Le soulagement à l'idée de ne plus parler de Nora fut minime. Tout juste sentit-elle sa poitrine tressaillir, avant de se souvenir que Nora, même lorsqu'ils n'en parlaient pas, serait toujours là, les enveloppant de son ombre mélancolique, toujours présente pour ruiner les rares moments qu'ils pouvaient passer ensemble. Elle le rendait misérable, et c'était quelque chose qui ne s'effaçait pas, pas même sous leurs rires, pas même lorsqu'ils regardaient les étoiles, et surtout pas lorsqu'ils se taisaient. Existerait-il un jour où ils pourraient passer du temps ensemble, sans que cette autre ne vienne s'immiscer et détruire tout ce que Rowan peinait déjà à créer ? Combien de fois avait-elle voulu, avait-elle même rêvé de pouvoir tout avouer à Evan, son cœur planté de mille épingles qui continuait de s'agiter, lui arrachant des spasmes de douleur invisible pour celui qui ne la voyait jamais que comme son amie. Avait-on déjà entendu mot plus cruel, que celui d'amie ? Cette promesse, sans doute sincère mais que Rowan savait fausse, la fit se sentir plus mal encore. Se laissait-elle dévorer par ses sentiments au point de n'être plus capable de la moindre compassion ? Elle ressentit un vide immense, plaie béante dans sa cage thoracique, que ni les mots, ni les regards ne parvenaient plus à refermer. Elle était la plus mauvaise des amies, à vouloir sans cesse, à espérer toujours être un peu plus, un peu autre chose. Si bien que ce n'était plus lui, cet égoïste qui ne pensait qu'à Nora, c'était elle, l'égoïste, qui refusait qu'on lui mette la vérité sous les yeux, placardée en affiche grandeur nature. Dans le regard d'Evan, on ne lisait qu'elle, Nora, encore, toujours, sans arrêt. Sans doute que ne plus parler d'elle, ne plus faire partager le fardeau de la mélancolie à Rowan, le détruirait un peu plus. Honteuse, elle se mordit l'intérieur de la joue, incapable de le regarder. Pour un peu, les larmes auraient pu dévaler son visage. « Non, je... c'est moi qui suis désolée, je n'aurais pas du être aussi dure. » Parce que Rowan n'était pas en mesure de faire autre chose que s'excuser, chaque fois qu'elle craignait de le perdre. Evan sortit une cigarette, et pendant un instant, elle eut l'idée stupide de lui en demander une, pour elle, la non-fumeuse qui avait rejeté toute sa vie les sirènes de la tentation. Juste pour voir ce que ça ferait, de fumer, si ses problèmes disparaîtraient à mesure que ses poumons se nécroseraient et qu'enfin, elle se soucierait d'autre chose que des envies de son cœur. Mais elle n'en fit rien, garda le silence, esquissa un mouvement de recul quand il prit ses deux mains entre les siennes et l'observa. Obligée de lui retourner son regard, elle sentit son menton trembler et se fit violence pour n'en rien montrer. Pas maintenant. Ce serait ridicule de se mettre à pleurer sans raison, alors même qu'il en existait temps pour justifier les larmes. La tristesse, le chagrin, la perte, la colère... Elle, elle ne connaissait rien de tout ça, au moins à cet instant précis. Elle ne pouvait pas pleurer. Alors elle le fixa de ses grands yeux de biche, ouverts pour retenir toute trahison lacrymale. Comment pourrait-il l'aider à oublier, lorsqu'il en est le premier – et dernier – instigateur ? Il ne pourra jamais le faire, jamais, jusqu'au jour où Rowan, lasse de l'ignorance, tombera amoureuse de quelqu'un d'autre, et la seule pensée d'avoir un jour pu aimer Evan lui paraîtra risible, peut-être même amusante. Elle se dira qu'elle a été idiote d'être aussi éperdument amoureuse, qu'en réalité, elle n'était pas vraiment amoureuse de lui, ce n'était qu'une histoire passagère, un coup de cœur qui s'est achevé sans même qu'elle n'y prenne garde, lorsque ses yeux se sont posés sur le grand et unique amour de sa vie. Mais pour l'heure, ce moment n'était pas arrivé, pour l'heure, la seule chose à laquelle elle était capable de penser, était qu'elle l'aimait, avec douceur et pureté et que c'était le genre de sentiment contre lequel on ne pouvait absolument rien, sinon attendre et espérer que la douleur finisse par s'en aller d'elle-même. « Non... » répondit-elle dans un murmure avant de baisser la tête. « Tu ne peux pas. » Tu ne peux pas, parce que c'est toi qui le fous, ce bordel. Elle retira ses mains des siennes, redressa la tête et le fixa. « Tu ne te rends compte de rien, pas vrai ? » Elle eut un sourire triste. « Ca n'a aucune importance. Je vais rentrer, je suis fatiguée. » Elle n'était pas fatiguée, pas plus que tout à l'heure, lorsqu'ils s'étaient rejoints dans le parc, mais il lui semblait qu'elle n'avait plus connu la légèreté depuis si longtemps que le poids du reste venait s'effondrer sur elle. La vue d'Evan devenait insupportable alors qu'elle se trouvait partagée dans un conflit presque cornélien : elle pouvait choisir de tout lui dire, maintenant, et d'attendre de voir ce qui se passerait, ou choisir de se taire, et de ne plus rien attendre de rien. Ce fut la deuxième option qu'elle choisit, alors qu'elle reculait de quelques pas pour attraper son sac, sourde à tout ce qu'Evan aurait pu lui dire pour ne pas qu'elle parte si vite.
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