup de cours de chant. Comme Maman. Vous saviez qu'elle a failli remporter l'Eurovision ? Un jour, elle a même chanté sur scène pendant que Papa jouait de la guitare." J'en perds la bouchée que j'allais avaler. "Joey… sur scène…?" Je pars dans un éclat de rire absolument incontrôlable, ce qui a le don d'amuser profondément ma mère et Connor. Mais absolument pas Camille, qui me fixe d'un air noir et me remet silencieusement en place. "Même que Connor a la vidéo sur son téléphone. Et toi, Hope ? Tu aimes la musique ? Tu es déjà allée à des concerts ?" Je profite que tout le monde ait terminé son assiette pour débarrasser les plats de la table et aller chercher les desserts. Oui, j'ai bien dit les desserts.

Depuis toute petite, j’ai le chic pour m’attirer un tas d’ennuis, tels qu’ils soient, gravissimes ou plus modérés, les problèmes semblent me pourchasser à longueur de temps. Ces extrémistes qui étaient à nos trousses pendant près de vingt-quatre ans. Cet homme qui était à deux doigts de me kidnapper alors que je me trouvais à moins de deux mètres de mon paternel. Les foudres que je me suis attirée pour avoir cherché à nuire à Dahlia, défunte épouse de Bradford, ou encore à toutes les femmes que j’ai pu surprendre dans les draps de mon père, sans compter les scénarios farfelus que j’ai pu monter afin de faire enrager Daddy Shark en retour. Des vengeances qui ont entraîné une spirale de disputes entre nous. Et n’oublions pas ce que j’estime être mon geste le plus désespéré : le braquage d’une petite épicerie de Shanghai et une course-poursuite avec les forces de l’ordre qui m’a laissé invalide pendant des semaines et qui nous a ainsi laissé sur la paille. Autant dire que je suis du genre à foncer tête baissée dans l’inconnu, sans jamais réfléchir au préalable, et c’est une fois de plus ce qui se passe en mentionnant ce qui s’est passé en Inde, vingt ans plus tôt. Le grognement de Bradford suffit à me faire taire quant à un sujet fâcheux et c’est sans doute mieux ainsi. Mon regard planté sur Joe, un sourire fait à son tour son apparition sur mes lèvres. « Des histoires de romance pathétiques donnant de faux espoirs à des filles bien trop naïves, lesquelles ont donné naissance à des navets cinématographiques… sans façon. » Incroyable ou non, je n’hésite pas à souligner le fait que je suis entièrement d’accord avec les propos qu’il a pu tenir. Du sanglant, du tragique et du suspense, trio gagnant de ce qui, pour ma part, fait une excellente œuvre littéraire. En entendant à nouveau la voix de l’éditeur s’élever, je manque de m’étouffer avec un nouveau morceau de canard. Enfin, quitte à succomber aujourd’hui, autant que se soit par ce maudit canard que je pourrais dévorer en entier. Je glisse un bref coup d’œil d’étonnement à Bradford puis à Martha, et reporte mon attention sur mon oncle. « Oui… oui, ça serait avec plaisir. » Histoire de ne pas me fouler non plus dans ma réponse tout en restant agréablement polie. Une réponse qui plaira sans doute à mon père. Rapidement, je tourne la conversation autour des enfants. Si déjà, ils sont présents, autant ne pas les écarter et je suis convaincue qu’ils ont un tas de choses à nous raconter… Connor démarre déjà dans les chapeaux de roue, quitte à vous offrir un mal de tête au bout de trois petits mots prononcés. Hyperactif et enjoué, tout le contraire de son paternel, ce qui m’arrache