Tijuana, c’était sans aucun doute la dernière ville que je pensais arpenter de toute ma vie, et encore, mais lorsque la proposition de partir vient d’un certain Russe répondant au prénom de Pavel, difficile de refuser une pareille invitation. Loin de New-York ou encore de Las Vegas, l’occasion de m’éloigner du quotidien en la compagne du jeune homme avait été plus qu’alléchante et nous y voici donc. Cependant, question animation, ces maudits organisateurs auraient pu faire bien mieux… Une balade dans les vignobles ? Non, Pavel a préféré me tirer hors de cette attraction pour touristes afin de fouiller les bas-fonds de la ville dans laquelle nous nous trouvions et au cours de notre escapade de la journée, je n’ai pas manqué de penser que j’aurais mieux fait de suivre le programme plutôt que de passer dans des endroits plus glauques les uns que les autres. J’en suis même venu à me demander ce qu’allait advenir mon jumeau et ma fille si je ne devais pas rentrer vivant de ce petit voyage improvisé. Mais ça doit être ça, de fréquenter un Russe quelque peu dérangé dans sa tête. Enfin, pour la forme, j’avais quand même laissé un message vocal à mon frère en lui disant que s’il devait m’arriver quelque chose, je lui léguais mon appartement, ma fille, ma mère adoptive et tous les biens matériels que je possédais. Sauf mes comics, parce que je voulais être enterré avec eux. Quant à la visite du musée d’art… autant dire qu’elle avait commencé à me taper sur le système au bout de cinq minutes à peine et que ma préférence s’était tournée sur l’admiration de l’œuvre qu’était le corps de Pavel en transe dans les toilettes du musée, glorieux à souhait. Et oui, chacun visite Tijuana à sa manière, mais pour ce soir, nous avons enfin décidé de ne pas faire d’entorse au programme : boire quelques verres dans un grand bar de la ville ? Avec grand plaisir. « Oublie ta vodka et tes glaçons, on va mieux s’amuser avec autre chose ce soir. Ça pourrait même te donner des idées pour des soirées intimes plus tordues. », lançais-je en tapant légèrement du poing sur le comptoir alors que des shots de tequila, du citron et du sel sont posés sous nos yeux. J’attrape un morceau de citron et en fait couler quelques gouttes sur le cou du jeune Russe avant d’y déposer un peu seul. Un sourire des plus malicieux fait alors son apparition sur mes lèvres. « Imagine où j’aurais pu mettre ça si on avait été que toi et moi. » Je fais rapidement glisser mon regard jusqu’à son entre-jambe avant de poser mes lèvres dans son cou pour happer le sel, profitant de l’instant pour faire courir un peu plus ma langue sur cette partie de son corps avant de me reculer pour engloutir un verre de tequila et croquer à pleines dents dans le morceau de citron. « Ok, j’espère qu’il y aura bientôt de l’animation dans cet endroit parce que je ne compte pas engloutir ces trucs-là toute la soirée en restant les fesses sur cette chaise. » Oui, le Rayan apprécie toujours autant de râler quand bon lui semble. « Sûr qu’on pourra toujours trouver un moyen de s’amuser une fois que la salle privatisée se videra. Pour l’heure, ils doivent s’ennuyer encore plus que nous là-bas. » Et il en remet une couche. Pavel, Tijuana ça craint quand même.

