On dit toujours dans mon entourage que la mémoire est une faculté qui oublie, chez moi surtout. J’oublie d’en vouloir aux gens pour les méchancetés qu’ils me font. Parce que nous sommes tous un jour ou l’autre méchant avec notre prochain. Quand j’avais eu mon cancer, j’avais mis ma vie en entier sur pause. Je n’avais même pas pensé annuler ma dernière année de chimie pure. J’avais oublié que quelqu’un aurait peut-être besoin de ma place. J’avais encore sur mon ordinateur portable l’ensemble de ma thèse. Au trois quart écrite. Parce que j’avais eu la chance d’avoir eu l’un des meilleurs superviseurs de thèse qui m’avait permis de prendre de l’avance et qui avait su corriger au fur et à mesure de mes chapitres d’écrits sur les propriétés anti-cancérigène de certains éléments du tableau périodique. J’avais réalisé que je ne l’avais pas perdu en septembre. J’aurais pu simplement aller voir le doyen de l’université – c’était un homme qui était en poste quand j’étais partie – pour lui demander de reprendre là où j’avais tout laissé. Mais il se trouvait que je n’avais plus vraiment envie de parler des effets contrant le cancer de certains isotopes après que l’on m’ait opéré pour m’enlever une tumeur qui était installé dans mon lobe frontal. Il se trouve aussi que deux longues années de chimiothérapie intensive, de radiothérapie et de complications nombreuses n’aident pas à vouloir découvrir que de l’iode aurait pu m’aider à ne pas avoir l’ensemble de mes symptômes. Je n’avais aussi aucune envie de me retrouver dans la dernière année d’un programme où je ne connaissais absolument plus personne parce que tous mes amis d’avant le cancer était aujourd’hui de grands et nobles chimistes et que moi, je n’étais rien devenue parce que je n’avais pas gradué comme les autres. J’avais donc refait mon apparition sur le campus universitaire que je connaissais par cœur. Avec mes dix ans de plus que les petits nouveaux de mon programme. Avec mes dix ans d’expérience, mon presque doctorat de chimie et mon impression que je savais plus de choses que les autres dans le fonctionnement d’une université. Avec ces profs qui me reconnaissaient parfois dans les corridors mais avec qui je n’avais pas nécessairement envie de parler parce qu’ils se rappelaient celle que j’étais avant mon cancer avant que je ne commence à me préoccuper un peu plus de moi. J’étais justement tombé sur un de ses professeurs-là en ce matin banal du mois de mai. Un de ses profs qui m’avait eu dans ses cours avant que je ne sois une survivante d’un cancer qui portait encore une perruque parce qu’elle avait peur du regard des autres. J’avais cherché de toutes mes forces un moyen de me défier de ne pas lui parler et de ne pas répondre à la fameuse question : « où as-tu réellement été pendant ses trois longues années? », parce qu’il ne me croyait pas que j’avais réellement été en Inde pendant trois ans à faire du yoga et à m’engager avec des moines. J’avais fini par réussir à m’éclipser suite à une longue excuse de travail à remettre le lendemain mais qui n’était pas encore terminée – ce qui était naturellement TOTALEMENT faux. Je marchais vers la sortie du campus avec l’idée d’aller me chercher un film quand.

Lia – Salut Alex! Je rentre manger chez moi ce n’est pas loin tu viens avec moi?
Alexia – Avec plaisir. Je n’ai plus de cours pour la journée.

