J’étais directement rentrée chez moi après le cinéma. Je n’avais plus envie de rien. Je n’avais pas mangé, ce qui n’était pas très raisonnable dans ma condition, moi qui suivais un régime hypercalorique. Je m’étais précipitée dans ma chambre sans saluer personne dans le salon. Je m’étais assise sur mon lit, les jambes ramenées contre moi, et je pense bien que j’ai pleuré la tête entre les jambes pendant deux ou trois heures. Les pensées se bousculaient dans ma petite tête. Repousser Joe ou alors accepter le fait qu’il veuille me revoir. Lui faire comprendre que ça n’irait jamais plus loin ou alors lui ouvrir les portes de ma vie si dangereuse pour le cœur. Le balancier ne savait vers quel côté pencher, et moi non plus. J’avais finalement décidé d’aller me faire couler un bain brûlant dans lequel je me glissai sans ressentir la chaleur alarmante de l’eau. La douleur que je ressentais en moi-même était bien pire, bien plus envahissante. Je ressortis du bain une fois que l’eau fut tiède, à la limite froide. On me lança des regards attristés et des « Ça va Astor ? » auxquels je ne répondis pas en chemin vers ma chambre. Je refermai la porte, jetai la serviette humide sur la chaise du petit bureau, enfilai des culottes noires et un chandail de Guns’N’Roses et me jetai dans mon lit, mes cheveux remontés en un chignon négligé. Je m’endormis d’épuisement au bout d’un certain moment à force de regarder le plafond, pleurer et me poser des questions sans réponse. Je fus réveillée tôt le lendemain matin par quelqu’un qui cogna à la porte. Déboussolée, je me levai avec difficulté, ne sachant plus quelle heure il était. Je me rendis à tâtons jusqu’à la porte et je l’ouvris en me frottant les yeux pour les réveiller. Mon cœur s’arrêta quand je découvris Joe, planté là, devant ma porte de chambre, une rose jaune à la main. Une magnifique rose jaune prisonnière de ses deux mains. Je relevai un regard surpris vers ses yeux bleus qui firent bondir mon cœur. « Joe … je … je ne m’attendais pas à te voir aujourd’hui … » Ni même jamais, pour dire vrai. Je réalisai finalement que je ne portais pratiquement rien. Pas de soutien-gorge, pas de pantalon. Un simple chandail un peu trop grand et des petites culottes noires. Je tirai sur mon chandail, gênée. « Je … que … Tu … tu es revenu. » Je souris finalement. Bêtement. Il était là.

Je souris, touchée, quand Joe chantonna la chanson de Guns N Roses en cognant à ma porte. Certains auraient pu se moquer de ce geste, mais je comprenais que non seulement le jeune homme faisait un clin d’œil à mon chandail, mais il me faisait également savoir qu’à ses yeux, il se trouvait à la porte d’un ange. Moi, un ange. Je rougis légèrement ne cessant jamais de sourire. « Tu as une très belle voix … » Avouais-je. Joe me regarda pour une deuxième fois de la tête aux pieds. J’aurais pensé que cet acte m’aurait mise mal à l’aise, mais au contraire cela me donnait envie d’embrasser le professeur avec plus de fougue que jamais. Le désir que je lisais dans ses yeux ravivait le désir que j’éprouvais à son égard. J’essayai de calmer mes ardeurs. Au même moment où je tentais de respirer plus lentement pour apaiser mon cœur, Joe effaça tous mes efforts en me tendant finalement la rose jaune, me rappelant sa promesse de retour vers moi. Je souris. « C’est gentil, merci. Elle est magnifique. » Dis-je concernant la fleur. « Et merci d’être revenu. Au moins pour qu’on puisse … en parler. » Je n’avais pas du tout envie de parler, pourtant. Ni de ma maladie, ni de quoi que ce soit d’autre. Des filles de ma confrérie rigolaient en arrière. Je leur avais parlé vaguement de ma rencontre avec un irlandais. Peut-être avaient-elles reconnu le professeur de Berkeley. Joe s’excusa de m’avoir réveillée. « Oui … non, c’est pas très grave. Rentre, je t’en prie. » Après une bonne minute à l’avoir laissé devant la porte, je venais enfin de réaliser qu’il était impoli de ma part de ne pas lui offrir un abri de tous les ragots qui étaient en train de se former à l’extérieur de ma chambre. Je refermai la porte derrière lui en lançant un regard noir aux filles du bout du corridor. Je me tournai vers Joe avec un sourire. « Laisse-moi le temps de mettre la fleur dans l’eau. Je dois bien avoir quelque chose dans quoi la mettre … » Je m’agenouillai près de mon lit et en sortit une boîte dans laquelle se trouvait une caverne d’Ali-baba, sans l’or et les trésors. J’en sortis un mince vase que je remplis d’eau prise dans ma bouteille d’eau de la veille, et y déposai la fleur. Je la déposai sur le bord de la fenêtre. Je me tournai vers Joe, qui ne pouvait s’empêcher de laisser son regard glisser vers mes jambes. « Je devrais peut-être … aller m’habiller … » Je n’avais pas envie de m’habiller. J’avais plutôt envie que Joe m’enlève le peu que j’avais. Et j’avais bien du mal à le lui cacher.

