J'aimais énormément ce quartier, l'un des rares intéressants assez à mes yeux pour m'arracher pendant assez longtemps de la bibliothèque pour profiter d'un bon bol d'air loin des livres qui prenaient doucement la poussière tant que je n'y touchais pas. Le restaurant qui avait su me charmer par sa combinaison de bonne nourriture et bonne ambiance se trouvait encastré dans une enclave du paysage ambiant, dissimulant discrètement ce qui aurait pu s'avérer faire "tâche" dans ce coin de la ville. J'appréciais quand on ne cherchait pas à détruire pour le simple plaisir de s'installer, mais quand on mariait les couleurs et les styles de manière harmonieuse dans le but de créer un univers apparemment totalement différent, ça ne pouvait que gagner des points sur l'échelle de mon appréciation.

Quittant enfin l'espace sécurisé de mon véhicule pour traverser la rue après avoir verrouillé ma voiture, je laissais un vent glacé mordre mon visage: cela n'avait jamais vraiment été mon genre de 'trop' m'habiller, j'aimais être à l'aise et j'avoue que pour la peine, je le regrettais presque cette fois-ci. Heureusement pour moi que le restaurant n'était pas bondé à cette heure-ci et qu'il me fut relativement facile de me glisser à l'intérieur, saluer le tenancier avec un geste de la main et un sourire franc, avant de le laisser m'indiquer avec un petit rire la table pour deux que je lui avais demandé de me garder. C'était utile d'avoir ces petits contacts dans les coins pittoresques de la ville, et j'avoue que le fait qu'il m'ait gardé "ma" table me plaisait beaucoup. Calme. Presque au calme. Près d'une petite fontaine qui parvenait à mon oreille entraînée d'étouffer le blabla des clients habituels et me plonger dans une torpeur qui s'était montré plus d'une fois efficace lorsqu'il était question pour moi de travailler... ou de lire, chose qui souvent s'avérait être la même chose.

J'étais à l'avance, comme d'habitude. Lia ne devait pas avoir quitté les cours il y a bien longtemps, mais je n'ignorais pas qu'elle ne tarderait pas à avancer non plus. Estimant impoli de commander sans elle, je me suis permise en revanche de me commander une boisson avant de commencer doucement à la siroter en observant la foule disparate qui remplissait progressivement les lieux. J'aurais pu trouver cette journée des plus banales, tuant l'ennui en observant le monde qui m'entourait et à me demander en silence quels inconnus cachaient une seconde vie et qui ne se doutait de rien... Mais lorsque sa voix à elle résonna à mes oreilles, je fus transportée vers une toute autre rencontre, une toute autre situation.. Ce n'est que lorsque je retrouvais la familiarité de sa silhouette que je me remis en mémoire le regard perdu qu'elle m'avait lancé, ne me connaissant pas, alors que je l'abordais sans vraiment trop savoir quoi lui dire... Nous en avions fait, du chemin, depuis ce jour là... Une grande partie de ce chemin se traduisant à la perfection par de petites choses: le fait qu'elle se sente à l'aise en ma présence. Qu'elle me fasse la bise en me saluant. Ou tout simplement qu'elle se mette à me tutoyer -ENFIN- après que j'aie eu à batailler pour que cela se passe ainsi entre elle et moi.

S'installant sur le siège que j'avais laissé vacant face à moi, elle déposa ses affaires non sans une lassitude certaine typique des étudiants en faculté. Cela m'arrachait un nouveau sourire alors que j'attendais patiemment qu'elle soit confortablement installée, après quoi je fis signe au garçon de table de se diriger dès qu'il le pouvait vers nous. Inutile de prendre une heure pour déjeuner si nous ne mangions rien, n'est-ce pas?

Tu vas bien depuis la dernière fois? Mes camarades élèves ne t’en ont pas fait trop voir de toutes les couleurs ?

J'adorais qu'elle me parle de ses "camarades élèves". Elle en était encore une, mais elle prenait autant d'intérêt en moi que j'en avais vis à vis d'elle, même si à proprement parler, bien que semblables, nos deux situations étaient largement différentes.

Oh, tu sais.. Le train-train habituel, Pasha qui s'imagine toujours pouvoir me coincer dans une joute verbale et avoir le dernier mot pour moi, quelques autres qui ne savent pas faire la différence entre Blake et Shakespeare, certains qui s'avèrent toujours aussi gamins dans leur tête, d'autres vis à vis de qui je me demande bien s'ils en ont une., dis-je avec nonchalance en jouant avec mon verre avant d'attaquer, et toi, comment se passent tes cours? Les partiels se sont bien passés? Je sais que pour moi, ça a été un 'plaisir' à corriger, mais de ton point de vue les choses ne sont pas automatiquement les mêmes, hein?

Cela faisait partie de notre rituel. Briser la glace en parlant de Berkeley, en profiter pour laisser échapper toute forme de frustration possible et imaginable et puis engager la conversation sur un chemin plus personnel... si les circonstances s'y prêtaient.... Souvent, je devais avouer que j'en apprenais plus qu'elle que elle sur moi; je mettais ça sur la justification que j'étais plus âgée. Plus à même de garder un oeil sur elle plutôt que l'inverse... mais c'était surtout parce que je n'avais pas encore envie d'entamer une discussion sur un sujet qui était déjà pénible assez sans que je le ressasse...

Le garçon de table choisit cet instant précis pour me retirer de ma rêverie pour attendre que Lia termine de me répondre avant de demander ce que nous voulions commander...

Qu'est-ce que tu en penses... On prends quoi, aujourd'hui?, dis-je non sans un sourire pour elle