Lorsqu'on commence tout doucement à reprendre les activités sombres d'un père mafieux, on se doit d'être au top de l'actualité à travers le monde, notamment en testant la concurrence. J'ai beau être le descendant Romanov, j'ai encore l'avantage d'un anonymat tout relatif dans le milieu, de quoi doucement monter en puissance autant dans le business scientifique dont j'ai fait le cœur de mes activités, que dans le business de l'illégalité la plus totale. Cependant, s'il y a bien une chose à laquelle je ne veux pas échapper, c'est ce mélange détonnant de plaisir et de boulot… Ainsi, si j'avais envisagé de me rendre à Tijuana pour suivre une étape de la fameuse croisière organisée par Grant Sullivan, il était hors de question que je m'y rende sans une personne en particulier : Rayan. Si l'Israélien, tourmentant mes journées autant qu'il ensoleillait mes nuits, s'était montré emballé par l'idée d'un moment loin de New York ou de Vegas, il avait rapidement moins fait le malin lorsque je l'avais embarqué dans les bas-fonds de la ville. Etrange, je m'y sentais comme un poisson dans l'eau. Les types louches, les endroits glauques et les trafics, ça a une valeur… rassurante, pour moi. Nous avions rejoint le groupe pour une visite du musée d'art, visite n'ayant tourné qu'autour d'un instant crapuleux mené d'une main de maître par la fougue du rédacteur de presse. Et ce soir, nous voici à un bar pour une soirée placée sous le signe des excès. Tant mieux, c'est comme une religion, pour nous. Assis au bar, je le regarde disposer notre nouveau jeu pour les minutes à suivre… des shots de tequila. La meilleure du coin. Si je ne lui réponds rien sur l'instant, le regard que je porte sur lui en dit suffisamment long sur ce que son attitude déjantée m'inspire. Ce soir, c'est ta fête, Clives. Accroche-toi bien, tu vas finir à genoux d'épuisement demain matin. Je frissonne en sentant sa langue courir sur mon cou, et je m'en veux immédiatement d'être aussi sensible. Rayan est le seul à posséder ce pouvoir sur moi, à être capable de me faire chavirer, bien que je donne l'impression d'être aux commandes de toutes mes dérives les plus folles. Je n'y peux rien, il m'obsède. J'ai un caractère malade qui éprouve le besoin d'appartenir à un autre esprit fort, mais moins dérangé. C'est écrit dans mon dossier psychiatrique… avant que je ne le détruise, bien sûr. "Si ça bouge pas, on démarrera une bagarre. J'balance que t'as couché avec la fille du gros gaillard là-bas, ce sera drôle." lançai-je en désignant d'un mouvement de tête un pilier de bar avec des bras plus larges que les cuisses de l'ancien Delta. Pour moi, le mettre en danger est une source d'amusement. Tordu ? Si peu. "T'es trop habillé pour une sortie dans un bar, blondinet." J'ouvre trois boutons du haut de sa chemise et je macule sa peau hâlée de sel. C'est d'un regard aussi malicieux que le sien que je fais courir sur une partie de ce torse dessiné que je connais déjà par cœur, puis j'avale le shot avant de mordre un quartier de citron. La sensation me fait grincher, mais j'adore ça. Tandis que je nous ressers, je pose mes yeux sur lui. Attention, rien à voir avec ce regard de prédateur que j'ai à chaque fois qu'il rôde dans le secteur. C'est quelque chose de plus… indéchiffrable. "Dis… si on met de côté l'fait que tu trouveras jamais mieux que moi pour réaliser tes fantasmes…" Ca, au moins, c'est dit, fait et validé. "… où est-ce qu'on va, tous les deux ? Est-ce que ce sera toujours ça, entre nous ? Du fun, des excès sans conséquences…" Question à double tranchant, Rayan. Et rien sur mon visage ne laisse entendre si je préfère ça, ou si j'aimerai quelque chose de plus poussé. Justement, je le teste.