C’était Lia, une jeune femme que j’avais eu la chance de rencontrer en cours de parcours par hasard en septembre. Intérieurement, je la jalousais. Présidente d’une confrérie, les thêtas, Lia était aussi la mère d’un adorable petit garçon. Moi, à pratiquement trente ans, j’étais une célibataire endurcie depuis mon cancer. Avant, il y avait eu Jack avec qui j’avais été fiancé pendant près de deux ans. J’avais rompu mes fiançailles à cause de cette stupide tumeur cérébrale qui avait modifié mon caractère, qui m’avait rendu si méchante par moment avec lui. Si intolérante. Mais depuis, il n’y avait eu personne dans ma vie. Parce que j’avais peur d’avoir à m’expliquer avec un homme pour le fait que je n’étais plus nécessairement fertile. Je jalousais aussi mes frères pour avoir le droit d’avoir de ravissants enfants, de magnifiques femmes, de bon boulot et le respect de ma mère qui aimait le fait que ses fils avaient réussi dans la vie contrairement à moi qui était encore aux études à vingt-neuf ans – mais je n’avais que vingt-huit quand j’avais repris ma vie où je l’avais laissé. J’avais donc accepté l’offre de Lia. Nous avions marché un peu en silence. Je pensais à ces promesses que j’avais fait à Jack à cette vie que nous avions rêvés pendant les cinq ans qu’avaient duré notre amour. De ces rêves de chimistes fous comme un nouveau couple de Curie qui vivrait heureux et vieux avec des enfants en santé dans une grande maison avec deux prix Nobel. Je m’étais retrouvée assise dans la cuisine de la jeune demoiselle – elle avait bien près de dix ans de moins que moi… Jeune s’appliquait donc. À la regarder sortir de la salade de son frigo.

Lia - La salade va te suffire ou tu veux quelque chose d’autre avec ? Je peux faire cuire du poisson pané ou un truc comme ça pour accompagner et avoir peut être quelque chose de plus consistant dans le ventre.
Alexia – Juste de la salade serait parfait pour moi. Je ne suis pas trop le type de personne qui raffole de viande

Je souris. En fait, je ne mangeais pas de viande. J’étais végétarienne depuis mes dix-sept ans… sauf dans les quelques réunions de familles où je ne pouvais pas faire toute la préparation parce qu’une quelconque belle-sœur s’en chargeait – chose que je détestais particulièrement. Après tout n’avais-je pas déjà prouvée par le passé que même diminuée par de la chimio j’étais encore capable d’organiser une fête qui se tenait à la perfection. Je replaçais machinalement une mèche noir derrière mon oreille. J’avais de la misère à ne rien faire. Je me sentais mal assis sur mon banc à attendre qu’elle me fasse à manger alors gentiment je proposais.

Alexia – Tu n’as pas besoin d’aide... Je me sens inutile...

On dit souvent que j’ai beaucoup changé depuis mon voyage. Avoir le cancer m’a sans aucun doute profondément changé. J’étais une personne avant mais je n’étais plus la même après le diagnostic. Quand j’étais tombé malade, vraiment malade, plus que la fatigue, plus que les sautes d’humeur. Quand j’avais perdu connaissance et que j’avais convulsé en plein milieu d’un défilé de mode auquel j’assistais religieusement depuis de mes seize ans, ma vie et mes rêves avaient basculés. J’aurais pu tracer une belle ligne entre l’avant et l’après. Avant, j’étais cette femme de vingt-six ans qui étudiait comme une folle mais qui faisait souvent la fête et qui profitait de la vie. Après, j’étais cette fille avec une tumeur au cerveau. J’avais rouvert les yeux près de douze heures après avoir perdu connaissance dans l’ambulance. Moi qui n’avais jamais eu de crise d’épilepsie, j’en avais fait pas moins d’une dizaine en moins d’une journée. J’avais été mise sous anti-convulsant parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire pour me calmer. Naturellement, mon état avait fait en sorte que l’on avait évalué mon cas. Que des médecins me fassent passer une imagerie par résonnance magnétique et bam! Ils avaient vu leur option, leur triste réalité, la triste solution. Il fallait absolument que l’on opère pour savoir ce que j’avais exactement – était-ce bénin? Était-ce malin?. Pour la première fois de ma vie, pour la première fois depuis longtemps, j’avais peur… vraiment peur. Je m’étais remise à aller à l’église – j’y allais enfant le dimanche avec ma gouvernante. On se fait raconter ce que ça fait que de ce dire que l’on a le cancer. Mais ce le faire dire… c’est quelque chose de totalement différent. La terre s’arrête de tourner. On arrête de respirer. Le temps s’arrête. Pour moi, plus rien n’avait de sens. Deux mois auparavant à peine, je réservais pour notre salle de mariage à Jack et à moi. Parce que nous voulions avoir la plus belle de toutes les salles du monde. Et voilà que je n’étais plus rien d’autres qu’une autre de ses filles qui avait le cancer. Je n’avais été réduit qu’à une petite statistique… une simple statistique parmi tant d’autres. Le choc avait été de courte durée. Beaucoup plus cours que je ne le pensais. J’avais relevé les yeux vers l’oncologue qui était dans la pièce. Droit comme un pic. Et j’avais dit ce que toute fille de mon âge aurait dit. J’avais demandé quel était le plan d’attaque.

