En cette journée de vacances de Noël, Rosaly qui avait finit de corriger des paquets de dissertations d'étudiants plus ou moins passionnés par la littérature, se trouvait totalement désœuvrée. Depuis qu'elle était à San Francisco, elle habitait le palace hotel de l'ouest de la ville. Elle avait une fortune assez conséquente, et il faut dire que "l'argent de poche" que lui donnait Berkeley à chaque fin de mois suffisait à la laisser vivre sans embûches sa vie d'excès. Elle ne voulait pas avoir comme fardeau un foyer à entretenir. A l'hotel, elle laissait ses vêtements sales par terre, elle fumait comme un pompier mais tous les soirs, en rentrant, elle trouvait ses vêtements propres, pliés, et repassés et sa suite n'empestait plus le tabac mais sentait bel et bien la fleur. Aaah, la magie du luxe. Ce n'était pas un caprice de riche, juste un petit plaisir, une petite liberté qui lui facilitait la vie.
Alors, cet après-midi, après avoir finit de corriger ses copies, Rosaly n'avait plus rien à faire. Depuis qu'elle était sortie de rehab et qu'elle ne touchait plus un verre, l'inspiration ne venait plus : elle avait donc éliminé l'hypothèse d'essayer d'écrire.
Tournant en rond dans sa chambre d'hotel, elle élimina également l'idée de faire du sport : elle était bien assez maigre étant donné qu'elle ne mangeait plus beaucoup. Finalement, elle se dit qu'elle irait bien préparer les cours du prochain semestre à la bibliothèque universitaire. Peu d'étudiants avaient choisis la littérature française mais le peu qui suivaient ce cours étaient vraiment des jeunes gens passionés. Il était donc son devoir de leur préparer un cours comme il se doit : un cours à la Rosaly, pleins de rebondissements, d'anecdotes, d'envolées lyriques.
Bibliothèque voulait dire Berkeley, et donc pas question de s'y rendre dans ce vieux survêtement taché de café. Après une bonne douche, elle enfila une tenue digne de son métier. Pour une fois, une lueur d'optimisme envahie Rosaly. Ca allait être une bonne journée. Elle mit un chemisier en mousseline rouge assez fluide, qui laissait deviner sa silhouette filiforme. Elle portait cette chemise avec une jupe de tailleur noire qui datait de l'époque où elle arpentait les plateaux de télé anglais.


15h. Rosaly était enfin à la bibliothèque. Ce lieu était immense. Un endroit vaste et anciens, qui sentait bon le vieux papier. Le silence était le mot d'ordre. Dans la rangée "littérature française", Rosaly cherchait désespérément Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud. Depuis qu'elle avait arrêté de boire, sa patience avait de très minces limites. Les documentalistes avaient une fois de plus mal rangés les bouquins, ou se sont encore ces maudits étudiants, pensa-t-elle. Elle soupirait et se promenait dans la rangée l'air attentif. Rosaly, qui portait comme à son habitude des hauts talons provoquait une faible nuisance sonore, de plus, le vieux parquet de la bibliothèque grinçait affreusement. Rosaly n'y preta pas attention, jusqu'a ce qu'une personne vint lui faire remarquer avec véhémence. " Ne vous a-t-on jamais appris à ne pas faire de bruit dans une bibliothèque ? " Lui dit-elle. Elle sentit l'odeur d'une eau de toilette masculine assez fraîche, pas déplaisante. Quant à la voix, elle semblait quelque peu excédée. C'est pourquoi Rosaly ne se retourna même pas. Ce n'était pas la peine de se battre aujourd'hui. Puis, cet homme qui apparement fut très dérangé par cette ridicule nuisance sonore, lança à nouveau un petit pic assassin. Rosaly fut totalement interloquée d'entendre plus distinctement la voix. Bien sur, elle avait déja reconnu l'accent britannique de l'inconnu, mais là, elle eut comme la sensation de reconnaitre la voix. De plus, c'était bien l'accent du Yorkshire du Nord qu'elle entendait.
Rosaly qui n'avait pas détourné l'oeil des étagères avait enfin trouvé son livre, elle le retira doucement, le prit entre ses bras et se tourna ENFIN en direction de la silhouette. Elle fut si surprise de la personne qui était là, face à elle. Qu'elle en resta sans voix. Nick l'avait reconnu, malgré les ravages du temps. Rosaly avait des cernes, des rides, et on devinait son âge en voyant ses mains. Elle entrouvris la bouche puis eut un large sourire.

- Je ne fais que mon travail, ne vous en déplaise Sir Clark !  

