La journée avait été d'une chaleur sèche, cuisante, mais pourtant agréable. De ces journées de fin de printemps qui vous donne un avant-goût de ce qui va vous attendre ensuite, et qui, par leur luminosité, vous met du baume au cœur et vous donne envie de sourire. Grace quant à elle, n'était pas beaucoup sortie de son bureau aujourd'hui. Cachée derrière une montagne de paperasse qui s'agglutinait sur son bureau depuis qu'elle était arrivée il y a de ça quelques semaines à peine, il faudrait bien un jour qu'elle s'y mette. Mais la masse de travail qu'on lui avait confié à son arrivée était considérable. Nombreux avaient été ceux qui lui avaient conseillé d'en délégué une partie, et pourtant, elle tenait vraiment à y ajouter son grain de sel malgré tout. Elle ramènerait du travail à la maison, ce n'était pas grave. Bien au contraire : cela lui occupait l'esprit, chassant les pensées parasites qui la tiraillaient lorsqu'elle se retrouvait solitaire dans son petit appartement en pleine banlieue. Dix-neuf heure allait bientôt sonné. Beaucoup d'agents avaient déjà rejoint leur famille. Un vendredi soir après tout, après la semaine qu'ils venaient de passer, ils en avaient le droit. Grace, quant à elle, n'avait pas prévu grand chose pour le week end qui s'annonçait. Hormis peut-être quelques compte rendus sur lesquels elle s'avancerait, et un rendez-vous chez un certain médecin qu'elle appréhendait un peu, toutes comme ces 'effets secondaires' auxquels elle était sujette depuis quelques temps. Enfin … Elle avait vu pire.

Vingt heures approchait à grand pas lorsqu'elle daigna enfin rassembler ses effets. Ce soir, elle avait rendez-vous avec un homme qu'elle avait rencontré la première semaine de son arrivée à San Francisco. Jan Cruz … Elle ne savait pourquoi, mais la lueur à la fois déterminée et désespérée dans son regard, cette envie ferme qu'il avait de trouver ce qu'il recherchait l'avait touché. Elle s'était un peu, de loin bien sur, retrouvée dans cette histoire qui était la sienne. Pourquoi avait-elle décidé de l'aider ? Elle ne savait pas. Après tout, elle risquait sa place. Emprunter des dossiers archivés, puiser dans des ressources strictement professionnelles, si quelqu'un venait à l'apprendre, elle serait renvoyée à la circulation directement, c'était une certitude. Et pourtant elle ne pouvait renoncer. C'était la première fois depuis longtemps qu'elle avait le sentiments d'être véritablement utile à quelqu'un. Et puis, cela lui avait permit de faire une connaissance a priori charmante, bien qu'elle ne le connaisse pour l'heure, pas plus que cela. Mais cet homme avait un côté attachant qui lui faisait du bien et la sortait (sans vraiment l'en sortir du coup) de son quotidien.

Grace avait donc récupéré le dossier concernant l'accident de la femme de Jan Cruz dans les archives. Brièvement, elle était passée chez elle pour se changer, et enfiler une tenue un peu moins professionnelle, et plus décontractée. Le soleil allait déclinant et se faisait d'un ocre pur lorsqu'elle poussa enfin la porte du café dans lequel ils avaient rendez-vous. Elle chercha la silhouette de l'homme du regard, elle ne la trouva pas, alors elle alla s'installer près de la baie vitrée, regardant avec mélancolie, presque nostalgie, ce soleil couchant au dehors qui filtrait entre les bâtisses.

