ABBY&&SHAKESPEARE;
Même si je te voyais, la situation ne serait pas moins cocasse!

Une heure que son propre père lui rabâchait les mêmes inepties sans importance…Une heure qu’Abbygail rêvait de l’envoyer paitre, et qu’elle n’en faisait rien. Cette journée s’annonçait longue, très longue. Pour une fois que Vodianova père s’aventurait à rendre visite à ses chères filles, il gâchait tout en sermonnant l’aînée des jumelles, soit disant parce que sa prudence s’était amoindrie au fil des semaines. Abby n’en pouvait plus de tous ces chaperons…Sa canne d’aveugle, son labrador, et l’armée de gorilles que Tasha s’arrangeait toujours pour mettre à ses trousses ; il ne manquait vraiment plus que la visite hebdomadaire du FBI et la boucle serait bouclée. Pour ainsi dire, la sonnerie de la porte d’entrée sonna à point nommé. Sauf que ce ne fut pas Charles, le majordome, qui partit ouvrir, mais bien Igor, une espèce d’armoire à glace responsable de la protection d’Abby et de Tasha dès que leur père n’était pas dans les parages. Ce fut lui qui reçut le pauvre jeune homme venu rendre visite à la jolie blonde…Il ne pouvait pas être venu voir Tasha, absente pour trois jours pour cause de voyage scolaire. Igor toisa un bon moment le jeune homme sans même le saluer, tandis qu’Abby subissait sans pouvoir faire autrement les remontrances de son géniteur. Elle n’y mit un terme qu’une fois qu’elle eut compris que cette visite était pour elle, et qu’elle était peut-être d’une importance capitale. Elle prit donc congé de père un peu sèchement, se dirigeant aussi vite qu’elle le pu vers la porte d’entrée. Quelques mots dictés avec une froideur sans pareille parvinrent à avoir raison du garde du corps : Igor redoutait les foudres de l’héritière, à raison. Abby n’était pas la demoiselle la plus commode qu’il soit, et énervée comme elle l’était déjà, il valait mieux qu’il s’écarte avant qu’elle le fasse renvoyer avec pertes et fracas.

« Quand j’aurais besoin d’un chaperon de trois mètres, je te sonnerais. En attendant, débarrasse-moi le plancher. »

Pour parvenir à ses fins, Abby plaça une main contre son torse afin de le pousser légèrement vers l’intérieur de l’immense demeure, le regard aussi glacial que possible. Rapidement, elle sortit sur le pallier, refermant la porte derrière elle afin que son père ne se mêle surtout pas de la conversation. Après tout, avoir pour père l’un des parrains les plus influents de la Mafia Russe n’était pas évident à vivre tous les jours. Elle hésita donc un moment avant de se saisir du bras du pauvre jeune homme, dont elle ignorait totalement l’identité jusqu’à lors, afin de le mener au cœur du jardin bordant l’imposante demeure occupée par les jumelles Vodianova. Elle ne savait pas de qui il s’agissait, mais elle feignait de le savoir. Par chance, en le conduisant jusqu’à la véranda dans le fond du jardin, Abby n’eut pas l’ombre d’une hésitation. Même si elle n’était pas armée de sa canne d’aveugle, elle se fiait aux aspérités du sol, comprenant en sentant l’herbe être remplacée par un pavage qu’ils se trouvaient tout près du petit séjour érigé il n’y avait que quelques mois. Certains appelleraient cet endroit un salon de thé, mais Abby s’y rendait lorsqu’elle souhaitait être seule. Il y avait une bibliothèque relativement imposante à l’intérieur, comportant avant tout des livres en braille, choisis par la danseuse elle-même, ainsi que quelques ouvrages appartenant à Tasha, qui semblaient s’être perdus en plein milieu. Par chance une fois encore, la porte de la véranda était ouverte, par conséquent, elle n’eut aucun mal à s’y engouffrer en compagnie de son camarade qui n’était certainement pas inconnu. Elle ne reconnu pas le parfum qu’il portait, et du fait qu’il n’avait pas dégoisé un mot, elle n’avait aucune indication sur son identité. Alors, une fois qu’elle lui eut lâché le bras et qu’elle eut refermé la porte derrière eux afin qu’ils soient tranquilles, elle soupira doucement. Feindre de savoir qui il était n’allait pas être aussi aisé qu’elle le pensait au départ…

