Célébrer. A mesure qu’elle prenait des années, elle avait l’impression qu’il lui fallait une excuse pour boire. Elle était encore jeune, certes, mais elle sentait déjà avoir du mal à se lever après toute une soirée à faire la bringue. Elle sentait les gueules de bois être plus appuyées, elle n’était plus en état de sortir faire la fête plusieurs soirs d’affilé. Non, il lui fallait une excuse pour boire, car la simple envie de se bourrer la gueule ne marchait plus ; que ce soit pour elle ou pour les autres. Pas que les autres l’importent vraiment, par ailleurs, mais elle n’avait pas non plus besoin d’une réputation d’alcoolique. Parlant d’alcoolique, elle buvait pour célébrer le mariage de son amie Romane. Et cette fois-ci, elle comptait la faire boire. Au moins du champagne. On ne pouvait quand même pas refuser, pour une occasion pareille, non ? Delilah savait, que c’était totalement irresponsable de vouloir faire boire une ancienne alcoolique. Et malgré cela, elle ne pouvait s’en empêcher. Le pourquoi, c’était presque si elle ne s’en souvenait pas elle-même. Tester ses capacités, ou peut-être le simple désir de voir quelqu’un replonger et souffrir ; elle n’en avait aucune idée. Ou plutôt, elle en avait perdu la véritable raison. Elle savait juste qu’elle arriverait à la faire boire. Eventually.

Elle l’avait invitée, donc, dans le principal but de fêter son mariage. Car malgré tout – et en dépit de l’incompréhension qu’elle avait des gens décidant d’épouser leur ‘amour’ – elle était contente pour elle : dans le fond, elle l’appréciait. Etonnement, presque, j’oserai dire, et lui faisait même confiance. Après tout, elle avait montré un intérêt certain pour sa musique, et c’était, pour l’anglaise, tout ce qui comptait. Le fait qu’elle puisse être un sujet d’expérience n’était à vrai dire qu’un petit plus. Accoudée au bar, une cigarette entre les lèvres – cependant éteinte – elle attendait patiemment que son amie arrive. Un verre devant elle, posé à côté d’un carnet ouvert et griffonné, elle s’occupait, écrivant de la musique. Malgré le bruit ambiant, elle arrivait assez bien à composer. Elle n’avait jamais eu de mal à séparer les choses lorsqu’elle travaillait – si l’on pouvait appeler ça un travail – et était à vrai dire adepte de la néantisation. Après tout, le bruit n’existe pas si on le pense assez fort, puisque notre pensée est néant. N’est-ce pas ?

C’était une nouvelle chanson d’amour. Les mots coulaient, et rapidement, elle trouvait de quoi les accompagner. C’était plutôt ironique, que quelqu’un comme elle, qui n’y croyait plus, en écrive autant, mais si quelqu’un le savait, il n’en avait jamais fait la remarque. L’amour était plus simple à écrire. Elle connaissait. Elle connaissait ses plaisirs, et surtout ses ravages. Et en écrivant, elle revivait, parfois, son idylle, et malgré tout ; elle continuait. C’était facile, et c’était beau ; et si parfois les regrets perçaient, bien souvent, il n’en restait qu’un souvenir un peu trop récent. Evidemment, vous devez vous dire qu’écrire là-dessus alors que l’on ne s’était toujours pas remise de son cœur brisé – les premières amours sont toujours les plus désastreuses – n’était pas forcément une bonne idée, mais c’était sa thérapie, dans un sens. Tout comme elle utilisait la musique pour surmonter les séquelles de son accident. La musique était une échappatoire comme une autre, aussi agréable qu’une dose de morphine, seulement moins destructrice. And I know you’re quick to show your lover to the door and you ain’t never been in love before you’re only bound to get it wrong. Elle ne savait même plus de qui elle parlait, de tout le monde peut-être, ou de personne. Elle attrapa le verre de scotch qu’elle avait à peine touché, et en but une fine gorgée, regardant sa montre quelques secondes. Mais que faisait-elle ?

