Je ne savais même pas faire moi-même ce que je demandais à Selah. J’étais assez intelligente pour qu’elle ne remarque rien et j’en savais assez pour pouvoir lui donner de vrais conseils. Mais je n’avais pas la moindre pratique. Je parle de drague bien sûr. Aller parler à un inconnu ne me pose aucun problème, je le fais quarante-trois fois par jours.
D’accord, j’exagère. J’ai déjà dragué et y arrive mais la plupart du temps, c’est moi qu’on essaie de séduire. Ce sont mes copains qui ont à chaque fois fait le premier pas. Y compris pour le seul a avoir vraiment compté, Nathaniel.

Je venais juste d’arriver en Amérique et je n’avais envie que d’une seule chose : rentrer chez moi. Ma mère, même si elle ne me reconnaissait plus, me manquait et j’avais l’impression de l’abandonner. Je voulais sans cesse rejoindre ma meilleure amie, Willow ou au moins lui envoyer un message, recevoir un signe d’elle. Elle a toujours été comme ma sœur et m’envoler à des centaines de kilomètres d’elle avait été un déchirement. Mais il nous était impossible de nous revoir, pas avant quelques années. Elle m’avait fait promettre, pour ne pas souffrir, de ne jamais essayer de lui parler. Pas tant qu’on n’était pas certaine de se revoir.
J’étais dans cet été d’abattement total, malheureuse, en arrivant ici. Les premiers jours, j’allais souvent dans un parc pas très éloigné de ma « nouvelle » maison (déjà à ce moment-là, l’orientation et moi faisait deux) J’avais distraitement remarqué ce garçon qui jouait avec son chien, juste au milieu du parc. C’était un gros chien qui aboyait assez fort et détruisait d’un coup de pattes les quelques fleurs sur le côté. Il dérangeait les familles et les couples qui étaient ici pour trouver un peu de calme. Si je n’avais pas été aussi démoralisée, j’aurai sûrement beaucoup ris et puis un jour, Nathaniel a pris l’habitude de s’assoir à côté de moi après avoir joué longtemps, pour se reposer. Dès la première fois, sans présentation ou salut, il s’est mis à me parler tout naturellement. D’abord de son chien, après des gens qui fréquentaient ce par cet pour finir de lui. Ça a duré pendant des semaines. Après un mois, on était devenu amis alors qu’il connaissait à peine le son de ma voix. Il avait réussi à nous créer notre propre univers, j’arrivais à me sentir chez moi. Après qu’il se soit reposé de ses courses avec son chien, on quittait le parc ensemble et il me faisait visiter la ville. On allait partout, on allait n’importe où. Il était venu de nulle part et je ne pouvais pas le laisser partir. J’en étais déjà folle.
Après, je connais la musique par cœur. Celle des départs.

Je n’avais donc pas souvent dragué des inconnus et peut être que Selah aurait eu plus facile si c’était une croqueuse d’hommes qui la conseillait. Mais elle n’avait sous la main que sa vieille amie. Je voulais que les choses se passent bien pour elle, qu’elle évite de se jeter sur n’importe qui. Selah n’était pas stupide mais j’avais parfois du mal à ne pas la prendre pour cet oisillon que j’avais eu l’impression de voir lors de notre première rencontre. On n’en était pas encore là, bien sûr. Ici, ce n’était encore qu’un jeu. Mais cette inquiétude passagère laissa place à une question. Le jour où mon amie aura craqué et jettera son dévolu sur un jeune homme, est-ce qu’elle m’en parlera ? Ça n’a pas énormément d’importance, c’est elle que ça regarde mais une pensée pour moi ferait évidemment toujours plaisir.

Comme quelques instants auparavant, je m’étais égarée dans mes pensées. Cette fois-ci, je ne pense pas que mes yeux se soient égarés dans le vague mais Selah du sûrement remarqué que je n’étais pas totalement attentive. Je décidai de me reprendre sérieusement en mains : il était hors de question que Sel croit que je n’en avais plus rien à faire de cette idée, surtout que c’était la mienne.
Je reportai donc mon attention sur mon amie et je la vis se concentrer pour imaginer son cher et tendre (hum). Personnellement, je n’ai pas de type, de genre particulier mais Selah devait certainement en avoir un, surtout depuis le temps qu’elle attend d’avoir un copain. Je la vis s’approcher de moi, prenant lentement son rôle au sérieux. J’étais légèrement perturbée de ne pas savoir comment Selah imaginait le mec que je devais jouer mais ça rendait aussi cela plus intéressant.
Elle commença à parler, comme ça avait été décidé étant donné que c’était à elle de faire le premier pas. Sa question me fit rire malgré moi mais je me repris très vite. Moi aussi, je devais prendre cela un peu plus au sérieux même si je commençais à me dire que ça avait de plus en plus de chance de finir en immense fou-rire. Je la rejoignis sur le muret, sourire craquant aux lèvres.

« Je suppose que ce serait mal vu de laisser une jeune femme mourir de faim et qu’il vaut mieux sacrifier mes réserves à la place de te laisser dépérir ainsi. »

Mes yeux se voulaient sérieux mais mon sourire en coin, même léger, me trahissait. Je farfouillai tout de même dans mon sac et, contente d’avoir pensé à emporter à manger ce matin (faut dire que ça tombait plutôt bien vu les circonstances), je sortis un petit paquet entier de biscuits au chocolat. Oui, je suis une affamée et quand j’emporte à manger, je ne fais pas les choses à moitié. Je posai mon précieux trésor sur mes genoux et fixant Selah droit dans les yeux, triomphante.

« Ce doit être ton jour de chance, tu es tombée sur le gars le plus prévoyant de toute l’université »

Évidemment, je ne pouvais pas passer à côté : je lui fis un de mes clins d’œil toujours parfait. Je n’étais pas encore totalement dans mon rôle, j’avais trop envie de rire mais il était hors de question de tout fiche en l’air.

« Et que fait une Juliette affamée dans un parc à moitié désert ? »