Voilà, elle est partie. C'est ce que Kilian ne cessait de se répéter depuis déjà quelques jours. Tout avait pourtant si bien commencé… Une jeune femme d'une grande beauté croisée au hasard dans l'un des couloirs de Berkeley. Il se retourne, la voit et s'arrête, tombant en admiration devant ce reflet si subtil de la féminité à son charme le plus délicat. Elle n'est peut-être pas parfaite, mais lui la voit en tant que tel. Parfaite pour ses toiles. Il l'aborde, engage la discussion malgré sa réticence naturelle à parler à n'importe qui. Bien vite, la voilà promue modèle féminin de référence pour ses tableaux et, a fortiori, muse pour toute activité artistique. Penser à elle suffit à faire naître un chef d'œuvre. Pour la première fois depuis longtemps, Kilian Salaun s'était senti comblé, serein et heureux. Tout bêtement. Il n'avait pas besoin de grand-chose pour être bien : la popularité à Berkeley ne l'intéressait pas spécialement, ni même l'argent ou le pouvoir que tout le monde recherche avidement. Avec Giulia Vraona Rosebury-Duma, il avait trouvé très exactement ce qui manquait à sa vie pour être certain de ne manquer de rien. S'il ne cherchait pas le grand amour, il croyait toutefois à son existence. Celui qui nous fait dire que les autres à côté ne sont que des images fades et moins colorées. Sans saveur. Impulsif et amoureux fou, il s'était imaginé que ce charmant conte de fée durerait aussi longtemps qu'il trouverait des petites vacheries à s'envoyer. Elle était caractérielle, c'était un chieur. Elle était impatiente, c'était un grognon. Bref, ils étaient faits pour s'entendre. Puis il y avait eu ce bal de promo. Qu'importe de savoir qui pouvait être élu roi et reine du bal, il avait déjà trouvé sa reine. Il y avait eu ce baiser si intense, à vous faire frissonner pendant une semaine complète. Quant à la nuit, elle avait été tout aussi passionnée.

Mais comme n'importe quelle histoire merveilleuse, il faut une fin. Et cette fin n'avait rien du sempiternel "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Ca ressemblait davantage à un "il se retrouva tout seul et n'eut que des souvenirs pour garder une petite flamme". A cause d'un beau-père mafieux et possessif, Kilian avait appris à force de coups de poings et de pieds sur tout le corps qu'on n'approche pas l'ex présidente des Sigmas aussi facilement. Et malgré son insistance pour continuer à la voir, l'Italienne avait rompu en faisant fi de ses protestations. Ivre de rage, Kilian avait brûlé toutes les toiles qu'il avait fait d'elle, regardant ces œuvres se consumer d'un œil mauvais et blessé. Pour une fois, il avait accepté de baisser sa garde, de faire confiance à ses sentiments et de s'ouvrir. A quoi bon ? Aujourd'hui, il se sentait seul, lésé. Retour à la case départ, comme on dit. A côté de ça, son père commençait à fréquenter plus sérieusement l'une des profs de Berkeley… même à 37 balais et un caractère difficile, le paternel Salaun avait trouvé quelqu'un de solide avant lui. Ce n'était pas une compétition, mais il savait qu'il aurait moins de mal à voir Logan fréquenter une autre femme si lui-même, le fils, avait trouvé quelqu'un. Mais ce n'était pas le cas. Comme d'habitude, Kilian préférait se renfermer, se retrancher derrière son sale caractère de grognon et de chieur professionnel. Parler, il ne le faisait jamais, il manquait trop de confiance dans le genre humain pour ça. Hormis quelques exceptions, à l'image de son meilleur ami, Hunter.