Elle lui montra son livre comme une preuve à l'appui et s'approcha de lui pour passer son bras filiforme derrière le cou de son vieil ami pour l'enlacer. Elle eut un sourire en regardant ses cheveux. Toujours aussi précieux, pensa-t-elle sur un ton moqueur mais affecteux. Toujours sous le choc, elle recula d'un pas pour l'observer de haut en bas, se grattant la tête. Tout cela était-il bien réel ?

Rosaly ne pouvait plus s'empêcher d'arborer un sourire béa. Nick lui rappelait une étape de sa vie où elle était heureuse. Elle pensait qu'en vivant à San Francisco, ses anciens amis de Leeds et de Londres l'oublieraient. En Angleterre, elle n'était plus considérée comme une spécialiste de la littérature, ou comme un écrivain. D'elle, les anglais ne gardaient que l'image d'une femme autrefois belle et brillante devenue alcoolique après la mort de son fils. Beaucoup étaient friands des photos d'elle dans des sales états que publiait la presse people anglaise. En somme, les anglais n'avaient d'elle plus qu'une image pathétique. Elle se doutait que son ami Nick avait eu vent de "ces mésaventures", de sa descente aux enfers. Mais avait tout de même l'espoir que non. Heureusement que je me suis changée et lavée, pensa-t-elle. En ce moment, elle se laissait plutôt aller en effet. Quand Nick lui dit qu'il la pensait encore dans la région de Leeds, elle explosa de rire et des étudiants gênés par le bruit se retournèrent en soupirant, en murmurant des "chuuuut".

- Moi ? en Angleterre ? tu penses, pour que les tabloïds s'emparent encore de ma vie pour divertir les petites vieilles qui lisent ces torchons dans des salons de coiffure, non. Tu sais, après tout ce qui s'est passé, il valait mieux fuir !

Elle parlait de ça en souriant, comme pour garder la face. Elle savait que Nick ne la jugerait pas. Il la savait borderline, comme tout les anglais. Et même s'il savait pour son alcoolisme et ses problèmes, elle savait qu'il n'irait pas l'enquiquiner avec cela. Elle leva les yeux vers l'homme qui était de grande taille et était toujours subjuguée par ses cheveux, pendant que ce dernier la complimenta sur son physique. Ca venait du coeur, il était sincère. Et toujours aussi classe. Ca faisait du bien de revoir un petit d'Angleterre à travers ce gentleman. Elle sourit et des charmantes ridules se dessinait dans le coin de ses yeux noirs.

- Haaaan, merci beaucoup ! on essaye d'avoir une allure digne, ici on est à Berkeley ! dit-elle avec un ironie.

Elle aimait l'Amerique, mais que voulez vous, quand on naît anglais, on le reste. Toujours un peu snobinards ceux là !
Elle toucha les cheveux bouclés de son ami, tout en étant sur la pointe des pieds.

- Ou est passée ta chevelure flambloyante ?

Elle posa sa question sur un faux air de tristesse. Elle fit mine de bouder mais ne peut s'empêcher de pouffer de rire quand son ami dit qu'il s'attendait à la croiser plutôt en France qu'ici. Elle soupira.

- Et oui que veux-tu...Ma réputation en Europe est bien trop souillée. Mon nom reste désormais rattaché à l'image que les journaux m'ont donné. Malheureusement, seuls les spécialistes de littérature reconnaissent mon savoir et mes romans, ils sont tombés dans l'oublie. J'aurais aimé vivre à Paris, où en Provence. Mais voilà, il se trouve qu'outre Manche, je ne suis pas trop connue, à moins qu'on fasse des recherches sur la littérature française et britannique, et encore, il faudrait qu'elles soient très approfondies...

Elle s'efforca de sourire après ces paroles qui lui rappelèrent sa triste destinée. Elle donna une petite tape amicale sur l'épaule de Nick.

- Et toi, je n'en reviens pas ! tu as quitté l'Angleterre ! pour....la Californie ? cela est-il assez distingué pour vous Sir ? dit elle d'un ton moqueur.

Nick avait toujours été un petit stéréotype du dandy anglais.

Cette scène était bien réelle. Tout cela provoquait en Rosaly des sensations perdues jusque là. Nick était l'allégorie réelle de l'Angleterre ! Ce pays qu'elle tentait d'oublier revenait alors à son esprit sous sa forme la plus adorable. Elle avait oublié les beaux souvenirs. Ou plutot occulté. Sa vie à Leeds était plaisante, tout comme son cursus à Oxford. Elle fit toujours ce qu'elle aimait. Cette retrouvaille était si surréaliste qu'elle ne pouvait imaginer une seule seconde les raisons pour lesquelles Nick était ici, à Berkeley,San Francisco, Californie, USA. Nick venait de lui proposer un thé. Rosaly était presque en train de sautiller telle une enfant trépignant d'impatience.

