Je n'arrive toujours pas à comprendre comment je peux bien encore parvenir à lacer mes chaussures. Encore moins à tenir droite sur le banc des vestiaires... Une volonté divine, peut-être? J'en doute fortement. Mais le fait est là: passé onze heures, après un double shift à devoir suivre des "professeurs" aussi chiants les uns que les autres, ça fait bien plaisir de pouvoir enfin se dire "je rentre chez moi"... si la pensée de devoir rentrer à pied n'allait pas vous démoraliser un peu plus. L'hiver était derrière nous, les premiers courants frais du printemps commençaient déjà à se faire sentir et moi, je remettais ma veste indiquant clairement mon statut d'étudiante au placard pour pouvoir savourer la douce chaleur de mes vêtements usuels; il n'y avait pas à dire, c'était toujours mieux que les scrubs dont je dois m'accoutrer tous les jours, hein? A peine ai-je passé mon pull sur le dos que j'en attrape les pans du col et que j'inspire un bon coup. Lavande, mon odeur préférée et occasionnellement, le parfum de mon produit à lessiver. Pas d'odeur âcre du sang, pas de relents de souffrance... juste une évocation d'été et de longs champs fleuri de cette plante aromatique. Le rêve, quoi. Au moins, le temps de choisir la spécialisation viendrait bien assez tôt et là, les morts allaient être bien plus facile à gérer que les vivants; même si j'allais devoir passer de la lavande au citron si je veux avoir le moindre espoir d'éliminer les relents pestilentiels de ma chair. Une habitude à prendre. Et à la pensée de laquelle je me réjouissais d'avance.

? – « Yo! Hel', tu traînes ? »

Cette voix je la connaissais, et alors qu'elle m'arrachait à mes rêveries, je posais un regard fatigué sur la jeune femme qui venait de parler. Yu Lin. Une femme magnifique à vrai dire, qui ne manquait jamais de se faire draguer par nos patients, même si aujourd'hui avait été différent. Totalement vidant, en fait. Elle m'attendait comme tous les soirs, histoire de pouvoir profiter quelques instants de la présence de l'autre et de se lancer dans des conversations mondaines avant de finalement avoir à nous séparer, chacune vivant à un coin opposé de San Francisco. La princesse avait un loft au centre-ville alors que je devais me contenter sagement des logements universitaires. Lui accordant un sourire las et acquiescant, j'attachais mes cheveux en une natte vite faite mal faite et le claquement de la porte de mon casier sonna le glas pour moi de cette éprouvante soirée.

Il ne fallait pas trop trop de temps avant de pouvoir arriver jusqu'au campus, l'hôpital ne se trouvant pas si loin que cela et une navette s'occupant de ramener les étudiants sur le périmètre sécurisé de l'université. Et je ne sais pas ce qui se passait aujourd'hui, mais il semblait inhabituellement animé, alors que d'ordinaire une fois la nuit tombée, les étudiants essayaient généralement de ne pas s'y aventurer. Sûrement une autre fête donnée dans l'une des demeures de confréries, si j'en jugeait par le monde qui se pressait sur le "Chemin des Grecs". Mais ce soir, le clinquant et les cris n'étaient pas vraiment ce que je recherchais, je me sentais plutôt comme un papillon de nuit attiré par la lumière, bien que dans mon cas cela représentait plutôt la discrétion de l'ombre, le calme et le silence d'un bâtiment déserté. J'avais véritablement passé une journée de merde et me défouler un peu sur un mannequin n'allait probablement pas me faire de tort. Le gymnase étant fermé, je me dirigeais lentement vers la salle de sport, dont certaines zones restaient accessibles au public à tout heure du jour et de la nuit... si tant est qu'on puisse fournir le code d'accès. Combien de temps est-ce que ça m'a pris pour y aller? Franchement je l'ignore mais le fait était là: j'y étais. Et je m'y sentais délicieusement seule. Amusant à quel point on peut passer d'un état parfaitement épuisé à un éveil total juste parce que quelque chose a attiré notre regard, hein? Berkeley, l'université qui ne dormait jamais et qui pour ce soir allait être le théâtre d'un tout nouvel affrontement intérieur. Si j'avais pu me voir du regard d'une tierce personne et me concentrer sur mes yeux, je suis sûre que j'aurais réalisé qu'ils bougeaient à une vitesse folle... Vous savez? Comme quand vous êtes sur l'autoroute et que vous regardez les traits verticaux sur le sol. Ouais, ben à l'occasion, si votre voisin le fait, faites attention à ses yeux et vous verrez qu'ils seront aussi suractifs que les miens devaient être à l'instant: on n'avait pas le temps d'apprécier du regard quelque chose qu'il se trouvait déjà happé par une autre... Et si "autre chose" se trouvait être une silhouette qui me rappelait trop fortement quelqu'un de désagréable, et bien ça n'était que de ma faute si je venais à me défouler comme une furie sur le mannequin qui avait projeté cette ombre. Si seulement j'avais au moins eu la liberté de tant d'actes en vrai, nombre de mes soucis seraient réglés depuis un moment. Mais non... Cela ne pouvait pas, pas vrai? Berkeley avait ses règles et aussi chiantes soient-elles, il me fallait les respecter.

