En ce début de weekend, Agnès décida d'aller flâner sur Ocean Avenue. Elle avait souvent entendu parler de cette petite rue qui regorgeait de magasins d'antiquités et de galeries d'art. L'italienne désirait à présent voir de ses propres yeux ce que cette rue avait à offrir. Habillée de son jean slim gris et de son tee-shirt Berenice couleur poudre avec des ailes à paillettes dans le dos, son préféré, chaussée de ses ballerines noires Prada, elle déambulait dans la rue occupée par la foule agitée. Le petit vent soufflait dans les cheveux ondulés de la jeune femme. Dans une main, elle tenait son iPhone, qui ne la quittait jamais, et dans l'autre son sac Gucci. Agnès était à la recherche d'une oeuvre de Max Ernst pour sa galerie à Paris. Après deux galeries d'art achevées sans l'ombre d'un tableau, ou d'une sculpture de l'artiste, la jeune femme commençait à désespérer. Heureusement, le soleil cognait sur San Francisco aujourd'hui, laissant présager l'arrivée prochaine du printemps ce qui redonnait du baume au coeur à Agnès. Alors qu'elle entrait dans une nouvelle galerie qui se consacrait dans la quasi-totalité, aux sculptures, elle eut espoir d'en trouver une de l'artiste tant convoité. Elle salua le vendeur et alla admirer les sculptures et différents mobiles qui lui avaient tapés dans l'oeil à travers la vitrine. Agnès pouvait rester des heures à admirer des oeuvres d'art. Elle analysait chaque détails, chaque courbe, chaque texture avec la plus grand attention. L'italienne essayait de reconnaître tous les sentiments que dégageaient toutes les oeuvres qu'elle rencontrait. Cela faisait bien vingt minutes qu'elle était obnubilée par une sculpture de Shelomo Selinger, grand artiste israélien, elle fut alors interrompue dans ses pensées par une voix derrière elle, qui avouait apprécier le travail de cet artiste, dont elle admirait le travail à ce moment précis. La jeune femme se retourna pour savoir à qui elle avait à faire. Quel fut son étonnement quand elle reconnut un ancien "collaborateur".

▬ Alcide ? Oh, je n'en reviens pas de te voir ici ! Mais que deviens-tu ?

Elle aurait reconnu entre mille cet homme avec qui elle avait beaucoup travaillé à l'époque de l'ouverture de sa première galerie. Elle lui devait beaucoup, notamment pour ce qui était du succès de son enseigne pour laquelle il avait promu beaucoup de vernissages, elle lui en serait reconnaissante pour bien des années encore. Alcide n'avait physiquement pas tant changé que cela, il n'avait certes pas rajeuni, mais vieilli n'était pas les mot appropriés pour décrire les changements chez lui. Il avait toujours la même allure aussi distinguée et ce sourire à tomber qui faisait apparemment toujours autant effet. Quelle belle surprise que de le trouver ici. Agnès se rappela de leur relation amicale mais quelque peu ambigüe, étant donné le jeu de séduction qu'Alcide avait instauré entre eux. Bien évidemment, étant mariée, il ne s'était jamais rien passé entre eux. Cette "étrange" relation faisait partie du passé, et Alcide devait probablement avoir oublié tout cela, après tout, il avait toujours été connu comme un grand séducteur. Peut-être avait-il changé, cela faisait pas mal de temps qu'ils ne s'étaient pas donnés de nouvelles. Du jour au lendemain, Alcide avait arrêté le journalisme. Il lui avait annoncé cela en lui lançant un "À la prochaine", qui voulait aussi bien dire "Adieu". Il quittait l'Italie définitivement, et Agnès partait à Athènes pour ouvrir une autre galerie d'arts, ils ne savaient pas de quoi demain seraient fait. Et ils ne voulaient pas se faire la promesse de se revoir un jour s'ils ne pouvaient pas la tenir.

Depuis cette foutue fusillade, Alcide reprenait peu à peu une vie « normale ». Normale dans le sens où il pouvait, petit à petit, retrouver ses habitudes. Normale dans le sens où il avait enfin proposé à Gemma de prendre une place un peu plus importante dans sa vie. Oui, en un mot comme en cent, l’homme menait désormais une existence que l’on pouvait qualifier d’à peu près normale.