Lia – Non non ne t’inquiètes pas miss j’avais tout de prêt, il me restait qu’à mettre la table et faire une petite vinaigrette mais maintenant tout est prêt. Ta journée s’est bien passée ?
Alexia – Elle a commencé tôt. Mais elle s’est bien passée. J’adore le cours d’endocrinologie et de reproduction… c’était mon cours de la journée. La tienne?

Je m’étais sentie revenir un peu plus sur terre. J’étais lunatique et j’étais fatiguée. Peut-être parce qu’au courant des trois dernières années je n’avais jamais eu de cadran pour me réveiller tôt le matin. Nous étions en mai, bientôt le mois de juin. Mais mon corps ne s’était pas refait à l’habitude scolaire. Je préférais les cours de soir. Mais médecine était une discipline exigeante. Mais la voie que j’avais choisi de suivre dès que j’avais été sauve. Peut-être même un peu avant que le cancer ne soit totalement parti. J’aurais pu appeler Jack quand le diagnostic était tombé. Il aurait compris. Mes sautes d’humeurs. Mais je ne l’avais pas fait. J’avais parlé à Lia comme si j’étais loin. Près de 180 jours depuis mon retour sur mon continent, 180 jours dans l’université que j’aurais fréquenté pour 7 ans… mais partout où j’allais je croisais des gens qui me rappelait que je revenais de si loin. Que mes sept ans en était en fait dix... Je pris doucement une bouchée de ma salade… mon excellente salade.

Lia – Euh… Alex je suis désolée de te demander ça comme ça hein mais pourquoi tu es comme ça avec Shown ?

Je figeais doucement. Tétanisée par la question. Je figeais doucement au prise avec cette réalisation, celle que j’étais réellement cette femme. Celle qui vivait par procuration. Il était vrai que j’étais maternelle avec Shown. Trop. Je comprenais la question de mon amie. Mais lui dire pourquoi j’agissais comme ça, c’était lui dévoilé quelque chose d’immense. Quelque chose que je dissimulais avec brio dans ma chambre de confrérie. Avec ma perruque parce que mes cheveux avait l’allure de ceux d’un enfant. Mince et fin. Fragile. Des cheveux qui criaient à tue-tête survivante du cancer. Et j’avais beau vivre sur le campus avec un pied dans le passé, j’étais loin d’être dans mon cancer. L’image de la radiothérapie me frappa pendant un tout petit moment. Suivit de l’image de moi, pendue au-dessus d’une cuvette de toilette à vomir mon existence, le teint blême, les yeux cernés, un bandage encore sur la tête parce que l’on venait de me retirer la tumeur qui avait rétrécit après une année de chimio et de radiothérapie. Je devais paraitre si distinct. L’appétit me coupa. Je redéposai la fourchette dans l’assiette et je fixais un point. Loin derrière l’épaule de Lia. Comment parler? Comment le dire pour la première fois directement à quelqu’un.

Lia – Euh je veux dire… Des fois tu agis comme je pourrais agir avec mon fils… Ça me fait bizarre, j’aime pas ça…
Alexia – Je m’excuse… je ne l’avais pas réalisé que j’agissais comme cela. Je vais faire attention pour ne pas que ça se reproduise. Tu penses que je pourrais avoir un verre d’eau?

C’était la meilleure option. Prétendre autre chose. M’excuser et chercher un sujet de conversation autre. Fuir la discussion qui s’imposait et briser ma relation avec mon secret. Non… ce n’était pas une bonne idée que de lui parler à cœur ouvert de ce qui me traversait la tête. Du fait que je ne satisferais probablement jamais ma mère si je n’avais pas d’enfants… que de me cacher dans des livre… que d’être cette mère par procuration… me donnait l’impression qu’elle pourrait pour une fois me regarder avec fierté.