- Ouiii avec plaisir ! je crois que de toute façon, je ne suis pas la bienvenue en ce lieu.

Elle s'adressait à un élève qui se retournait en leur direction. Rosaly avait toujours parlé fort, de sa voix éraillée par le tabac. Elle avait tendance à s'emballer très vite et par conséquent, pousser des cris quand on ne s'y attend pas. Et ayant la facheuse habitude de se foutre du monde, elle se déplacait souvent comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Elle regarda l'élève en fronçant les sourcils et mimant un coup de tête. "Un problème ?" murmura-t-elle.
Elle ria ensuite d'elle même et regarda son livre.

- Il faut que j'emprunte ce bouquin. Je vis à l'hotel alors je vis un peu au jour le jour, je n'ai pas tant d'affaires que ça !

Elle le mit dans son sac à main et passerait sa carte d'emprunteur à la sortie. Toujours très tactile en discutant, Rosaly attrapa le poignet de Nick.

- Ca te dis qu'on le prenne maintenant ? après cette rencontre je ne pense pas qu'on puisse réellement travailler, et puis, tu dois avoir tant à raconter !

Nick pria alors Rosaly de le suivre. Avant de sortir de la bibliothèque, elle sortit son livre et sa carte de professeur qu'elle tendit avec un grand sourire à la documentaliste, telle une enfant allant acheter des bonbons à la boulangerie. Ayant développé une véritable névrose bipolaire pour laquelle elle ne prenait plus de traitement régulier (en effet, les neuroleptiques et anxiolytiques prescrits par son médecin lui servait plutôt de pilule à but récréatif...), Rosaly traversait des grandes phases d'euphories, puis des grandes phases de dépression. Ainsi, quand elle était bien, elle ne faisait pas dans la demi mesure. Aujourd'hui, alors qu'elle avait retrouvé un des seuls véritables amis qu'elle n'ait jamais eu, elle trépignait d'impatience et voulait parler, parler à n'en plus finir avec Nick. Même si elle était aujourd'hui une autre femme, sa vie anglaise lui manquait. Elle suivait alors cet ami perdu de vue avec une once d'angoisse en elle. Comment allait elle justifier son mode de vie ? Il est vrai que Nick ne la jugerait sans doute pas, même elle avait un peu honte de ses problèmes d'alcool. Elle comptait ruser pour ne pas que ces derniers surgissent dans la conversations, bien qu'ils justifieraient beaucoup de choses quant à son mode de vie peu commun.

Une fois arrivés devant la porte du bureau de Nick, Rosaly entra en première, son ami lui cédant le passage avec sa finesse bien de chez eux. Il est vrai que les américains étaient un peu plus bruts de décoffrage, mais c'est une des raisons pour lesquelles Rosaly les appréciait. Il y avait moins de chichis et à son âge, avec tout son passé, elle ne se voyait plus jouer à la Lady britannique. Pourtant, même si Rosaly était une petite "brute" comme ses nouveaux confrères américains, dans ce monde pleins de convention, elle avait malgré elle en elle le chic anglais. Sa silhouette, sa démarche et surtout son accent la trahissait.

Après que Nick eut refermé la porte, Rosaly qui était priée de faire "comme chez elle" eut un sourire à cette réflexion. Elle n'avait pas de chez elle. Et vu l'était de sa chambre d'hotel, il ne valait mieux pas qu'elle en ait un. Elle s'asseya en face du fauteil de Nick. Devant le bureau, il y avait deux beaux fauteuils en cuir dont les accoudoir en bois sentait la cire. Tout était immaculé, propre, et bien rangé. Quand Nick commença à préparer le thé, Rosaly ne pouvait s'empêche de sourire en regardant cet ami qu'elle avait retrouvé. Elle était à l'aise, comme avec un frère. "Earl Grey ?" lui proposa-t-il avec son accent des plus anglais.

- Oui parfait ! je ne sais pas depuis combien de temps je n'ai pas pris le thé. J'ai pris l'habitude du Starbucks maintenant, anglaise indigne que je suis !

Rosaly regardait autour d'elle pendant que Nick préparé le thé. Elle était comme fière de lui. Elle n'avait pas encore de bureau à Berkeley. Les professeurs de littérature anglaise et française n'avaient pas beaucoup d'élèves et étaient un peu maltraités. Les ambitieux américains n'étaient plus trop concernés par les lettres...