Un jour de plus où le quinquagénaire pouvait flâner un peu en ville, il ne lui en avait pas fallu plus pour avoir envie de traîner du côté d’Ocean Avenue, un coin qu’il affectionnait particulièrement pour la qualité de ses lieux culturels et de ses petites échoppes plus ou moins rustiques. Dans certaines villes, ce genre de lieu aurait été associé aux vieux quartiers, mais il faisait bon s’y balader.
Van Stexhe ne cherchait rien de précis. Il fonctionnait beaucoup par coups de cœur, surtout ces derniers temps. S’il tombait par hasard sur quelque chose qui lui plaisait, il l’achetait. Si c’était quelque chose qu’il aimait moins mais qu’il devinait plaire à quelqu’un qui comptait pour lui, il le prenait aussi. Ça s’arrêtait là.

D’antiquaire en antiquaire, ne trouvant rien de bien folichon, le professeur finit par pousser la porte d’une petite galerie artistique dont la devanture laissait présager monts et merveilles… et, en parlant de merveille, quelle ne fut pas la surprise de l’homme lorsqu’il vit qu’une partie de cette galerie comportait quelques œuvres sculpturales d’un artiste israélien plutôt reconnu à l’heure actuelle. Selinger… Un homme à l’histoire tragique, mais avec une fin à peu près heureuse. Alcide appréciait le traitement que cet artiste réservait à la pierre, qu’il taillait directement, il aimait ce que cet artiste disait de son matériau de base et de la nécessité de la lumière pour créer le beau… parfois, aussi, il se laissait guider par les nervures naturelles du bois… Van Stexhe percevait ce type comme un homme libre, avant tout, créateur de sensations et grand chercheur de lumière.

Les mains glissées dans les poches de son costume gris, Giorgio Armani, laissant son regard se poser çà et là sur les œuvres qui passaient à sa portée, Alcide avait l’impression de s’imprégner lui-même de cet art. Comme un baume visuel pouvant lui permettre de mieux cicatriser. Et puis, comme si le destin voulait jouer avec ses pieds, l’enseignant se retrouva bientôt derrière une silhouette féminine, plantée devant une sculpture de Shelomo qui rappelait son « Esprit de la matière ».

"Ces courbes et ces corps… rien à faire, mais j’adore… Qui aurait cru que le granit puisse offrir tant d’émotions ?"

Le quinquagénaire pensait à voix haute, en réalité, mais c’était aussi une main tendue à cette femme qui observait la sculpture… et lorsque cette femme se retourna, lui faisant soudain face, Alcide eut le souffle coupé, durant quelques instants, en reconnaissant la belle Italienne avec qui il avait travaillé, il y avait quelques années de cela, quand il préférait voyager et faire ce qu’il aimait, à gauche et à droite… une époque où il avait agi aussi bien que mal, d’ailleurs, mais une époque dont il ne conservait surtout que les bons souvenirs, en réalité. Il esquissa un sourire…

"Agréable surprise, Agnès !" Quand ils s’étaient séparés la dernière fois, Alcide n’aurait jamais cru rencontrer à nouveau cette femme… surtout à autant de kilomètres de l’endroit où ils s’étaient connus… "Ce que je deviens… pas grand-chose d’intéressant… si je te dis que je suis prof, tu me croirais ?"

Cette rencontre incitait au voyage… dans l’espace et dans le temps… L’Italie et la belle Italienne… toute une époque ! Quel âge avait-elle à l’époque ? Ce devait être ses débuts dans le monde des galeries d’art… et lui, il avait pris goût à la vie qu’il menait, rédacteur, chroniqueur et critique, il faisait la promotion d’artistes et de lieux culturels, n’hésitant jamais à mettre en avant la galerie d’Agnès, tout simplement parce qu’il avait toujours trouvé cette jeune femme particulièrement jolie… mais ça, elle le savait bien.