un maigre sourire entre deux bouchées. Sourire qui s’évapore bien vite lorsque le faible rire de Camille atteint mes oreilles : une psychopathe à en devenir, à tous les coups. Je profite de l’occasion pour porter mon attention sur Martha Shark, restant silencieuse, je me contente simplement de la fixer, soulignant aussi bien les traits d son visage que chacun de ses gestes digne d’une grande lady anglaise. Dire que je suis un peu plus barbare à ses côtés ne seraient en rien un mensonge. Même si je fais tout mon possible pour être féminine jusqu’au bout des ongles, j’ai en moi un gros côté garçon manqué qui ne demande qu’à se pointer le bout de son nez. « Papa… », soufflais-je face à son rire moqueur à l’encontre de Joe, mais c’est le regard de Camille qui l’emporte sur ma propre voix. J’ai trouvé un nouveau moyen de faire flancher Daddy Shark qu’il ne faut en rien négliger, encore mieux qu’une arme de destruction massive. Mon cœur loupe un battement en croissant le regard de la fillette qui vient de s’adresser à moi. Quoi ? Je crains une gamine qui n’a même pas encore la moitié de mon âge, et alors ? Mon père se fait carrément clouer le bec par cette dernière, c’est à se demander qui a le plus de courage. « J’adore, mais je ne suis jamais allée à des concerts. Du moins, pas directement. Mais il y a souvent des chanteurs ou de simples musiciens qui viennent jouer au bar de papa. Si tu reviens une fois, on pourrait aller les écouter ensemble. Je suis sûre que ça te plaira. » Un sourire sincère illumine mon visage. Si dans le fond, j’ai certaines craintes, je n’en reste pas moins avide de faire partie d’une véritable famille et d’en apprendre à connaitre chaque membre la composant. « Et si tu veux, on pourra même danser ensemble. Je t’apprendrais quelques pas. Puis je te préparerais le meilleur chocolat chaud de tous les temps. » La seule chose que je sais faire sans risquer de mettre la ville tout entière en feu. Je profite de l’occasion pour me redresser et m’excuser auprès des convives de les laisser un instant seuls à table. C’est donc armée d’une grimace que je quitte la terrasse pour rejoindre mon père en cuisine, tentant tant bien que mal de ne pas laisser éclater ma douleur aux yeux de tous. Une jambe douloureusement engourdie, voilà ce que je récolte de temps à autre, séquelle de mon accident qui me suivra sans doute pour le restant de mes jours. Mais je peux m’estimer heureuse, j’aurais pu ne plus jamais marcher. « Lâche une fois ces desserts, j’ai envie d’un câlin. », lançais-je à mon père en lui arrachant les plats qu’il tient dans ses mains pour les poser sur le plan de travail. Je me blottis finalement contre son torse, fermant les yeux et serrant les dents, essayant de ne pas penser à cette douleur qui s’est emparée de ma jambe tout entière que je garde légèrement relevée. Par chance, cette sensation désagréable s’envole en moins d’une minute et j’arrive enfin à me décrisper et à lâcher quelque peu mon emprise sur mon paternel, levant enfin mes yeux sur lui. « Alors… avoue que pour l’instant, ce déjeuner se déroule bien mieux que ce que tu espérais. » Ce n’est pas non plus le déjeuner du siècle, certes, mais ce n’est pas désastre non plus. « Et je crois que Camille essaie de me voler la place de fille à papa de l’année. Elle est un peu bizarre quand même… adorable, mais bizarre. » La fille du diable en personne.

