Le mémoire avançait. Doucement, mais sûrement. La jeune française s'était relancée dans une période de travail frénétique après ce qu'il s'était passé. Qu'elle avait brusquement compris, en se retrouvant dans cette situation incongrue qu'elle avait pourtant tellement souvent provoquée elle-même, que prendre les gens pour des kleenex, c'était vraiment pas top. La prise de conscience n'avait pas été immédiate, puisqu'il lui avait fallut plusieurs jours avant de saisir le mode de fuite inexpliqué de Lyssandre. Mais elle avait été violente.

Shane était cependant faite du plus dur des aciers. Elle n'avait rien laissé paraître, haussant les épaules aux rumeurs, prétendant, et surtout souhaitant se le convaincre, que cela ne l'atteindrait pas, que ce n'était que les aléas du mode de vie qu'elle avait choisi. Et pourtant. Elle avait fumé, ou simplement attendu, souvent, au coin de cette ruelle exigüe qui les avait souvent abritées, pour des discussions un peu superficielles où les sous-entendus pointaient plus ou moins adroitement. Elle avait plus ou moins consciemment cherché à croiser son regard à l'université. En vain. Elle avait à peine saisi sa silhouette au détour d'un couloir. Elle se demandait ce que signifiait ce comportement, qui lui était tout à fait étranger.

Elle s'était alors enfermée dans le travail, ce qu'elle faisait en France quand le moral était au plus bas. Elle avait tiré jusqu'au filtre une cartouche entière, passé des nuits blanches caféinées à faire des recherches stérile sur les théories de Madinier, elle avait même songé à trouver un sujet de thèse, pendant des jours, puisque son emploi du temps était allégé, allongée sur son lit, le regard fixé sur le plafond, où s'étalait un paresseux nuage de fumée bleuté.

Tout cela pour dire que la jeune française n'était pas au top de sa forme. Elle avait pâli, ce qui relevait presque du tour de force lorsqu'on considérait le teint déjà bien clair de Shane. Ses yeux clairs étaient soulignés par d'abominables cernes crevassées et ses mains tremblaient discrètement. Trop de travail tue le travail? Ce ne serait pas tombé dans les oreilles d'une sourde. Mais elle compensait par l'intense satisfaction personnelle de voir son travail avancer.

Ce jour-là, elle était allée en cours. Elle avait suivi d'une oreille discrète une redite de Hegel concernant la dialectique du maître et de l'esclave, qu'elle avait déjà tellement râbaché quand elle enseignait aux premières années l'ouvrage de Kojève. Elle avait vacillé en quittant les cours et en recevant une note brillante de disseration de l'histoire de la philosophie.

Comme dans un rêve, elle avait descendu les escaliers, bousculée par la foule indifférente. Elle avait un puta*n de besoin de cigarettes. Elle s'arrêta à son casier, entrouvrant la boîte métallique. Elle y fourra violemment tous ses livres, regardant tomber avec une indifférence désespérée ses feuilles de cours. Elle jura entre ses dents, les ramassa et referma le tout d'un coup de poing rageur.

Elle était vêtue ce jour là d'un sweat à capuche gris et d'un jean délavé taille basse. Elle avait rabattu sa capuche sur son visage pour masquer les ravages de son régime actuel. Elle s'adossa aux casiers, avec une grimace douloureuse sur son visage. Inconsciemment, elle glissa une cigarette entre ses lèvres et leva ses mains tremblantes, son zippo argenté ouvert, prête à allumer sa cigarette...

Holy sh*t, what the hell is going on with you, D'Arcy?

Shane était à deux doigts de faire une bêtise. La flamme du briquet d'approchait dangeureusement de sa cigarette, et évidemment, la jeune française, toute à ses réflexions, n'avait pas remarqué que le détecteur de fumée se situait juste au dessus de sa tête. Et là, miracle. Elle éloigna brutalement le briquet, et le referma. Elle était là, Lyssandre, l'objet de tous ses tourments. Son regard fiévreux se posa sur elle et son coeur rata un battement. Evidemment, elle évitait soigneusement de regarder dans sa direction. Comment en aurait-il pu être autrement?

La jeune française retira sa cigarette de ses lèvres et la glissa dans le paquet. Lyssandre était d'une beauté à damner un saint. Shane avait déjà expérimenté ce genre de femme. Mais elle n'était pas rien... Elle aurait voulu se forcer à croire que ce n'était qu'une aventure de passage. Mais une simple aventure aurait-elle valu qu'elle se mette dans un tel état? Elle en doutait.

Shane avait le désir impérieux de franchir la distance qui les séparait pour engager la conversation. Alors qu'elle s'apprêtait à le faire, elle se mit à sa place. Ou en tout cas, elle se mit dans la sienne. Ce rôle qu'elle avait toujours joué. Elle ne comptait plus les fois où elle avait rembarré la jeune fille éplorée, irritée. Non, elle se le refusait. Jamais elle n'irait pleurer pour une dernière étreinte. Elle n'allait pas regretter. Elle n'était pas comme ça, c'était contraire à sa politique intérieure.