Haussant les épaules après avoir tourné la tête vers le gaillard qu’était en train de m’indiquer le Russe, je ne semble, pas le moins du monde, affolé par cette énième menace du mois. J’aurais pu être apeuré, j’aurais dû même, mais voilà des mois que j’ai appris à cerner le personnage. Et si Pavel a un côté sombre, assez dérangé, je sais qu’il ne cherchera pas à me nuire, tout du moins pas volontairement. Dans le fond, même si une pointe de méfiance s'est instaurée au vu de son imprévisibilité, je ne m’en fais pas plus que ça. Ou tout du moins, pas tant qu’il n’aura pas mis ses paroles à exécution. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsque je l’observe déboutonner quelque peu ma chemise. Si des mois plus tôt, j’avais bien du mal à me montrer au grand jour en la compagnie de Pavel, aujourd’hui, et depuis quelques semaines seulement, il en était tout autre. Et autant dire que le regard d'autrui est à présent le cadet de mes soucis, seul comptant mes propres envies. Je me surprends alors à souligner chaque trait de son visage tandis qu’il nous resserre, arborant au passage un nouveau sourire. Sourire qui, toutefois, perd de son éclat au moment où tombe une question plus ou moins… incommodante. Cette question, je me la suis posé sans doute un millier de fois dans ma tête, sans jamais oser la poser à haute voix face au principal intéressé. Sans doute parce que de sa part, la réponse me semblait plus qu’évidente. Mon regard dérive sur les deux verres présents sous nos yeux et je m’empare du mien, le vidant d’une traite avant de pouvoir enfin offrir une première réponse au Russe. « J’vois pas comment ça pourrait être autrement entre nous dans la mesure où on ne se voit que par ci, par là. » M’emparant du verre censé être celui de Pavel, je le porte à mes lèvres pour mieux engloutir son contenu dans la seconde qui suivit. Je pousse un large soupir, à la fois dû à l’alcool qui vient de me brûler la gorge et au fait que mon malaise vient de grimper en flèche. C’est un aveu à demi-avoué que je viens de lui faire : une maigre confession laissant à présager que les choses ne sont pas forcées de rester au point mort, qu'elles pourraient très bien être poussées un peu plus loin. Mais mon caractère de cochon doublé de ma tête d’âne battu m’empêchent clairement de mettre les mots sur ce que je voudrais vraiment. « J’retournerais pas à Vegas et tu le sais. J’peux pas faire ça à Kenzo, encore moins à Sara. » Et cela revient à dire que les choses pourraient être différentes si je n’étais pas parti de cette ville. Je serais toujours constamment auprès de Pavel et pas à devoir l’héberger quand bon lui semblait ou à venir traîner chez lui dés qu’il ne pouvait faire le déplacement. « Même si j’en crève d’envie, j’peux pas. » Mon visage n’a cessé de rester de marbre pendant ces quelques instants. Non, Pavel, tu n’es pas le seul à pouvoir prendre cette apparence dure et mystérieuse à la fois. J’en ai fait une arme de prédilection pour ma part. « Alors pour l’instant, autant faire ce qu’on sait faire le mieux. » Pour l’instant, parce que c’est tout ce que nous savions faire. Après nous avoir à nouveau servi à boire, je dépose quelques grains de sel sur la lèvre inférieure du Russe, non sans plonger mon regard ébène dans le sien, et doucement, mes lèvres se rapprochent des siennes jusqu’à finalement les capturer avec une forme de tendresse qui ne me ressemblait pas. Qui ne nous ressemblait pas. Je recule mon visage, détourne le regard, avale d’une traite le contenu de mon verre et porte enfin un morceau de citron à mes lèvres. Je déteste Pavel pour savoir comme faire pour me mettre dans tous mes états.