"Tu sais, en Amérique, quand on se retrouve comme ça, on se tombe dans les bras…"

Quelle agréable surprise que de retrouver un ancien collaborateur. En effet, leur rencontre remontait à bien des années auparavant. À l'époque, Agnès était mariée, et il était quant à lui, journaliste et grand séducteur, de passage à Rome. Le contact entre eux paraissait évident notamment pour leurs différents points communs, comme leur passion pour l'art. Agnès se rappelait encore de la première fois où Alcide avait franchi le pas de sa galerie d'art. Il lui avait suffi de lui lancer un compliment pointé d'humour sur sa coiffure, pour la faire rire. Quelques secondes après, elle lui faisait faire le tour de la galerie tout en philosophant avec lui sur l'art mésopotamien, en grande partie présent à l'époque, dans sa galerie. Après sa première visite, il ne cessa plus de venir. Ils pouvaient rester des heures à parler d'arts et d'artistes torturés, sans voir le temps passer. Alcide, étant journaliste, avait à plusieurs reprises, promu quelques vernissages, qu'elle avait organisé dans sa galerie. Elle lui avait souvent demandé la raison qui le poussait à faire des articles sur son enseigne. Sa réponse était toujours la même, parce qu'elle était jolie. Alcide était un grand séducteur, il lui racontait souvent ses petites mésaventures, ce qui ne manquait jamais de faire rire Agnès. Un jeu de séduction s'était avec le temps, installé entre eux. Ce jour-là, où toute leur relation amicale avait failli basculé dans l'ambiguité, suite à une énième approche d'Alcide, la jeune femme lui avait alors avoué qu'elle était mariée. Il est vrai, qu'elle connaissait le journaliste depuis un certain temps quand elle lui avoua qu'elle était déjà prise. Elle n'avait pas osé lui dire, appréciant secrètement, que quelqu'un la pense célibataire, comme autrefois. Son mariage était de loin, le plus grand échec de sa vie, se sentir libre comme l'air juste dans les bras d'Alcide, lui rappelait tous les sentiments perdus de sa "jeunesse". Alcide avait alors pris ses distances avec l'italienne, toutefois, ils restèrent tout de même de bons amis. Finalement, leurs chemins se sont séparés, quand il est venu lui dire qu'il quittait Rome pour demain. Ils n'avaient jamais prévu de se revoir. Et pourtant le destin les réunissait aujourd'hui, loin de l'endroit où ils s'étaient connus. Alcide était devenue professeur, et elle ? Quelle coïncidence. Agnès laissa échapper un petit rire.

▬ Oui, je te crois ! Ca te va bien, en tout cas. Quel hasard, je suis moi-même professeur à l'université de Berkeley. Où enseignes-tu ?

Alcide lui avait bien dit qu'il arrêtait le journalisme, mais ne lui avait jamais fait part d'une quelconque envie de devenir professeur. Lui, devait probablement être meilleur professeur qu'elle. À vrai dire, cela faisait trois semaines qu'elle était arrivée, et elle se demandait si elle n'avait pas fait une erreur de se lancer dans l'enseignement. L'italienne pensait enseigner sa passion à des personnes aussi intéressées qu'elle, et sa déception fut grande en découvrant le manque d'entrain des étudiants. Les années avaient eu beau passées, Alcide n'en demeurait pas moins drôle. Depuis combien de temps était-il aux Etats-Unis ? Ils en avaient des années à rattraper.

▬ Ah, ces américains ! Ils ont de ces idées !

Agnès lui lança un petit sourire ironique. À peine quelques secondes qu'ils s'étaient retrouvés et il recommençait déjà à lui faire du rentre-dedans, comme autrefois. L'italienne avait toujours trouvé Alcide séduisant, elle se trouvait bien évidemment flattée de pareilles manières de sa part. Avoir un minimum d'intérêt aux yeux de quelqu'un était toujours plaisant. Le jeune femme se surprit alors à penser, que plus rien ne la retenait à présent de jouer avec Alcide. Maintenant qu'elle était divorcée, elle pouvait entrer dans le petit jeu de l'ancien journaliste, sans avoir de remords.

▬ Commençons déjà par aller boire un verre, qu'en penses-tu ?