« C’était moins une…La prochaine fois, je te suggère d’appeler avant de te pointer, les armoires à glace sont sur les nerfs en ce moment. Faut dire que ma sœur amène des amants différents toutes les nuits en ce moment, une vraie plaie. Enfin bref, je ne vais pas te raconter ma vie. Qu’est-ce que tu fous là, au juste ? »

Puisqu’elle ne pouvait pas jouer d’autre carte pour l’instant, Abby restait égale à elle-même : Plutôt distante, relativement familière, n’employant surtout pas le vouvoiement au risque de trahir son handicap. Comme le silence restait entier pour l’instant, elle manqua de paniquer…Et les mots suivants ne purent que lui échapper :

« Sérieux, t’es qui ? »

Feindre une perte momentanée de mémoire était la meilleure idée qu’elle ait eue jusqu’à présent. Elle s’adossa à la porte en verre, avant de croiser les bras et de soupirer. Comme s’il était un vampire, il ne faisait émaner aucun bruit de son corps…Par conséquent, elle ne pouvait avoir un regard parfaitement droit. Tout en tentant de le regarder droit dans les yeux, son regard demeura vague et dévié sur la bibliothèque. Il était impossible à Abby de faire mieux malheureusement…

« Alors ?! »

ABBY&&SHAKESPEARE;
Même si je te voyais, la situation ne serait pas moins cocasse!

« Spéciale c’est mon deuxième prénom, tu ne le savais pas ? »

L’air arrogant, presque défiant d’Abbygail pouvait paraître admirablement choquant s’il n’avait pas été tellement empreint de vérité. Imposer des défis aux autres était la plus belle manière trouvée pour se protéger des autres. Après tout, avouer son handicap n’avait pas été la croisade la plus évidente à accomplir. Abby était une jeune femme fière, ne s’étendant jamais sur ses émotions et sentiments…C’était quelqu’un de secret, à défaut d’être discrète. Parfois, cela pouvait paraître charmant, mais elle comprenait absolument combien elle pouvait être révoltante. Ce fut pourquoi chaque mot prononcé par Shakespeare, dont elle reconnut aisément la voix, ne la surprit guère. Il était heurté par le fait qu’elle ne l’ait pas reconnu, et dieu sait à quel point elle aurait préféré le reconnaître sans avoir à lui demander qui il était…Sans parole, sans reconnaître son parfum, jamais elle n’aurait pu avoir la moindre indication. Plutôt que de feindre, elle avait préféré faire preuve de franchise, au moins en surface. Hélas, maintenant qu’elle se trouvait face à lui, face à cette déception tellement évidente, Abby était complètement désarmée. Oh bien sûr, son visage n’en laissait pas filtrer la moindre trace, et le contrôle dont elle faisait preuve était absolument admirable, mais il n’empêche qu’elle ne pourrait pas feindre longtemps l’indifférence. Abby n’était pas un cœur de pierre, même si les apparences jouaient bien souvent contre elle. Elle se permit par conséquent de le laisser s’exprimer, avant de faire quelques pas dans la pièce, comme un théâtreux qui prend possession de son espace afin d’éblouir le public ; sauf que cette fois, elle n’avait aucune envie de jouer le moindre rôle…Etre elle-même était la meilleure carte qu’elle puisse abattre, et même si ses aveux lui brûlaient les lèvres, un long silence se mit à les entourer durant plusieurs minutes. Abby soupira à de nombreuses reprises, se hasardant à lui tourner le dos de temps à autre, pour qu’il ne soupçonne surtout pas ce qu’elle s’apprêtait à lui dire. Après tout, elle n’était certes pas à l’abris d’un jugement hâtif, cruel, redoutable…Abby ne supporterait sûrement pas que quelqu’un la rejette encore une fois. C’était un passage trop abominable à vivre…Et pourtant, au bout d’un moment, les mots sortirent d’eux-mêmes, tel un véritable cri du cœur qu’elle ne pu contenir plus longtemps enfouit :

