Il n'offrit en guise de réponse qu'un ricanement mesquin, dépeignant à merveille la légende du petit con qu'il créait au fur et à mesure de ses répliques cinglantes et narcissiques. Et qu'est-ce que ça aurait changé, d'être cliché jusqu'à ses moindres propos ? La réalité n'en était pas atténuée, et elle, au contraire, n'avait rien d'un cliché. « Et pourtant je suis pas si loin de la vérité » contesta-t-il doucement. Le calme après la tempête qui avait provoqué un fossé béant entre eux lui parut bien amer. S'il regrettait ses propos ? Pas le moins du monde. C'était la première leçon qu'on lui avait apprise : vivre avec des regrets, c'était courir à la catastrophe. Nourrir des scrupules, éprouver du remord, souffrir de blesser les autres étaient autant de sentiments humains auxquels il n'avait plus le droit. Lorsque l'on s'emparait d'une entreprise, et mettait des milliers de personnes à la porte, mieux valait ne pas être en mesure d'éprouver la moindre compassion, sans quoi se regarder dans un miroir devenait le plus compliqué des gestes. Alors tant pis si ça faisait de lui la caricature du gosse de riche à l'insolence navrante, parce que son job, lui, n'avait rien de caricatural. Pas plus que son monde, lorsque l'on s'y trouvait immergé. Mais qu'aurait-elle pu en savoir, Charley ? Si prompte à juger, et si peu ouverte d'esprit qu'il se demanda lequel des deux était le plus cliché. « Pas dans ta... tu te fous de moi... » Il marqua la fin de la question d'une pointe d'interrogation. Elle ne pouvait pas sérieusement lui dire qu'elle n'était pas de celles qui jugent dès le premier regard, alors qu'elle n'avait pas eu de problème à le cataloguer parce qu'il avait eu le malheur de vouloir la préserver du moindre scandale en utilisant la seule arme à sa disposition. Charley s'en défendait peut-être, mais elle n'en était pas moins coupable que lui, possédant la facilité des moins privilégiés à décrier chaque action des mieux lotis qu'eux, prêts à les taxer des pires ignominies même quand leurs gestes se trouvaient être désintéressés. Holden encaissa, et sut qu'il retiendrait la leçon. De cette fille qu'il avait surélevée, en comparaison avec la valse de corps entre ses draps, il n'y avait rien d'autre à tirer que quelques rares moments volés dans lesquels ils s'oubliaient l'un l'autre. Ces moments où leur rang et le poids sur les épaules n'avaient plus la moindre importance, avant que la réalité ne vienne les rattraper sans délicatesse aucune. « Je n'aurais pas eu à le faire si tu n'avais pas joué les effarouchées » trancha-t-il froidement. C'était elle qui avant lancé la bataille, lui n'avait rien fait d'autre que s'assurer du silence d'un homme dont il savait qu'il ne l'obtiendrait que contre une gratification conséquente. C'était elle, encore, qui s'était mise à le juger au point de menacer de quitter la pièce et de le laisser seul à seul avec le poids de son geste. Charley ne comprenait pas, ou bien ne voulait pas voir la vérité en face. Il n'était pas le meilleur des hommes, ce qu'il savait pertinemment, mais contrairement à elle il ne se cachait pas sous de faux idéaux et une morale aléatoire en fonction du destinataire. Il revendiquait ses défauts, sachant qu'il ne serait jamais en mesure de les étouffer, et ne cherchait pas à les nier. Oui, l'argent et le pouvoir le corrompaient chaque jour davantage, bien malgré lui, oui il embrassait les codes d'un monde méprisable qu'il avait toujours tenté d'éviter, oui, il finissait par leur ressembler et aurait eu de quoi se mépriser à son tour si seulement il n'avait pas été assez lucide pour savoir que c'était la seule façon de s'en sortir. Que pouvait-il faire d'autre, lui dont les options avaient été réduites à néant une fois le choix de reprendre l'entreprise paternelle affirmé ? Il eut un rire glacé face à l'idéalisme naïf de Charley. Bien sûr, pour quelqu'un qui ne se retrouvait pas dans sa situation, tout devait sembler si simple. Il l'envia, quelques secondes, de ne pas savoir ce qu'elle ressentirait à sa place. « Il n'y a que quelqu'un qui ne connaît pas mon monde qui peut me répondre ça » déclara-t-il, neutre. « Tu comprends rien, Charley. Je ne peux pas le récupérer, parce qu'il n'a pas sa place dans ma vie. Plus maintenant. » Il n'y avait aucune conciliation possible entre le garçon de la route et le requin des affaires. Ils étaient les deux faces d'une même pièce, condamnés à ne jamais s'observer, ni se croiser. Il vivrait en permanence dans la dualité, coincé entre la nostalgie et l'envie d'avancer, le passé et le futur, les envies et les devoirs, les promesses et les désirs. Il n'y avait pas de compromis possible, et le tour de la question avait été fait bien avant que Charley ne soulève ce point. « Je voudrais bien t'y voir, à ma place. Tu serais pareille que nous, Charley, arrête un peu. Tu crois que je peux diriger l'une des sociétés les plus puissantes du pays et vivre chez les Bisounours ? Spoiler alert : je ne le peux pas, et n'essaie même pas de t'engager sur le terrain du t'as qu'à quitter ton job. Si c'était si facile que ça, crois bien que ce serait fait. Si tu t'imagines une seule seconde que le type que je suis en train de devenir me plaît, c'est que t'es encore plus naïve que t'en as l'air. » De nouveau les mots cinglants, blessants, fruits de semaines de frustration qu'elle lui donnait l'occasion de libérer. « C'est toi qui cherches la complication. Si t'étais pas montée sur tes grands chevaux parce que je te sauvais la mise, on serait pas en train de parler. » Elle s'accordait bien plus d'importance dans la vie d'Holden qu'elle n'en possédait vraiment. Il ne l'en blâmait pas, évidemment, comment aurait-elle pu savoir que cette place était déjà prise et ne serait pas libérée ? La seule femme d'importance dans sa vie était également celle qu'il se défendait d'avoir. Et puis il y avait Thelma, bien sûr, dont il n'aurait su décrire avec précision la place qu'elle occupait. Charley ? Charley était un pis-aller, une distraction, un passe-temps agréable mais dont il n'aurait pas le moindre mal à s'éloigner. Il n'était pas sûr qu'elle pût en dire autant de lui. « Te fais pas d'illusions, Charley. Si tu veux qu'on s'en tienne à une relation sans complication, alors chercher pas à la compliquer. Parce que jusqu'à présent, la seule à s'être investie émotionnellement, c'est toi. » Il consulta sa montre d'un air grave, et reposa le regard sur elle, soulagé de trouver une échappatoire. « Je dois y aller, j'ai une réunion dans trente minutes. Quand t'auras arrêté de jouer les bafouées, fais-moi signe. » Et sur ces mots, sans la moindre marque d'affection, il quitta la pièce avec une parfaite indifférence.