Cette gamine n'a rien de normal, j'en suis sûr. Du haut de ses six ans, elle a ce regard de prédateur que son père arbore alors qu'il en a quarante-deux, et elle parle comme une adulte à l'éducation quasi irréprochable pourrait le faire… Quant à ce regard qu'elle me jette, je serais incapable de le décrire. De l'épouvante ? De la crainte ? Il invite à plusieurs sentiments qui se mélangent et me contraignent immédiatement à un silence plus surpris qu'apeuré, tout de même. J'aperçois le sourire en coin de Joe, visiblement amusé par le comportement de sa diabolique progéniture. Il me le revaudra. Il n'y a que Hope qui semble parvenir à outrepasser ce que dégage cette fillette pour lui répondre d'une manière que je trouve étonnamment… gentille. Non pas que ma fille soit une peste avec les enfants, mais je sais qu'elle n'est pas nécessairement leur première admiratrice. Je les écoute d'une oreille en terminant mon assiette, tandis que Camille n'a d'yeux que pour sa cousine. Avec une modération polie et très british, cela va de soi. Les imaginer toutes les deux dans mon bar, en dansant devant la scène, ça me fait sourire d'une façon assez discrète pour que nul ne puisse s'en apercevoir. Martha, à côté, prend un air charmé en écoutant ses deux petites filles échanger sans qu'il n'ait l'air de s'agir de vaines promesses. "Ça pourrait être amusant, oui." Pour la première fois depuis que je la connais, j'entrevois un sourire ravi sur le visage de Camille, sans qu'il ait quoique ce soit de moqueur. On a l'impression qu'elle se retient sur pratiquement tout, ne donnant ainsi que plus de valeur encore à ce sourire. Soudain, je pose des yeux effrayés sur Hope en entendant qu'elle lui préparerai quelque chose… mais je me décrispe bien vite. Un chocolat chaud, c'est juste un chocolat chaud, Bradford. Rien à voir avec cette omelette qui avait mis à mal la cuisinière quelques jours auparavant. Je suis fier de ma fille sur un nombre incalculable de points… mais malheureusement, la cuisine n'est pas un trait dont elle peut se réclamer héritière. Nous nous levons et je pars en premier pour aller chercher les desserts à la cuisine. Un clafoutis aux abricots, un pudding en suivant la recette de ma mère, un fondant chocolat et caramel, et une série de crêpes préparées le matin-même avec toutes les garnitures possibles et imaginables, au cas où les enfants préfèreraient… et les adultes aussi. Le tout en quantité industrielle, cela va de soi. Mais avant de ramener tout ça, Hope m'arrête en plein mouvement et vient réclamer un câlin : je ne me fais pas prier. Je l'enferme entre mes bras et la serre avec une douceur assez paradoxale vu nos gabarits, une main posée sur ses cheveux dans une attitude naturellement protectrice. A sa manière de s'agripper à moi, je ressens sa tension, et je n'ai que peu de mal à faire le rapprochement avec sa blessure due à la bêtise la plus désespérée qu'elle ait jamais inventée : ce braquage à Shanghai. Mais je ne dis rien, je me contente de la détendre et de profiter de cette étreinte pour souffler également. Tout dans les gestes, peu dans les paroles, en ce qui nous concerne. Je baisse les yeux vers elle, un sourire apaisé sur les lèvres. Ses remarques sont relativement justes, j'étais angoissé, mais force est de constater que tout se passe mieux que prévu. "Tu l'occupes depuis longtemps, cette place, ça va être coton de te détrôner." J'arbore un sourire étonnamment fier, je ne me suis jamais caché d'être plutôt content d'être ainsi valorisé par Hope. D'autant plus que cela n'a jamais empêché de formidables et récurrentes prises de becs entre nous. "Elle est définitivement bizarre… mais son père était pareil à son âge. Peut-être un peu moins flippant." Il faut dire que depuis toujours, je lui ai tenu la dragée haute avec un physique plus imposant que le sien. Mais aujourd'hui, alors qu'il s'est étoffé avec les années, la distance est plus infime. Je pose une main sur l'épaule de ma fille en la regardant intensément. "Je suis surtout content d'voir que tu as fait l'effort de t'ouvrir à ta famille, même si tu ne la connais pas. Tu as l'air d'être heureuse, c'est ce qui importe le plus à mes yeux." Hope avant tout le reste, y compris moi. J'ai toujours raisonné de la sorte, et je ne m'arrêterai jamais. Je l'embrasse sur le front et apporte les desserts, sous les yeux à la fois émerveillés et effrayés de tous. Histoire de terminer ce repas sur une belle note sucrée.