Joe Shark n'était pas un homme qu'on pourrait qualifier d'abordable. Lorsqu'il se trouvait sur son lieu de travail, Dieu le père n'aurait guère pu sortir de l'ombre du grand éditeur égocentrique qui régnait sur son monde de littérature et de secrétaires aguichantes. Là-bas, il pouvait s'accorder sans hésiter le plaisir de martyriser le petit personnel au gré d'une imagination en la matière toujours plus fertile… allant de la simple humiliation publique aux petites boutades douteuses et salaces dont lui seul avait le secret. Il pouvait se jouer de chacun de ses concurrents commerciaux en avançant une politesse anglaise aussi horripilante que soigneuse, piétinant la fierté de ces cafards avec une classe à nulle autre pareille. Enfin, il pouvait faire preuve d'un instinct de tueur dès qu'il s'agissait de faire du profit, ne reculant devant aucun remord éventuel de se montrer si sa fortune et sa réputation pouvaient augmenter… Bref, un vrai patron professionnel comme on n'en fait plus. L'ennui dans tout ceci, c'est que cet ego surdimensionné avait l'art et la manière de lui coller au train même lorsqu'il sortait de sa maison d'édition ou de Berkeley. Faire rougir ces dames, se moquer des hommes et jouer les insensibles à l'immense cœur de pierre gelée, c'était tout simplement sa personnalité. Ajoutez au tableau qu'il était un père calamiteux sur le plan affectif avec son petit Connor et vous aurez un aperçu complet de l'infréquentable Shark.

Figurez-vous que malgré tout ceci, il y avait quelques exceptions qui pourront vous dire que Joe n'était pas aussi mauvais qu'on se plait souvent à l'affirmer. Ce soir, vous aurez tout le loisir de poser la question à Maxwell Burton-Holmes. Ce grand gaillard blond, bâti comme un Viking des temps anciens, était à la fois un brillant étudiant de Berkeley mais également un interne en chirurgie à l'hôpital de San Francisco. Maniant le bistouri comme il maniait sa vie, avec précaution, justesse et savoir-faire, il était d'un tempérament parfois aussi exécrable et particulier que Joe. Était-ce pour cette raison qu'une relation filiale très intense s'était tissée entre les deux hommes ? En effet, ce jeune homme aux biceps aussi développés que son franc-parler était devenu une sorte de fils spirituel aux yeux de Joe. Il concentrait toutes les qualités qu'il appréciait chez un homme : richesse, statut social privilégié, belle carrière, de l'ambition, une belle gueule et un goût tout particulier pour la gent féminine d'une façon passagère et fugace. En gros, moins on s'y attache, plus on en profite, voilà l'une des phrases fétiches des deux hommes.
En revanche, bien qu'une relation père/fils se soit installée entre eux, n'allez pas croire qu'il s'agissait d'un de ces liens bateaux où Papa s'installe gentiment avec son fiston pour l'observer avec des yeux transis d'un amour tel qu'on pourrait en vomir. Non, c'était beaucoup plus complexe et trash que cela, dans un sens. Puisque Max' représentait le fils qu'il rêverait d'avoir, Joe agissait comme le père qu'il rêvait d'être… et ce n'est pas vraiment ce qu'un père lambda pourrait faire avec son fils.

"Joli costume. Tu risques d'avoir un peu chaud dedans, bonhomme, mais il est plutôt classe." fit remarquer Joe avant d'inviter Maxwell à monter dans sa Corvette dernier cri. Les deux hommes, tirés à quatre épingles et plus séduisants que jamais, foncèrent à vive allure à travers les rues de San Francisco. Certes, la sécurité routière n'était pas la préoccupation majeure du playboy quadragénaire, mais celui-ci était un conducteur chevronné qui ne mettait pas les autres automobilistes et piétons en danger malgré une conduite rapide et évasive. Au terme d'un road trip rapide pour rejoindre le centre de la ville. Il se gara sur un parking puis descendit de sa voiture… tout en laissant le soin à Maxwell de découvrir l'enseigne de l'établissement dans lequel il l'emmenait passer sa soirée.
Le Manhattan Lounge. Le cœur urbain de la luxure de San Francisco. "Tu en connais beaucoup, des pères qui emmèneraient leur fiston spirituel aller mater de la demoiselle en petite tenue, mmm…?" hasarda Joe avec un léger sourire à peine esquissé sur les lèvres. Ces deux hommes appréciaient les plaisirs de la chair et ne s'en cachaient absolument pas. Par ailleurs, cet établissement était suffisamment privé et select pour que la réputation de l'un ou de l'autre ne soit pas inquiétée. Ce n'était pas l'endroit sordide qu'on croiserait dans les bas-fonds de New York. Passant un bras autour des larges épaules du Iota, ils rentrèrent à l'intérieur et s'imprégnèrent de l'ambiance à la fois tamisée et érotique qui y régnait. Certes, l'éclairage masquait parfois les imperfections de certaines femmes, mais pour la grande majeure partie d'entre elles, il n'y avait que des sirènes aguicheuses et désirables qui se mouvaient pour le plus grand plaisir du fantasme masculin. Petites tenues en dentelles, costumes à thème, des courbes toujours plus dénudées ou à peine effeuillées, il y en avait vraiment pour tous les goûts. Joe tourna la tête vers Maxwell puis arqua un sourcil en voyant l'expression de son visage. "J'étais certain que ça te plairait… c'est quand même plus distrayant que d'aller boire un verre dans un bar banal, non ? Allez, viens." Il entraîna le jeune homme en direction d'une piste suffisamment bien placée pour qu'ils ne ratent aucun numéro. A commencer par la splendide blonde qui tournait autour de la barre métallique sur la scène autour de laquelle ils s'étaient installés. Et bien vite, une serveuse physiquement intelligente arriva près d'eux pour prendre leurs commandes.