Les années avaient beau avoir passé, il y avait toujours des personnes qui gardaient cette fraîcheur qui les rendait spéciales, qui les rendait jolies. C’était le cas d’Agnès. Elle était restée superbe, malgré tout le temps qui s’était écoulé depuis la dernière fois qu’Alcide l’avait vue.
Ce n’était pas un petit faible qu’il avait eu pour elle à l’époque, c’était plutôt son goût pour la beauté qui avait suscité l’intérêt de van Stexhe. Cette jeune femme était belle et gérait un endroit où l’on présentait le beau. La situation était quelque peu amusante. Ajoutez à cela le caractère très agréable de la belle Mattucci et vous aurez vite compris pourquoi Alcide était devenu un inconditionnel de la galerie romaine.
Au fil du temps, le simple intérêt s’était mué en une amitié plaisante. Mais l’amitié entre un homme et une femme, est-ce réellement possible ? Van Stexhe n’avait pas résisté et avait tenté de séduire l’Italienne, doucement, en essayant de ne rien brusquer… mais les femmes sentaient ces choses-là, et la belle avait fini par révéler qu’elle était mariée. Cela avait dérangé un peu Alcide, qui ne tenait pas à briser un mariage, car l’institution relevait toujours, à ses yeux, de l’union sacrée entre deux êtres. Il n’avait pas le droit de s’interposer. Alors il avait espacé un peu ses visites, mais avait continué à voir Agnès, à lui conter tout un tas de conneries qui lui venaient à l’esprit…

Retrouver cette ravissante Italienne, ici, à San Francisco, cela relevait d’une possibilité sur un million ? ou plus ? Quoi qu’il en soit, Alcide prenait cette rencontre comme un don du ciel. Jamais il n’avait pensé qu’il reverrait un jour cette jolie femme. Et jamais il n’aurait songé la retrouver ici, de l’autre côté de l’océan Atlantique…
Mieux encore, il venait de lui dire ce qu’il faisait à présent et la belle ne tarda pas à en remettre une couche. Décidément… le hasard était bizarre, aujourd’hui.

"Tu rigoles ?" En fait, non. Elle avait ri un peu, mais ce devait être pour la coïncidence qui sautait aux yeux de van Stexhe en ce moment précis. Elle était devenue prof, comme lui. Et elle enseignait à Berkeley. Comme lui. "Tu n’as sans doute pas encore visité tout le campus, pour me poser cette question…" Il était à Berkeley depuis plus d’un an et demi maintenant, il avait participé à pas mal de projets divers et de beuveries variées, avait fait bon nombre de rencontres et tout autant de ruptures. Bref, il faisait presque partie du paysage berkeléen. "Mon bureau est au quatrième étage, tu viendras quand tu voudras !"

Sa porte lui serait toujours ouverte, bien sûr. L’invitation n’était même pas masquée, tout comme lorsqu’il avait proposé de se tomber dans les bras l’un de l’autre, prétextant qu’il s’agissait d’une pure tradition étasunienne. Mais bon, cela fit surtout sourire l’Italienne, qui n’avait pas l’air vraiment décidée à se laisser serrer contre son torse.

"Va pour un verre. Ou deux… Tu pourras me raconter toutes ces années et je t’écouterai en te dévorant des yeux… et puis je te raconterai les miennes et tu me trouveras idiot… ça me paraît être un bon plan, au moins on va s’amuser un peu !"

Alcide avait toujours l’art et la manière de présenter les choses. Il savait bien que parmi les choix qu’il avait dû faire dans sa vie, bon nombre n’avaient pas été les meilleurs. C’était ce qui expliquait que jusqu’à cinquante ans, il était resté célibataire, préférant se contenter de passades sans lendemain plutôt que de chercher la grande et belle aventure… et puis niveau professionnel, il aurait pu faire tout à fait autre chose de sa vie, aussi… avec sa formation de linguiste, celle de psycho-pédagogue et son amour des belles lettres, il aurait pu envisager de bosser dans l’édition ou même d’être formateur pour les futurs professeurs… mais non, au fil du temps, après bien des expériences dans des domaines très différents, il était revenu à l’enseignement universitaire, et, mine de rien et malgré tout, il fallait bien reconnaître qu’il aimait cela.

"Si on remonte un peu la rue, il y a un bar sympa, pas trop bruyant… et le décor reste dans le style de ces quartiers. Si ça te convient, on y va… je tiens à t’offrir la place où il y a la meilleure vue sur Ocean Avenue… tu vas adorer !"

Depuis le café on avait, de fait, la possibilité de voir l’avenue en plongée, ça donnait l’impression de regarder une carte postale vivante. C’était propice au rêve, à l’encouragement de l’imagination. L’homme appréciait cela.

HJ: