Elle était simplement assise au piano. Les lumières l’aveuglaient partiellement, et elle avait pris le réflexe de mettre des lunettes de soleil. Les spots finissaient toujours par la fatiguer. La soirée était par ailleurs déjà bien avancée, et elle venait pour sa part de monter sur scène. Elle avait déjà une certaine notoriété, et les gens se déplaçaient pour la voir. Se refusant cependant à faire de quelconques concerts, bien trop occupée par son année en tant qu’étudiante, elle passait ici un temps bien trop important. Elle n’avait plus besoin de jouer ici, mais il y avait quelque chose à propos de ce piano bar qui lui plaisait particulièrement. Peut-être l’impression intimiste ou le fait de ne pas voir son public. Car elle n’aimait pas voir les gens qui la regardaient. Pas forcément pudique, ni timide, elle ne pouvait simplement pas s’ôter de la tête qu’ils pourraient bien finir par la reconnaître, et qu’à nouveau, ses nombreuses frasques la rattraperaient. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle faisait les unes des tabloïds et les journalistes du Sun ne semblaient se lasser de la harceler. Et si elle avait cessé de coucher à tout va, elle restait tout de même avec pas mal de défauts.

Et pour corroborer ces dires, il suffisait de remarquer son addiction à la morphine. Car une fois de plus, elle était assise au piano, et avait une bonne dose de l’anti douleur dans les veines. Assez pour rentrer dans une transe qui bizarrement, les instants de somnolence passés, la rendait assez créative pour être meilleure qu’à son habitude. Elle ferma un instant les yeux, et lâcha un soupir. Elle ne sentait plus la douleur, mais elle savait que la morphine avait déjà commencé à attaquer son cerveau, et en détruisait les cellules petit à petit. Tant pis, ça lui permettait de jouer, et c’était tout ce dont elle avait besoin. Jouer pour s’en remettre, jouer jusqu’à n’en plus pouvoir. Les musiciens prirent place sur la sienne, et elle leur adressa un petit coup de menton. Elle plaça ses doigts sur les touches, et s’était parti. Elle s’abandonna à la mélodie, à ses sentiments, à ses souvenirs. Elle se souvenait du regard de cette femme, celle qui lui avait inspiré la chanson. Ses yeux profonds, ses gestes, tout. Elle se souvint avoir eu une bouffée de désir pour elle, et elle se souvint avoir rebroussé chemin. Cette femme n’était pas pour elle.

Elle ferma les yeux, concentrée sur la musique, sur ses doigts qui glissaient sur les touches noires et blanches sans plus aucune difficulté. Elle remarquait à chaque fois avec étonnement comment la douleur la quittait et comment elle jouait encore mieux qu’elle le pensait. La drogue, peut-être, ou son talent qui revenait. Elle ne savait pas, et ça ne l’intéressait plus. Elle savait sa carrière classique brisée à jamais, malgré les espoirs qu’elle avait un jour eus. Mais elle se trouvait parfaitement bien dans ce qu’elle jouait à présent et elle avait abandonné toute prétention de rejouer un jour du Chopin convenablement. Pourquoi faire, de toute façon ? Elle l’avait fait, elle en avait retiré la satisfaction, elle était maintenant passée à autre chose. Et elle finit la chanson sur une note tremblante, et retira soudainement ses mains du clavier. Peut-être pas de douleur mais elle se sentait toujours gauche. Elle crispa un instant sa main blessée et releva les yeux vers la salle. Les applaudissements fusaient, et elle perdit son regard vers la foule avant d’être rapidement attirée par … elle. Que faisait-elle là ? Avait-elle compris ? L’anglaise fronça les sourcils, et se redressa soudainement, abandonnant son piano. Elle avait besoin d’un verre, et surtout, d’éviter l’asiatique. Elle se perdit alors aisément dans la foule qui s’était remise à discuter, et s’était faufilée jusqu’au bar pour prendre un verre de scotch, pour se remonter le moral.

Elle pensait y avoir échappé, perchée sur son tabouret, accoudée au bar. Elle pensait y avoir échappé, et elle soupira de soulagement. Elle n’avait pas la tête à des explications, elle ne voulait pas se justifier. Pourquoi lui avait-elle inspiré cette chanson, déjà ? Elle ne savait plus. Cela n’importait pas, d’ailleurs, elle avait réussi à rendre le morceau aussi neutre que possible. Enfin. Elle ne doutait pas qu’elle s’était sûrement reconnue dedans. Et c’était bien ça le problème. Et c’était donc pour cela qu’il lui fallait l’éviter, au cas où elle demande des explications ; car elle se savait incapable de lui faire comprendre ce qu’elle avait ressenti la première fois qu’elle avait croisé son regard. Mais son espoir fut vain et moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’asiatique c’était hissée sur le tabouret à sa droite. Elle tourna à peine la tête vers elle, le temps de la voir, et lâcha un faible soupir. C’était râpé pour la sortie discrète. Elle aurait pu partir, certes, mais elle avait encore d’autres chansons à chanter. Soupirant, elle fit glisser ses lunettes et les posa sur le comptoir, demandant un scotch au barman. Puisqu’elle offrait, autant profiter. Elle glissa un instant son regard sur l’asiatique, et arqua un léger sourcil. Mmh.

« Fixée ? Il faut bien fixer son regard quelque part. »

Elle releva les yeux vers elle, et esquissa un faible sourire. Le verre atterri sur le bar et elle le saisit, le portant à ses lèvres pour boire une fine gorgée du liquide ambré. Ils avaient toujours eu un bon scotch ici. Elle se tourna finalement, et observa la salle un instant, et les musiciens sur la scène, qui jouaient un air d’ambiance ma foi très agréable, en attendant que l’Anglaise ne revienne s’asseoir au piano. Reposant son verre sur le bois, elle regarda à nouveau l’asiatique, et lui sourit, peut-être un brin timide.

« Pourquoi êtes-vous venue me voir ? »

Elle parlait de son accent typiquement british, et raffiné. Elle la regardait d’un intérêt poli, intriguée. Ou feignant l’intérêt. Elle était devenue très douée pour jouer la comédie, et elle préférait faire semblant de rien savoir : ça lui éviterait de dire quelque chose qui la mettrait en fâcheuse position. Récupérant son verre, elle fit tourner à l’intérieur le liquide alcoolisé, y plongeant finalement son regard, en reprenant une gorgée. Il fallait pas que ça dure trop longtemps, cette petite discussion, d’abord parce qu’elle n’avait pas vraiment envie de l’avoir, ensuite parce que les effets de la morphine finirait bien par se dissiper et il fallait qu’elle joue, pendant encore au moins une heure. Alors elle ne voulait pas s’attarder. Elle vida d’ailleurs son verre, et le reposa délicatement sur le bar, se redressant.

« Je suis désolée, il faut que je retourne jouer. »

D’abord, parce qu’elle en avait envie, et ensuite parce qu’elle sentait les regards insistant des musiciens qui l’accompagnait dans son dos. Elle fit un léger clin d’œil à l’asiatique, et se releva, pivotant vers la scène. Elle se retourna après quelques mètres, pour lui sourire à nouveau.

« Je m’appelle Delilah, by the way. »

Sa bonne éducation reprendrait toujours le dessus.