Avec Rayan, j'avais pris l'habitude d'y aller progressivement, par étapes. Dans l'intimité, il est comparable à un fauve qu'on ne dompte pas si facilement que ça... mais en public, les choses avaient été bien différentes, à une époque. Aujourd'hui, il n'y a presque rien qui retient le moindre de ses gestes à mon égard. Toutefois, il existe encore certaines limites que j'aimerai tester, et vu son attitude qui change du tout au tout, il reste du pain sur la planche. Cela fait quelques temps que les moments passés loin de lui sont plus pénibles, et les moments passés ensemble ont aussi une saveur différente. L'appel de la chair est prégnant, mais malgré tout, je sens qu'il n'est plus aussi central qu'il a pu l'être. En venant ici, à Tijuana, je m'en rends compte encore davantage : c'est la simple idée d'être avec lui qui motive mes actes. Lui, et tout ce qui s'y rattache. Alors, avant de me risquer à quoique ce soit, je le teste, je mets ses propres réflexions à l'épreuve. S'il ne va pas dans ce sens, alors je me tairais. Hors de question de me mettre à nu sans garantie, j'ai trop peu confiance en la nature humaine, bien que ce grand blond soit capable de m'en faire voir de toutes les couleurs. Je l'observe boire, je fixe chacun de ses mouvements, peut-être plus que je n'écoute ses paroles. Il est plus expressif dans son visage de marbre qu'il n'y paraît de prime abord. Sans mot dire, mes yeux s'ancrent dans les siens et se ferment avec une agréable surprise lorsque je sens ses lèvres s'emparer du sel qui fait briller les miennes. Cette douceur, cette absence de bestialité, cette précaution si particulière... Je te déteste, l'Israélien. Je hais cette façon qu'il a de frapper un grand coup dans mes faiblesses après avoir fait tomber mes défenses sans difficulté aucune. J'aurais pu rire de le voir avec son quartier de citron entre les dents, mais pour le moment, j'ai l'esprit ailleurs. Cette complexité chez lui me fascine, elle nourrit ce besoin de le "posséder" comme un joyau de la couronne que je me suis forgée, mais aussi ce besoin d'appartenir à ce mental fort et affirmé. Une dualité qui met à mal une assurance que je tâche néanmoins de conserver. "Et j'imagine qu'une nounou grassement payée ne pourrait rien changer à ça... Ton frère est trop turbulent." Je me pare d'un sourire mesquin au coin de la bouche, appuyant précisément sur la période d'abus du jumeau de Rayan. Non, c'est pas méchant... pas seulement, en tout cas. "J'sais bien que tu ne reviendras pas à Vegas. Dommage pour toi, t'as pas idée de c'que tu loupes. Les draps de soie satinée froissés dans les plus grands palaces princiers de la ville, les soirées déjantées avec la musique plein pot, ou une soirée relax sur la terrasse de ma villa face au coucher de soleil... Y a rien de tout ça dans ta pauvre ville de New York." J'attrape deux nouveaux shots en conservant mon sourire arrogant, éprouvant un certain plaisir malsain à mettre sous le nez de l'écrivain tout ce qu'il rate en ayant décidé d'être responsable. Je verse du sel dans ma main et je l'étale sur son cou, jusqu'à son oreille, puis je tire sur les bords du col de sa chemise entrouverte avant de venir lécher les perles salées sur sa peau. Ma bouche termine contre son oreille pour y faire mourir quelques murmures. "C'est pour ça que j'envisage de venir gangréner la Grande Pomme en personne..." Je le lâche, avale le shot et mord le citron en défiant le jeune homme du regard. Surpris ? Je dépose le quartier et passe ma langue sur mes lèvres. "J'en ai marre de te voir par intermittence, j'en ai marre de t'imaginer t'éclater potentiellement sans moi, et j'en ai plus que ras-le-bol de devoir attendre un mois pour venir te prendre le chou jusque dans tes toilettes. Alors, si ça te tente, je... Enfin, j'me disais que..." Je fronce les sourcils, soudain moins assuré en croisant les pupilles noisettes de Rayan. J'avale le dernier verre en plissant les yeux, conscient d'avoir une vision légèrement plus trouble que tout à l'heure. "J'me disais que je pourrais emménager à New York." Je n'ai pas précisé chez lui, conscient que c'est déjà un gros morceau à avaler que d'imaginer que nous pourrions être pratiquement voisins. C'est aussi un compromis de taille pour moi, compromis vers lequel je suis prêt à m'engager selon sa réaction. En attendant, je regarde autour de nous pour me faire une idée de l'ambiance générale, mais aussi pour souffler un peu.