"Et prétentieux avec ça... ça me plait, fils !" lui fit-il remarquer sur le peu de chances qu'il garde ce costume sur le dos toute la soirée. Petit tic de langage prouvant à quel point Maxwell comptait à ses yeux, il avait tendance à le surnommer comme son propre fils. Quelque chose qu'il ne faisait avec personne, hormis Noah. Pour lui, c'était du "chaton, biquet, chou, bichon, p'tit coeur, mignon" et j'en passe. De quoi susciter la curiosité de tous ceux qui entendaient ces surnoms. Non, Joe n'était pas gay et ne nourrissait aucune pulsion sexuelle envers l'écrivain blond malgré l'ambigüité de ces petits sobriquets. Il s'agissait d'une grande tendresse pour celui qu'il considérait comme son petit frère de coeur. On dit souvent qu'on ne choisit pas sa famille : entre Maxwell et Noah, l'Anglais semblait se faire un plaisir de prouver le contraire sans grande difficulté. Cet endroit peut paraître sordide à beaucoup de gens, malgré la classe et la liste select des clients... Joe préférait y voir un ramassis d'hypocrites incapables de satisfaire sans honte leurs désirs les plus secrets. Aucun complexe pour le Iota et l'enseignant en littérature : ils faisaient tourner leurs conquêtes entre eux comme ils se prêteraient leurs chemises, draguaient tout ce qui leur passait devant le nez sur leur rare temps libre et le vivaient très bien. En le voyant agir avec la serveuse qui leur apporta leurs deux scotchs, Joe ne put réprimer un sourire amusé. De la compétition ? Non, plutôt de la fierté. Si seulement Connor pouvait devenir un homme pareil en grandissant. Ambitieux, talentueux, séducteur et beau gosse par-dessus le marché... Ce qu'il y avait de bien avec l'interne en chirurgie, c'est qu'il ne cherchait en aucun cas à le bâtir à son image : à ses yeux, Max' n'avait que peu de choses à apprendre. Au lieu d'être un père "trop paternaliste", il était ce genre de père spirituel avec lequel il pouvait s'amuser, se confier, etc. Des leçons de morale ? A 25 balais, notre Viking national n'en avait guère besoin. Des conseils s'il en avait besoin, oui, mais autrement c'était un grand garçon très sérieux et loin d'être idiot. A moins qu'il ne veuille braquer une banque en tutu, il n'avait pas besoin qu'on lui fasse la leçon.

"Pari tenu. On va entendre crier de la danseuse dans les coulisses et le salon privé, ce soir..." ajouta-t-il en trinquant joyeusement avec son compère de la soirée. Oui, il pariait même d'y arriver ici, sans avoir à la ramener chez lui. Ca, c'est une soirée entre hommes ! Ok, le féminisme recule d'environ 200 ans avec des hommes dans leur genre, mais qu'importe ? Ce qui le fit tiquer un peu plus fut cette étrange demande. Jouer les baby-sitters ? Lui ? L'éditeur fronça les sourcils en étant surpris que Maxwell lui demande une chose pareille. Certes, il était un père "responsable", mais affichait un score de 0 pointé sur le plan affectif. "Bon... allez, c'est d'accord. C'est bien parce que c'est toi. Puis Connor aura une personne avec qui s'occuper, c'est vrai." En effet, si cela avait été n'importe qui d'autre, Joe aurait rétorqué que la première fortune mondiale en personne n'aurait pas eu les moyens de l'acheter pour garder un autre enfant. Il n'y pouvait rien, il n'aimait pas spécialement les enfants et doutait fort d'être doté d'une fibre paternelle digne de ce nom. Mais puisque Maxwell lui demandait cela en parfaite connaissance de cause, cela devait être plutôt important. C'est ce qui l'intriguait le plus, d'ailleurs. Et Joe ne comptait pas repartir sans réponse : le grand blond pouvait tout lui dire, et il finirait par le faire, quand bien même il l'emmènerait chez lui ce soir. Voilà donc pourquoi il se contenta de ranger cette idée dans un coin de la tête pour profiter avant tout de la soirée et permettre aux deux hommes de se vider un peu l'esprit. Pour commencer.

Comme si la blonde sur scène avait entendu le cri rauque de Maxwell, elle fit tomber son soutien-gorge en soie rouge et le jeta dans sa direction avec un clin d'oeil. En voyant l'étudiant avec la pièce de tissu sur la tête, Joe ne put s'empêcher d'éclater de rire. Voilà qui risquait de le ragaillardir encore davantage. "Au fait, félicitations pour cette brillante première année ! Dis-moi, côté infirmières, ça touche ? Un grand gabarit typé nordique dans ton genre dans une blouse blanche, ne me dis pas que le service d'entretien n'a pas besoin d'éponger des litres de bave quotidiennement..." Un air profondément amusé prit empire sur les traits du businessman alors que deux danseuses approchaient d'eux. Deux brunes qui se ressemblaient tant qu'on aurait presque pour les prendre pour des répliques l'une de l'autre. "Un lap dance, les garçons... ça vous tente ?" Joe arqua un sourcil et tourna la tête vers son fils spirituel, avant de regarder les deux sirènes avec un sourire en coin plus carnassier que jamais. "Allez, en selle les filles !" Les deux danseuses pouffèrent de rire et enjambèrent chacune Maxwell et Joe pour démarrer en coeur au rythme de la musique suave qui passait dans le Manhattan Lounge. Et la soirée semblait déjà encore plus intéressante...