Son téléphone sonna, et elle détourna un instant son attention du carnet pour attraper le smartphone. Elle jeta un coup d’œil au message reçu, et hochant distraitement la tête, se reconcentra sur ce qu’elle était entrain d’écrire. Elle barra plusieurs fois, réécrit, puis barra à nouveau, jusqu’à ce que ça ait du sens, que ça sonne bien, bref, que ce soit parfait. Le processus d’écriture était toujours quelque chose de délicat. Car ce qui lui paraissait bien aujourd’hui ne lui paraîtrait peut-être pas aussi bien demain ! C’était donc un art plutôt éphémère. Mais elle avait un bon feeling sur ce qu’elle écrivait. Elle avait d’ailleurs remarqué qu’elle écrivait généralement mieux lorsqu’elle n’était pas sobre. Et par sobre, je veux dire, lorsqu’elle n’était pas sous morphine. L’alcool n’avait pas d’effet sur ses talents d’écriture, mais elle avait l’impression que la morphine lui donnait un regain de créativité ; passée la période de bade intense, s’entend. Mais au final, elle avait moins de mal à écrire ce qu’elle écrivait. Elle n’avait plus son filtre habituel qui l’empêchait de remuer sa souffrance, et elle pouvait alors pleinement se perdre dans des chansons d’amour. Car si elle ne veut se l’admettre – par peur plus qu’autre chose – il n’en ait pas moins vrai que l’amour l’attire énormément. Mais elle ne veut pas se brûler les ailes une deuxième fois. Alors elle vit dans le déni.

Elle savait par ailleurs que pendant un temps, Romane fut comme elle, ou tout du moins, ne croyait pas en l’amour. Et voir Romane le trouver et l’épouser si vite – seulement quelques mois après tout – la rendait légèrement envieuse. Mais comme souvent, elle refoulait ces sentiments qu’elle ne comprenait pas : comment peut-on vouloir quelque chose qui nous fera, à un moment ou à un autre, forcément souffrir ? Il ne faut pas être sain d’esprit, c’est la seule explication. Pas que Romane soit déséquilibrée, par ailleurs. Et parlant du loup, la voilà qui arrivait. Delilah l’avait vue du coin de l’œil, mais n’avait pas réagi tout de suite. L’alcool, peut-être, quoiqu’elle n’ait pas vraiment touché son verre. La cigarette entre les lèvres, elle gribouillait encore distraitement sur le carnet, And I know you're just a victim of your circumstance I never know in any real romance And so we ought to say so long, goodbye, so long … Goodbye. Et malgré la considération qu’avait mis Romane à approcher pour qu’elle ne sursaute pas, ce fut un échec critique. Sa voix la fit bondir sur son tabouret, et elle lâcha son crayon. Elle qui était dans la Lune, elle venait de se faire ramener sur Terre en quelques secondes. Elle ferma lentement le carnet, comme si de rien était – elle avait du mal avec les gens qui lisaient ses textes, elle préférait qu’on l’écoutât chanter – et releva les yeux vers Romane, souriante.

« Hi girl ! » Elle sourit de plus belle, se redressa sur un pied pour poser une bise contre une de ses joues. « Speaking of him, you still live in different houses ? ‘Cause that’s really random. »

En effet. Elle ne comprenait pas comment deux jeunes mariés pouvaient ne pas vivre ensembles, c’était tout bonnement incroyable. Mais elle avait sûrement ses raisons – qu’elle ne comprenait pas, comme elle n’avait pas compris la décision de l’épouser – et c’était bien comme ça. Se rasseyant alors, elle glissa le carnet dans son sac à main, et récupéra son verre de scotch pour en boire une faible gorgée, avant de tirer une taffe sur sa cigarette. Elle posa son regard un instant sur le verre de Romane, et n’en fit aucun commentaire, pour le moment. Elle attendit qu’elle en ait bu une gorgée pour lui glisser à l’oreille, joueuse.

« I asked him to put alcohol in your drinks. »

Ce qui était faux, par ailleurs. Elle était bien des choses, mais pas perfide : piéger Romane pour la faire boire, non, il valait mieux la persuader de la faire boire. Se redressant sur son siège, elle lui fit un clin d’œil, et tira à nouveau sur sa cigarette. Si elle avait vu un voile de panique dans son regard – ou tout du moins l’avait apparenté à de la panique – elle savait qu’elle se rendrait bien vite compte, au goût, que ce n’était pas vrai. Le club soda ne cachait pas très efficacement l’alcool, on finissait toujours par le sentir en arrière goût. Mais juste au cas où, elle rajouta, les yeux alors plongés dans les siens.

« Kidding. »

Elle avait un sens de l’humour particulier, certes, mais soit. Retrouvant un sourire, elle donna un petit coup de poing sur l’épaule de Romane, la clope entre les lèvres.

« So, I was thinking. We can stay here, like for an hour or so, and then, go night-clubbing ? And party all night. »

Car elle comptait passer la soirée/nuit avec elle, et pas seulement quelques heures. Ca faisait un moment qu’elle ne l’avait pas vue – avant son mariage, même, d’ailleurs – et leurs sorties lui avait manquées. Romane était quelqu’un de parfait pour aller en soirées, même si elle devait avouer qu’elle préférait quand elle buvait : c’était plus drôle de boire avec quelqu’un que de boire devant quelqu’un.

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