« Je suis devenue aveugle, crétin. »

Cette phrase, glaciale de part le ton employé mais aussi à cause du secret qu’elle renfermait, tomba tel un couperet contre sa victime. Abby se surprit elle-même par sa propre franchise, si bien qu’elle stoppa sa marche avant de se tourner vers le jeune homme. Ses bras n’étaient plus croisés contre son corps, et son visage, précédemment aussi impassible qu’une pierre, était désormais marqué d’une légère mélancolie. La demoiselle était en possession de faiblesse…Et elle se rattrapa aussitôt pour réparer la chose :

« Avant toute chose, si tu ressens de la pitié, tu peux te la mettre là où je pense. Je n’en ai pas besoin, et ça ne te rendra jamais service…Je préfère être claire dès le départ. Ne crois pas que tu es le seul à être franc sur cette bonne planète. »

Abby n’avait pas sourit une seule fois durant sa tirade, et sa voix ne comportait aucune chaleur. Comment pouvait-elle prétendre que tout allait bien et que, comme les autres fois, elle allait lui sauter au cou par erreur ? Ce n’était plus possible. Au cours de cette accident, son sens de la vision n’avait pas été la seule chose brisée. Abby toute entière avait été brisée…Même si elle gardait la tête haute et feignait d’être aussi puissante qu’un chevalier en pleine croisade, prête à sauver sa vie en combattant bravement.

« Au cas où tu n’avais pas remarqué, je me suis absentée deux mois récemment. Je suis rentrée en Russie, et j’ai eu un accident de voiture. Je suis restée un moment dans le coma, et quand je me suis réveillée, j’ai eu beau ôter ce foutu bandage à la con de sur mes yeux, je ne voyais pas plus. Voilà pourquoi je ne t’ai pas reconnu, que je n’ai pas pris de nouvelles et que je n’ai évidemment pas sauté à ton cou comme la fausse groupie que j’ai été à plusieurs reprises avant tout ça. Je ne te demande pas de comprendre, et par pitié, me sors pas le discours du parfait gentleman…J’en aurais rien à foutre. Je m’en sors très bien, et tant que je peux continuer à danser, tout va très bien pour moi, merci. »

La fausse froideur d’Abby fut légèrement trahie par ce rictus qui apparut soudainement sur son visage, mais également par la force de son accent russe, qui s’était légèrement intensifié sur ses dernières paroles. Oh, elle ne s’attendait pas à ce qu’il comprenne ce qu’elle vivait, et elle n’avait aucune envie qu’il essaye…S’il voulait partir et l’ignorer, tant pis, tant mieux. Elle commençait à avoir l’habitude, et Abby était quelqu’un s’adaptant vite, par conséquent, ce ne serait pas un problème…En apparence. Elle se paya le culot de s'approcher autant qu'elle le pu de Shakespeare, et lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques millimètres, elle murmura:

« Voilà, j’ai tout dit. Maintenant, la balle est dans ton camp…Tu peux supporter le fait que je ne te regarde jamais vraiment dans les yeux, que je ne puisse jamais te reconnaître à moins que tu mettes ce parfum qui te vas si bien…Ou tu ne peux pas. »

Abby s’affala sur l’un des fauteuils qui se trouvait à portée, avant d’éclater de rire. Un rire nerveux, plutôt discret, mais il était tout de même là.

« Et oui, je me plais à croire que je suis putain de spéciale. »