Sauf qu'il fallait bien que quelqu'un fasse le premier pas. Lyssandre n'était pas femme à se laisser attendrir. Elle avait trouvé en elle à la fois une amante merveilleuse, mais aussi une rivale dans le non-attachement. Et, comme dit plus haut, elle n'était pas qu'un simple challenge qui résistait aux charmes de Shane.

Si elle ne se bougeait pas, la situation resterait à jamais bloquée. Et elle ne voulait pas ça. Elle prit son inspiration et s'éclaircit la gorge. C'était une situation inédite, et intérieurement, Shane se promit de ne plus jamais la revivre.

La distance qui la séparait de Lyssandre lui semblait infinie. Malgré ses efforts titanesques, elle ne parvint pas à maîtriser sa démarche, qui était titubante. Pour faire meilleure figure, elle appuya son épaule gauche contre le casier voisin de celui de Lyssandre.

Elle entrouvrit la bouche, et se rendit compte qu'elle n'avait pas préparé de discours, comme elle le faisait d'habitude. Elle se sentit ridicule. Vite, une feinte.

Hey... Ca te dirait d'aller fumer une clope avec moi, dehors?

A vrai dire, ce n'était pas sa voix rauque qui la surprit le plus. Mais plutôt cette platitude dans le discours. D'ordinaire, elle avait plus d'inspiration. Elle se maudit intérieurement, le rouge envahissant de nouveau ses joues cadavériques. Elle baissa les yeux, honteuse.

Le regard de Shane se posait sur le corps de Lyssandre. Elle ne pouvait le détacher, glissant sur ses formes qui feraient probablement rougir la plupart des mannequins d'Amérique. Shane s'en voulut d'avoir ce genre de pensées, qui marquaient une sorte de non-respect de la personne. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'elle agissait ainsi. Mais c'était la première fois qu'elle se trouvait dans une telle situation, où son ex-partenaire n'osait même pas la regarder. Elle n'était guère mieux, ses yeux ayant finalement glissé sur ses chaussures, se mordillant la lèvre inférieure, attendant une quelconque réponse, tandis que Lyssandre semblait trouver un intérêt tout particulier à ranger le contenu de son casier.

En quoi était-elle différente des autres? Etait-ce le sexe? Le physique? La spiritualité? A vrai dire, elles avaient été toutes deux dans un état assez... Primitif, quand elles se sont laissées aller à leurs désirs. Tout cela n'avait été qu'un flou particulier, fait d'explosions de plaisir. Cependant, ce n'était pas nouveau pour Shane, qui était à la hauteur de sa réputation de coureuse de jupons. Il lui faudrait inventer un terme pour la version féminine de womanizer, à moins que cela ne soit déjà fait. Anyway, le temps n'était pas à la réflexion existentielle. La respiration de la jeune femme restait bloquée dans sa poitrine. Elle voulait vraiment parler à Lyssandre, lui exposer ses blessures, sa volonté de tenter quelque chose avec elle, de faire un pas qu'elle n'osait jamais faire. Elle ne saurait expliquer pourquoi, mais Shane ne considérait pas Lyssandre comme une de ses proies. Mais avec ses paroles ridicules, elle n'avait fait qu'enfoncer le clou. Elle avait fait son possible pour empêcher ses mots de traverser la barrière de ses dents, mais tous les efforts du monde n'avaient servi à rien. Ce n'était pas simplement une effarante banalité, cela montrait qu'elle était totalement out... Et pire, elle pouvait passer pour une idiote sans conversation.

La réponse de Lyssandre vint, prévisible. Shane baissa la tête. Evidemment. Econduite. Mais il y avait deux points positifs pour la jeune française : d'une, Lyssandre était pétrifiée, tout comme elle. Elle ne bougeait pas, ce qui la laissait plus optimiste que si elle était partie en courant et en ignorant totalement ses tentatives désespérées de rentrer en contact. Et de deux, sa voix n'avait rien du ton décidé et blessant qu'adoptaient parfois ses anciennes compagnes. Elle se fit plus hardie. Shane hasarda quelques pas en avant, grattant les quelques centimètres qui les séparaient. Cette fois, il lui semblait qu'elle était deshinibée, et qu'elle flottait jusqu'à elle, concentrée dans son but.

Shane : - Oh, oui je sais, je pourrais aller perdre quelques minutes dehors avec la première fille qui passe, parce que j'ai envie de baiser.

Shane était vulgaire, elle le savait, mais ce n'était pas non plus une nouveauté chez elle. Bien qu'elle soit en passe d'obtenir son master de philosophie, sombrer dans la vulgarité, légère ceci-dit, lui permettait de trouver les mots adéquats plus rapidement. Sa voix éraillée retrouvait de sa superbe.

Elle poursuivit, campant sur ses positions, s'étant rapprochée sans pour autant empiéter sur l'espace vital de la jeune femme :

Shane : - Mais c'est avec toi que je veux être. Et tout simplement parce que j'ai envie d'être en ta compagnie, non pour aller s'envoyer en l'air. Et je suis désolée, j'ai dit n'importe quoi, je ne savais pas comment... Je ne savais pas quoi dire...