Distraitement, alors que son regard se perdait sur la surface transparente de la baie vitrée, Grace se souvenait de quelques images. Une expression, un sourire, une voix, ces sermons qu'il lui faisait toujours lorsqu'elle se laissait aller comme ça à une mélancolie latente. Elle n'avait pas encore commandé, préférant attendre Jan Cruz avant. Le serveur qui s'était approché d'elle quelques minutes plus tôt avait donc tiré sa révérence, la laissant attendre son partenaire de soirée qui n'arriva que quelques minutes plus tard. Elle n'eut même pas le temps de s'apercevoir de son retard, occupée qu'elle était alors à se remémorer ce passé révolu qui parfois, souvent même, lui manquait avec une force poignante, presque destructrice. Peu après, ses pensées dérivèrent vers cet homme qu'elle avait entreprit d'aider. Alors qu'il prendrait son geste pour de la gentillesse ou de la générosité, Grace n'y voyait là aucune forme de bienveillance. Lorsqu'elle se renfermait en elle-même et qu'elle se regardait avec un œil objectif, elle savait que c'était parce que cela lui rappelait ce temps où elle avait désespérément cherché, en vain, sans la moindre aide, le meurtrier de son père qu'elle avait agit ainsi. Parce que quelque part, même si les grandes lignes étaient différentes, elle se retrouvait en Jan Cruz. Elle savait quel sentiment l'animerait. Elle avait soigneusement étudié son affaire … Un chauffard qui détruit une vie et s'en va comme un voleur, sans laisser de traces. Cela remontait à un certain temps maintenant, l'affaire avait été classée depuis longtemps. Objectivement, elle doutait qu'ils parviennent un jour à retrouver l'homme qui avait mit sa femme dans le coma. Mais elle savait aussi que tant qu'il ne se serait pas 'découragé' ou trouver un autre but, il n'abandonnerait pas, il continuerait de poursuivre cette ombre sans relâche quoiqu'il se passe. Et pour ce faire, elle préférait se trouver un minimum à ses côtés. Pourquoi ? Parce que la peine et l'envie de vengeance mènent les personnes les plus adorables et respectables à faire des choses stupides. Et c'est de cette stupidité dont il n'aurait pas conscience si jamais ils tombaient sur une piste sérieuse, dont il faudrait qu'elle le préserve. La stupidité engendre parfois des gestes qui vous bouleversent à jamais. Elle était bien placée pour le savoir. Elle voulait lui éviter ce fardeau. Jan Cruz était devenu en quelques semaines à peine ce nouveau projet dans sa vie qui lui permettait de se donner un but, et le sentiment d'exister aussi. Mais bien sur, cela, il n'en savait strictement rien. D'ailleurs, elle n'avait pas l'intention de lui en toucher un mot un jour.

« Bonsoir. Ne t'en fais pas, je ne suis pas là depuis longtemps. » lui répondit-elle avec un sourire relativement jovial, se penchant en avant pour caresser Tacos qui ne demanda pas son reste, apparemment content de sa salutation. La remarque de l'homme qui suivit la fit réfléchir une fraction de seconde. Fatiguée ? Vraiment ? Cela se voyait à ce point ? Bon certes, il était vrai qu'elle exerçait un travail assez éprouvant, que ses nuits ne duraient rarement plus de trois heures, et que ses hormones étaient mis à rude épreuve ces temps -ci. Peut-être alors avait-elle un visage plus marqué. Mais bon, il n'était pas question qu'elle s’apitoie sur son sort ! « J'ai pas mal de travail sur le feu depuis quelques jours. Même si nous, nous aimerions parfois faire une pause, les malfrats eux, ne nous accordent malheureusement jamais de répit. » plaisanta t-elle sur un ton léger malgré la lourdeur de la phrase, qui pouvait sous entendre de multiples choses sordides. Enfin, elle n'allait pas entrer dans les détails, elle n'était pas là pour ça. Entre temps, elle avait commandé un cappuccino au serveur qui était revenu les voir. « Et toi, comment vas -tu ? Tes élèves ne te mènent pas trop la vie dure ? » dit -elle, remerciant au passage le serveur qui était revenu avec leurs commandes. Ses doigts fins s'enroulèrent d'ailleurs autour de la tasse brûlante. Elle adorait le contraste : froideur de ses mains contre chaleur de la tasse. Elle n'osait pas trop aborder l'affaire qui les intéressait tout de suite, se disant que d’emblée, une petite discussion 'banale' serait plus appropriée. Elle le laisserait amener l'histoire de lui-même, inutile d'entrer dans le vif du sujet tout de suite.