Pourquoi donc le corps trahit-il le contraire de ce dont l'esprit aurait adoré se convaincre? Je tâchais par dessus tout d'effacer les relents de sa présence hors de ma mémoire, comme un souvenir qu'on se plairait à effacer, et inconsciemment, je croisais les bras un peu plus proche du corps, comme si j'avais soudainement froid sans pour autant que la température ait baissé.. Il avait l'air d'un mirage, ce genre de truc dont on aimerait se convaincre n'existaient pas, et qui pourtant vous attendait quelque part au loin. Même si vous ne le voyez pas tout de suite, vous savez que c'est là, ailleurs...

Je ne sais pas ce qui m'agaçait le plus. Le fait de repenser à lui de manière parfaitement contraire à ce que j'aimerais réellement? Le fait d'être seule? De m'ennuyer ferme en sachant pertinemment que si je rentrais maintenant à la maison, je ne trouverais pas le sommeil? Je ne sais pas trop, mais un seul regard sur le gros bras du coin m'a convaincue d'une seule chose: je ne voulais pas d'un homme ce soir.. Alleluia ! Faites sonner les trompettes divines, c'est pas tous les jours que ça arrive... Non mais plus sérieusement, je pense que j'avais besoin de parler. De la pluie, du beau temps, du bordel global qui semblait se passer en ce moment chez les Sampi ou même de la tenue vestimentaire choisie en cette soirée par mon interlocutrice... Tout, sauf "lui" ou quoi que ce soit me concernant de trop près... Mais qui appeler, à cette heure de dingue où seul les inconscients ayant choisi des études de médecine étaient encore debout? Quoique, on était vendredi soir, et les rares contacts que j'ai sont parfaitement capables de sortir en ce jour. Mais qui contacter... "Ehoh, je me sentais seule, je me demandais si tu ne voudrais pas prendre un café avec moi et causer un peu de tout et de rien?" .. Yeah, ça sonnait super. Consultant nerveusement mon téléphone cellulaire, je replaçais une mèche rebelle derrière mon oreille: la chipie brunette n'avait apparemment pas voulu se retrouver entravée avec les autres dans ma natte...

Cinq minutes...

Cinq minutes à passer d'un contact à l'autre en le congédiant rapidement dans la catégories des très mauvais choix de contact le vendredi soir minuit... Ne m'en restait que deux, même si je ne possédais pas le numéro de l'une et donc impossible de savoir où elle allait être ce soir... comme bien des soirs. Dans un sens, heureusement que je n'allais pas avoir à la contacter parce que je n'étais pas sûre que son frère, lui, m'apprécie énormément. Enfin soit. Sashenka, elle, j'avais chipé son numéro dans son dossier médical quand elle était venue à l'hôpital se faire soigner de je ne sais plus quoi et qu'elle avait eu la malchance de tomber sur moi. Pas très éthique, certes, mais la miss était au courant et m'avait donné son accord... enfin, si grommeler comptait pour accord. Perdu dans les gémissements et les soupirs, j'avoue que je n'avais plus mémoire bien claire sur ce qui avait été dit cette nuit-là. A tripoter encore aux touches de ce petit appareil portable, je fis bien rapidement mon choix. Le texto fut envoyé, lui indiquant où je me trouvais et l'invitant à me rejoindre. On allait bien voir si elle allait y répondre. Refermant le clapet de mon téléphone, je le remis bien vite en poche avant de fourrer mon autre main dans l'autre et de repartir dans une direction donnée... Autant d'exercice m'avait éreintée et si j'en jugeais par les mèches de cheveux qui collaient à mon front, j'avais probablement besoin d'une bonne douche pour rafraîchir tout ça. La flemme de rentrer à la résidence me prit, je décidais de squatter les vestiaires du bâtiment pour me permettre ce temps de relaxation; ce n'est pas comme si Sash' allait arriver dans la minute non plus....