Kassiah jeta son sac dans un coin en entrant dans l'amphi désert. Une série de rubans y étaient attachés en broches, signes des différentes associations qu'elle soutenait. Il y en avait de toutes les couleurs. Cela formait un véritable arc-en-ciel. C'était tout à fait cohérent avec le petit logo arc-en-ciel ramené de la gay pride qui décorait également son sac à côté. Et le ruban rouge, naturellement, était celui de la lutte contre le sida. D'autres étudiants en portaient à cette époque de l'année ; avec la rentrée, une campagne avait été lancée pour sensibiliser les jeunes à cette question, les pousser à utiliser un préservatif - ce que Kassiah faisait toujours - et les inviter à chercher de l'aide contre la drogue si ils souffraient d'addiction. D'ailleurs, sur le tableau de leur salle de classe, un grand message annonçait : projet en association avec la municipalité, dans le cadre de la lutte contre le sida.

Kassiah était simplement venue se poser dans un coin tranquille pour répéter son monologue de Shakespeare, sur lequel elle serait interrogée au cours suivant. L'acoustique ici était bien meilleure que dans son dortoir ou dans le parc, même si ça ne la gênait pas de travailler devant ses camarades. Cependant, elle en fut distraite par une liste de noms inscrite en caractères plus petits au tableau, sous le titre général. Elle s'approcha pour lire et écarquilla les yeux. Elle connaissait ces noms. C'étaient les personnages d'une comédie musicale qu'elle connaissait par coeur. Et si ces noms étaient écrits au tableau, cela ne pouvait signifier qu'une chose. Le club ''Musicals'', qui reliait les étudiants de musique, de théâtre et de danse pour monter des projets de comédies musicales ou de petits opéras, allait mettre en scène Rent de Jonathan Larson.

Kassiah en eut presque les larmes aux yeux. C'était génial ! Elle joignit les mains et sautilla sur place en essayant de ne pas pousser un cri de joie, faillit tomber dans l'escalier qui descendait vers l'estrade, et arriva enfin à se calmer un peu. Il fallait qu'elle participe à ce projet. C'était une défense des marginaux, des sans-abris, des gens qui vivent la nuit... également des minorités sexuelles et raciales, et naturellement un plaidoyer pour la lutte contre le sida, et c'était surtout un mélange de plusieurs formidables histoires d'amour. Il fallait qu'elle ait un rôle titre ! Elle les passa en revue quelques instants ; elle aurait pu interpréter presque tous les rôles, sauf peut-être Roger qu'elle trouvait de toute façon antipathique, Mark qui n'était pas casé ( quel rôle de looser ) et Benny qui était le ''méchant'', même s'il n'était pas si méchant que ça.

Finalement, alors que son cerveau se remettait à fonctionner, elle sortit son portable d'une main fébrile et envoya un texto à Lyssandre. La jeune fille n'était pas forcément la personne à qui on aurait le plus envie de demander conseil, spontanément. Elle était même un peu bizarre - même du point de vue de Kassiah qui n'était pas un modèle de normalité. Mais en cet instant il fallait absolument qu'elle ait son avis. Elle se contenta de lui demander de venir, impossible de lui résumer la situation dans un petit message. Etant donné l'étrangeté de cette soudaine invitation, elle eut au dernier moment la présence d'esprit d'ajouter ''tkt pa, tt va bien''.

Alerte rouge ! La porte était en train de s'ouvrir. Kassiah s'arrêta au milieu de ses vocalises, sauta du bureau du professeur et entreprit de récupérer et de remettre ses chaussures, décidément trop encombrantes pour ce qu'elle était en train de faire. Non, à la réflexion, elle resta pieds nus. Pour ne pas les oublier là, elle les posa bien en évidence sur le bureau, et ça flashait suffisamment pour qu'elle les repère même en fermant la porte. Pour l'heure, elle se précipitait pour saluer son amie - oui, on pouvait considérer que c'en était une, même si elle était vraiment bizarre par certains côtés, mais Kassiah aurait eu l'air malin de dire ça de quelqu'un d'autre, et elle en était pleinement consciente. Sa définition du mot ami était par ailleurs très large.

En quelques bonds, elle eut rejoint le haut des escaliers et passa le bras autour du cou de Lys'Darling, comme elle l'appelait à l'occasion, pour l'embrasser avec enthousiasme sur les deux joues. Elle adorait cette jeune fille, d'un point de vue extérieur à la conversation. Elle était élégante à sa manière, originale, même si elle laissait un indéfinissable sentiment de malaise et d'impuissance, et elle portait un parfum que Kassiah n'avait retrouvé nulle part ailleurs. Elle y était devenue relativement accro avec le temps.

''Comment ça va, ma chérie? Question rhétorique comme dit le prof, tout le monde va toujours mal bien sûr, on est des post-modernes toi et moi... mais là j'ai une bonne nouvelle. Regarde moi ce magnifique tableau, 20ème siècle, un excellent auteur, qu'est-ce que tu en dis?''

Les noms s'étalaient glorieusement au tableau, enjolivés par ses soins tandis qu'elle choisissait, ce qui il faut le reconnaître ne lui avait pas demandé beaucoup de réflexion. Au final, toutes les majuscules étaient armoriées comme les lettrines d'un manuscrit médiéval, et Mimi Marquez dans toute sa splendeur s'ornait de fleurs stylisées qui prouvaient l'intérêt tout particulier de l'artiste pour ce rôle spécialement. D'ailleurs, en face, elle avait inscrit son nom. C'était peut-être pas autorisé, mais au moins c'était franc et net.