Il ne se passe pas un jour sans que j’en veuille encore à Kenzo de m’avoir fait prendre cette décision sur un simple coup de tête. Il avait fallu d’un faux pas de plus de sa part combiné à un nouveau dérapage de ma fille pour que je pose un genou à terre face à ce dernier et que je plie bagages pour quitter Las Vegas en faveur de New-York… quelle stupide idée que d’avoir laissé mon bonheur de côté au profit de mon propre jumeau. Bonheur, c’est peut-être un bien grand mot en soit, mais depuis que j’ai quitté la ville du pêché, impossible d’ignorer le grand vide qui s’est instauré dans mon cœur. Trop de fois, je me suis surpris à contempler cette photo de Pavel et moi trônant sur un meuble du salon pendant que Sara était à l’école et que j’étais seul, pris dans mes écrits à chercher l’inspiration nécessaire pour poser des mots qui au bout du compte devraient former ma toute première oeuvre. À Vegas, ces instants seul qui savaient tant me mettre mal à l’aise, je les aurais finalement passé avec mon amant, mais ces derniers temps, je dois faire affaire à une solitude qui se veut de plus en plus pesante. Cependant, et malgré la tentation que cela représente, je refuse de quitter New-York pour la simple et bonne raison que je ne peux me résigner à laisser tomber mon jumeau : je n’ai après tout pas traversé la moitié du globe pour le trouver et mieux rompre tout contact avec ce dernier, non. Même si je ne le lui dis presque jamais, je tiens à ce dernier autant qu’à ma propre vie et Pavel lui-même ne saurait sans doute pas détrôner la place qu’occupe actuellement Kenzo. Je détourne le regard lorsque le Russe se met à énumérer tout ce que je peux manquer en m’étant éloigné de lui. Je ne veux même pas l’entendre, je m’inquiète assez à savoir qu’il pourrait aisément en faire profiter un ou une autre dès lors que je ne suis pas dans les parages. L’odeur de son parfum vient à chatouiller mes narines au moment où ses lèvres glissent dans mon cou, une odeur enivrante dont je ne saurais me passer et dont je voudrais à nouveau profiter au quotidien. Mais son murmure me fait sortir d’une douce et soudaine rêverie. Je le détaille après avoir haussé un sourcil, peu sûr du sens de ces quelques mots lâchés. Mais mon cœur finit par se pincer en entendant des termes que j’espérais dans le fond entendre sans jamais vraiment m’en rendre compte, une forme de garantie, savoir qu'au bout du compte, et d'une certaine manière, je ne suis pas le seul à vouloir chercher à aller de l’avant. Lorsque son regard se met à scruter les alentours, je me contente de fermer un instant les yeux, sentant ce poids insoutenable prendre de l’ampleur en moi. « Toi… emménager à New-York ? », soufflais-je finalement après avoir ouvert les yeux. « Non. » Je secoue légèrement la tête, signe de mon désaccord envers les projets du jeune Russe. Mais laisse-moi terminer avant de rappliquer. « Non. Parce que je refuse de me balader entre mon appartement et l’endroit où tu t’installeras, peu importe que ce soit l’étage en dessous du mien ou carrément à l’autre bout de la ville. J’veux simplement arrêter de partager mes draps avec toi pour quelques nuits seulement. » Comment ça, je ne suis pas clair dans mes propos ? Tu m’étonnes, je me sens si faible à l’idée de dévoiler mes sentiments d’une quelconque manière que se soit. Cependant, je me refuse de le lâcher du regard ne serrait-ce qu’une seconde : le meilleure reste à venir. « Si tu décides de t’installer à New-York, je… je voudrais que ce soit avec moi. Chez moi. » Je suis assez clair dans ce que je veux, maintenant ? Mes pupilles ébène soutiennent encore les siennes pendant de brèves secondes que je détourne légèrement la tête, jetant à mon tour un regard sur la foule présente autour de nous. Filez-moi une échappatoire, j'ai l'impression d'avoir désamorcé une bombe.