Je ne voulais pas que Joe et moi continuâmes cette histoire fabuleuse et passionnée la tête baissée et les yeux fermés malgré ce que nous savions tous les deux très clairement. Oui, je désirais que nous parlions de cette mort qui se rapprochait de moi. Du fait que j’avais déjà au moins la moitié de ma vie d’écoulée. Que nous n’avions pas un futur heureux ensemble s’il décidait de rester avec moi pour un petit moment encore. Courir ce marathon stupide vers la lumière à mes côtés. Main dans la main. Joe devait être au courant de tout ce qui concernait ma maladie, mon fléau. Il ne pouvait pas signer un contrat sans en connaître les clauses. Au moins, dans quelques mois ou quelques années, il ne pourrait pas me reprocher de ne pas l’avoir averti. C’était sa décision, à lui seul. À prendre ou à laisser. Et je ne lui en voudrais aucunement de s’enfuir le plus loin possible de moi. C’était tout à fait compréhensible. Justifié. Réfléchi. Malgré tout, il se rapprocha de moi et posa ses mains sur mes hanches. Mon corps en entier fut parcouru d’un courant électrique des plus dévastateurs, et excitants. Puis son téléphone portable vibra dans sa poche, je l’entendais d’où j’étais, mais surtout je le sentais contre moi. Je me tournai vers lui, délaissant la fleur jaune du regard. Je fixais son jean derrière lequel l’objet qui allait nous séparer vibrait encore. Bien que c’était le parfait moment pour m’éclipser et aller m’habiller, je demeurai là, plantée comme un piquet, alors qu’il s’excusa de devoir répondre. Je secouai la tête. « Mais non, vas-y. Y’a pas de problème. » C’était l’université. J’écoutai sa conversation, scrutant toutes ses réactions et émotions. Je devinais qu’il n’allait pas rester longtemps par chez moi. Qu’il n’allait pas me dévêtir et me faire l’amour comme je l’aurais espéré ce matin. Tout d’un coup, mon corps se refroidit en réponse à cette mauvaise nouvelle que Joe venait de m’apprendre après avoir raccroché. Remplacement de dernière minute. Quelles étaient les chances ? Il posa ses lèvres sur moi. « J’aurais envie que tu restes. » Il regretta de ne pouvoir exaucer mes souhaits, et m’avoua avoir quelque chose d’important à me dire. « Je … je suis libre ce soir, oui … » Je baissai les yeux un moment avant de l’embrasser de nouveau. « Mais c’est trop loin, ce soir … Trop long … » J’allais mourir à force d’attendre de savoir ce qu’il avait à me dire. Cela me rongeait déjà de l’intérieur et Joe n’était même pas encore parti de ma chambre. J’aurais tant voulu qu’il reste auprès de moi. Pour toujours. Mais ce n’était pas un privilège auquel j’avais droit. Pas moi.

Quand Joe parla de remettre à plus tard ce petit déjeuner, je ne pu m’empêcher de sourire en me mordant la lèvre inférieure. Nous savions tous les deux que nous n’avions pas faim. Pas pour de la nourriture, en tout cas. Le simple fait qu’il mentionne de façon détournée son envie réciproque de coucher avec moi m’alluma encore plus. Dès qu’il quitterait ma chambre, j’irais sous un jet d’eau glacée dans les douches, c’était certain. Sinon, j’allais passer la journée à fantasmer et rêvasser à Joe. J’avais pourtant un tas de trucs à faire et pas une seconde à perdre, surtout si je voulais avoir le temps de revenir me mettre en beauté pour notre rendez-vous de ce soir, peu importe où il serait, et en quoi il consisterait. Je baissai les yeux vers nos mains enlacées et je soupirai discrètement. L’effet que cet homme avait sur moi était hallucinant. J’en devenais égoïste. Je désirais plus que tout qu’il reste ici avec moi et qu’il laisse cette classe attendre pendant quinze minutes puis quitter sans avoir eu de cours. Pendant que moi, je profitais de leur professeur-remplaçant. J’esquissai un sourire à cette idée puis retombai sur Terre quand Joe me proposa un restaurant avant d’aller chez lui. J’aurais préféré la première option et aller directement chez lui, mais il semblait insister sur le restaurant, finalement. « Oui, ça m’irait tout à fait. Rien de trop chic hein, quelque chose de rapide pour qu’on soit plus rapidement chez toi ? » Ce n’était absolument pas mon genre de sortir des trucs pareilles, mais c’était parti tout seul. J’étais sans doute impatiente de découvrir chaque parcelle du corps de rêve de Joe. Je posai ma main sur son torse et l’embrassai. « Bon. Je te laisse partir alors … » Déclarais-je avec une moue triste sur le visage. Nous retournâmes à la porte de ma chambre. Je ne proposai pas de le reconduire jusqu’à la sortie de la maison de confrérie puisque j’étais toujours en sous-vêtements. J’ouvris la porte et le laissai sortir. « À ce soir … » Je refermai d’un centimètre la porte afin de l’embrasser une dernière fois sans que personne ne nous observe, puis l’ouvrai de nouveau pour qu’il puisse sortir. Je lui souris alors qu’il s’en allait. La journée serait tellement longue.