Ayant montré ses jolies dents en un sourire très commercial, elle détailla plus avant la physionomie de Lyssandre et se permit un froncement de sourcil pas vraiment critique - elle aurait sans doute été vertement reçue - mais relativement mitigé, ce qui était tout à fait naturel dans ce cas précis. Disons que quelqu'un qui aurait été admiratif aurait eu lui-même des questions à se poser sur son propre degré d'instinct de survie, ou de sadisme, au choix.

''Tu sais ce qu'on dit dans le milieu, quand on n'aime plus son corps, la seule solution c'est la mue. Le divorce n'est pas autorisé."

''Mimi Marquez, yes ! Elle vit à la rue, pauvre petite, et elle a l'air moins en forme que moi . Et elle est censée avoir un accent ...''

Kassiah avait eu une période d'économies de bouts de chandelles, mais elle commençait à retomber sur ses pieds et avait toujours semblé dans une forme olympique, ce qui tenait sans doute à sa constitution physique et à son caractère .

''Mais peu importe, ce sera un rôle de composition ! Et personne dans cette école de coincés ne saurait faire la pole dance en talons hauts comme moi,'' renchérit-elle en se déhanchant au long de l'escalier pour retourner se percher sur une table cette fois, à quelques mètres, et se faire admirer. Ce faisant, elle ne se priva pas de détailler encore une fois sa camarade ; si elle ne faisait aucune remarque désobligeante, elle estimait en avoir le droit .

''Tu es un amour. Pour la peine, je t'aiderai à répéter pour Maureen Johnson. On va casser la baraque !''

Maureen Johnson étant son second rôle préféré, une fille de bonne famille qui dans la pièce elle-même faisait un one woman show en pleine rue pour mobiliser la foule des sans-abris contre les forces venues d'en haut qui tentaient de les expulser, un monstre de dynamisme rebelle qui brisait les coeurs des hommes et des femmes, simultanément . Et accessoirement, une bombe. Kassiah avait même une ''perruque officielle de Maureen'', de longs cheveux bruns et sauvages, mais elle ne se voyait pas interpréter ce rôle . Il y avait en plein milieu un mariage avec la petite amie occasionnelle de ladite Maureen, certes mariage interrompu, mais elle se sentait mal à l'aise à l'idée d'interpréter ce genre de scène .

''Je t'offre la diva en personne et tu me dis non ?''

Kassiah savait pourtant que ce n'était pas le genre de sujet qui supporterait une investigation en bonne et dûe forme . Mais c'était plus fort qu'elle, ses grands yeux en amande s'arrondirent de manière presque comique et elle sembla chercher un instant dans l'apparence de son amie l'explication de ce refus . Est-ce que Lys, darling, allait soudain se mettre à vieillir et à s'assagir, à se ranger comme on dit dans le milieu ? Est-ce qu'elle était sans le lui avouer avec quelqu'un qui désapprouvait ce genre d'activités ? Non, le rôle de petite copine soumise lui allait trop mal, quelle horreur .

Non, son attitude lui faisait penser à une chanson de Mimi . Quand ce crétin qui lui servait de petit ami quittait la ville et qu'elle ne parvenait pas à se reconstruire seule, et se laissait peu à peu mourir . Pour tous les autres airs, Kassiah était persuadée d'atteindre exactement le degré de sexy attitude et de je m'en foutisme requis, mais celle-là était douce, presque murmurée, une berceuse, et c'était la seule pour laquelle la strip-teaseuse, paradoxalement, avait presque le trac. Elle savait qu'un jour elle trouverait dans ce rôle complexe un détail pour lequel elle ne serait pas à la hauteur, c'était presque inévitable avec chaque personnage, sinon elle trouvait que c'était le personnage qui n'était pas à la hauteur et elle s'en lassait .

Dans ce cas précis, la berceuse avait des qualités relevant d'une féminité qu'elle n'avait jamais beaucoup explorée dans sa vie, la féminité maternelle . C'était un aspect qui lui était complètement étranger, peut-être au vu de ses relations conflictuelles avec ses frères et soeurs . A la limite, là où elle en approchait le plus, c'était avec Lyssandre . Elle était la seule présence, pour l'instant, qui puisse l'aider à capturer l'essence d'une telle chanson . Par ailleurs, en la regardant, Kassiah pensait pouvoir dépeindre un désespoir auquel, personnellement, elle ne s'identifiait pas . Pendant un moment, cela la mit mal à l'aise . Si Lyssandre s'en rendait compte ...

Mieux valait aller droit au but et le lui annoncer directement . Pourtant, pour une fois, Kassiah cherchait en vain ses mots . C'est que ceux de la chanson lui revenaient à l'esprit, une chanson d'une simplicité enfantine, celle du drame d'un esprit encore enfantin, le drame d'un deuil impossible . Le silence se prolongeait, aussi intense que saugrenu, et pour la première fois le désarroi saisit pleinement Kassiah à l'idée que Lyssandre ne soit jamais plus forte que son désespoir .

Without you, the hand gropes, the ear hears, the pulse beats. Without you, the eyes gaze, the legs walk, the lungs breathe. The mind churns, the heart yearns, the tears dry without you. Life goes on, but I'm gone, 'cause I die, without you .

Elle se rassit sagement au bord de la table et regarda un instant ses pieds déchaussés qui se balançaient dans le vide, son visage ordinairement si ouvert presque privé d'expression pendant quelques instants . Elle s'était passée de beaucoup de choses, pour s'octroyer par ailleurs beaucoup de caprices, il est vrai . Et elle avait fait son deuil de nombreuses choses et de nombreuses personnes . Mais cette idée-là était juste insupportable, elle l'écrasait .