Sa première réaction, prévisible, est un état de choc. Sans le reconnaître à voix haute, j'ai toujours vu Rayan comme étant celui mis au défi de faire le plus de sacrifices possibles dans cette relation. J'ai toujours vécu comme un électron libre, me moquant de l'approbation d'un aîné souvent disparu, ou de quiconque, d'ailleurs. Personne n'étant capable de s'octroyer le droit de me dicter ma conduite, j'ai fréquenté l'Israélien comme bon m'avait semblé et ce, malgré son frère jumeau, sa fille, ou encore le reste du monde dont il fut un temps contraint de cacher ses attirances… Pourquoi lui avoir imposé ces épreuves, avoir continué de le tourmenter après son départ de Las Vegas, ou même pendant sa relation avec une autre ? Pour le tester. Parce que de nous deux, derrière mon esprit psychopathe impossible à atteindre, je suis de très loin le plus fragile. J'ai eu besoin de le mettre à l'épreuve pour m'assurer qu'il était déterminé à travailler à un avenir à deux, le pousser dans ses retranchements et le placer dans les positions les plus difficiles à tenir afin de voir jusqu'où ses sentiments pouvaient l'amener. Cela peut paraître injuste envers lui, mais c'est une attitude dont je ne m'excuserai jamais, pas après que ma folie diagnostiquée ait coûté la vie de la seule femme qui aura su se vanter d'avoir fait chavirer le roc gangréné qui me sert de cœur. Pour son bien, comme pour le mien, je devais m'assurer qu'il puisse être à la hauteur au cas où les choses deviendraient un jour plus… corsées. Et quand on veut entretenir une relation avec l'obscur héritier des Romanov, c'est une condition sine qua non. Lorsque sa première réponse tombe, mon masque éternellement recouvert d'un sourire semble se fissurer. Non. Brutal. Direct. Pourquoi ? Sa fille. Je suis sûr que c'est ce qui l'effraie le plus. J'ai beau avoir gagné les faveurs de Sara sans trop de problème alors que je ne suis pas foncièrement fan des enfants, il doit se dire que ma situation ne nous permet pas d'imaginer quoique ce soit de plus sérieux. J'aimerai me détacher de ses prunelles couleur noisette, mais il me cloue sur place. Je veux partir loin, assez pour oublier que j'ai pu me dévoiler ainsi… mais au moment où j'allais parvenir à le faire, il défait ma hantise. Je sens ma respiration qui s'accélère, le pouls battre dans mes tempes. Avec moi. Chez moi. Ensemble. A une époque, j'aurais craché sur cette idée sans aucun remord, juste avec un soupçon de rire narquois, avant d'appeler Ebony pour m'en moquer en sa compagnie. Mais là, je m'abstiens de trop réfléchir. J'attrape sa chemise et je viens le serrer contre moi, dans mes bras. Aucun baiser, rien de tout ça. Juste le plaisir de le sentir contre moi, comme pour l'empêcher de s'enfuir. Si mon psychologue de Moscou était encore vivant, il dirait à Rayan qu'il vient de se fourrer dans le pire guêpier qu'on puisse imaginer pour un homme saint d'esprit. Silencieux, je me contente de profiter de cette étreinte, les yeux clos, et un sourire confiant revenu sur mes lèvres. Lorsque je me détache enfin de lui, je commande deux shots d'un signe de tête, puis j'en profite pour reprendre mes esprits. Non, je n'ai pas les yeux rougis, c'est dans ta tête. J'suis Russe. Les Russes, ça pleure pas. "A une condition, alors. C'est qu'on se choisisse un loft qui nous convienne à tous les deux. J'ai pas envie de commencer une vie avec toi dans un endroit qui t'appartient entièrement. J'veux qu'on commence dans un logement qui va devenir notre foyer. A parts égales." Je viens d'employer une batterie de mots effrayants au possible pour les esprits indépendants que nous sommes, mais je ne veux pas m'en cacher. J'en ai assez de cette vie épisodique. Rayan est celui que j'ai choisi, et je suis maintenant sûr que je suis le sien. Je prends un des deux shots fraîchement servis, puis j'en donne un à l'écrivain avant de lever le mien dans sa direction pour trinquer. "Alors, banco ? On s'promet de se pourrir au quotidien, Sara en témoin ?" Je plonge mon regard sombre dans le sien, comme s'il s'apprêtait à pactiser avec le Démon. Cela dit, Rayan n'a jamais rien eu d'un enfant de cœur non plus…