Une relation qui, comme beaucoup d'autres, avait mal démarré pour déboucher sur quelque chose de formidable. Il l'avait surpris s'occuper des enfants malades de l'hôpital tandis que l'Epsilon suivait le programme de charité de Berkeley en même temps. Kilian n'ayant parlé à personne de cette activité qu'il tenait à garder pour lui, voilà qu'il était découvert. Et par un Epsilon que le Breton catégorisait vite dans la famille des "fils & filles à papa aidés par un gros chèque pour s'en sortir dans la vie". Après l'avoir envoyé promener, les deux jeunes hommes avaient été contraints de passer du temps ensemble pour les enfants… et tout compte fait, ce type semblait bien plus "normal" et abordable que ses pairs Epsilon. L'exception qui confirme la règle, dirons-nous. Il a du fric, mais il ne l'étale pas. Il a une situation familiale compliquée, mais il n'attend pas qu'on le plaigne sans arrêt. Il ne prend pas tout le monde de haut et, surtout, il sait donner de sa personne sans attendre quoique ce soit en retour. Ce type est généreux, tout simplement. Revenant sur un jugement hâtif, quoique vérifiable dans la majeure partie des cas à Berkeley, l'artiste avait décidé de faire un peu plus connaissance avec Hunter. De fil en aiguille, de discussion en discussion et de sortie en sortie, les voilà devenus meilleurs amis. Confidents, potes, soutiens… une amitié plus que solide les unissaient pour leur plus grand plaisir. C'était différent de Stephen, son "frère Sigma" comme il l'appelait souvent, car Hunter avait sa personnalité, ses propres centres d'intérêt, sa vision des choses… Différent, mais pour le meilleur.

Aujourd'hui, il lui avait donné rendez-vous à un parc de San Francisco. Les deux hommes avaient besoin de se parler, Kilian ayant eu vent du débarquement impromptu de Jillian, l'ex de l'Epsilon. Une jeune femme qui ne le laissait pas indifférent après leur histoire remarquablement troublée… du peu qu'il avait voulu lui en raconter pour l'instant. Chacun a sa pudeur, mais peut-être que le Sigma en apprendrait davantage aujourd'hui, afin de l'aider à gérer la situation si besoin est. Il était arrivé en avance, s'asseyant sur un banc en face d'une fontaine en attendant. Clope au bec, le Breton observait un groupe d'enfants jouer dans l'eau dans des petits cris joyeux et des clapotis se confondant avec le bruit des jets. On ne le croirait pas à voir ses traits naturellement fermés et bougons, mais il aimait beaucoup les enfants. Et ces derniers le sentaient bien. Ils savaient que sous ce caractère de grognon peu fréquentable se cache un vrai cœur d'or qui peut vite faire office de grand frère pour tout le monde. "Excusez-moi, je peux m'asseoir ?" Tiens, une pouf blonde perchée sur des talons aiguilles et enveloppée dans une robe moulante ras la salle de jeux. On dit souvent que les mecs se consolent dans les bras des premières filles - ou mecs, Kilian étant également attiré par eux - attrayantes pour oublier leur ex. Faux. Pas lui, en tout cas. "Non." lâcha-t-il simplement sans la regarder une seule fois. Et pourtant, elle le matait depuis déjà un bon quart d'heure, il l'avait repérée. "Vous êtes tout seul ? - Cette place est prise. - Par qui ?" Cette fois, Kilian leva la tête pour la regarder, gardant sa cigarette entre ses doigts pour recracher la fumée. Toi, ma fille, t'aimes le risque. T'es presque suicidaire, d'ailleurs. En chieur né, il s'allongea sur le banc et étira ses jambes pour en couvrir toute la surface. "La place est prise. Va t'agiter ailleurs, tu m'fais de l'ombre avec ta tignasse." Ca, c'est dit. Sans se formaliser, il tira sur sa clope pour recracher la fumée en l'air, se fichant allègrement de savoir si elle en recevrait en plein visage. La fille prit un air outré et s'en alla à grandes enjambées, sans que le Sigma ne daigne lui porter un regard. Il était déjà captivé par l'arrivée d'Hunter qui contournait la fontaine pour rejoindre le banc sur lequel il venait de s'allonger. "Ah, quand même. J'ai failli t'attendre, tu sais." Ca, c'est un bonjour, dans le langage de Kilian. Faut s'habituer et prendre le pli. Il se redressa un peu et se remit en position assise puis lui serra franchement la main. "Alors, ça va ?" lui demanda-t-il en lui tendant son paquet, au cas où il voudrait fumer.