« Salut Astor-Laine, je suis désolé d'avoir respecté les trois jours mais je n'avais pas trop le temps. J'ai vu une rétrospective qui pourrait t'intéresser au cinéma Les deux cités, 19heures 30, ce soir, ça te dit ? » Je reçus ce message de la part de Joe en début d’après-midi. Je venais de revenir de l’hôpital pour un examen mensuel global de ma santé. Je sautai presque de joie en le lisant. Comme nous nous étions quittés sur une note plutôt heureuse, j’avais pensé que Joe me contacterait le lendemain de cette nuit magique. Il ne l’avait pas fait. J’avais donc pensé qu’il avait seulement voulu passer du bon temps avec une belle fille, sans plus. Il avait réussi à me séduire, m’embrasser, et déjà il s’était lassé. J’avais donc à contrecœur décidé de ne plus y penser. Et voilà qu’après trois jours sans nouvelle, mon prince charmant irlandais me contactait et m’invitait en plus dès ce soir à le rejoindre ! J’étais aux anges. J’avais besoin d’une douche froide. Rien que de penser que j’allais le revoir je devenais surexcitée. De plus, j’avais besoin d’un moment pour réfléchir à ma réponse. Je me lavai donc le corps avec du shampooing et du savon à la fragrance de baies sauvages afin d’avoir une odeur enivrante qui s’accordait avec mon parfum préféré. En sortant, je relisai rapidement le message avant de répondre : « Ça me semble être un bon plan ! On se rejoint à l’entrée ! :-) » Rien de plus, rien de moins. Pas de mot gaga, pas de cœurs. Je ne savais pas encore où cette relation allait mener, alors je ne voulais pas passer pour une folle qui se fait de faux espoirs. Certes, Joe m’intéressait énormément. À la folie, même. Mais nous n’avions passé qu’une nuit à danser, boire et discuter. Pas assez longtemps pour voir ce que nous allions être dans le futur. Au moins, il m’avait invité pour une deuxième sortie. Cela voulait dire que je n’étais pas la seule à vouloir découvrir ce qu’il pouvait y avoir entre nous. Après avoir séché mes cheveux, maquillé mes yeux et enfilé une belle robe d’été, je mangeai rapidement une salade que ma colocataire m’avait laissé dans le mini-frigo avant de me rendre au point de rencontre. J’étais un peu à l’avance, alors je pris place sur un banc en l’attendant. J’aurais bien acheté les billets tout de suite, mais je n’avais aucune idée de ce que le jeune homme voulait me proposer comme film. Une dizaine de minutes plus tard, je voyais Joe approcher au loin. Je me levai en souriant. Je ne savais pas si je devais l’embrasser ou non. « Salut ! Je suis contente de te voir, je commençais à me demander si t’étais toujours vivant … » Et je déposai un baiser sur sa joue.

J’aimais sa coupe de cheveux propre et définie, ses yeux bleus comme l’océan et son sourire à faire chavirer le plus robuste des cœurs. J’écoutai les excuses de Joe quant au retard de ce second rendez-vous. Je secouais la tête en souriant, pour lui faire comprendre que ce n’était pas grave et qu’il n’avait pas besoin de se justifier. « Je comprends. Mais j’espère que je ne t’inspirerai pas aussi souvent. » Avouais-je comme pour lui faire comprendre que je préférais de loin être avec lui plutôt que de le savoir en train d’écrire sa thèse. Ce n’était pas une mauvaise chose, au contraire, toutefois je me surpris à faire mon égoïste et vouloir passer tout son temps libre en sa compagnie. J’avais énormément pensé à lui depuis notre rencontre, et pas toujours d’une façon pure et innocente. Il commençait à s’immiscer dans mes fantasmes sans même en avoir demandé la permission. J’en étais un peu honteuse, mais en même temps, il était tellement craquant. Le pire était probablement que je ne le connaissais que si peu. Que c’était d’abord une attirance physique, quelque chose de passionné. Un courant électrique qui passait entre nous. Certes, la soirée s’était très bien déroulée et nous avions réellement connectés autant sur le plan physique que psychologique, mais c’était d’abord pour des raisons superficielles que je l’avais apprécié. Ses bonnes manières et son charme. Son sourire désarmant et son corps de rêve. Le jeune homme m’extirpa de mes rêveries en me prenant par la main. Je souris face à ce contact dont je m’étais tellement ennuyée. « J’ai vu Casablanca déjà deux ou trois fois mais … je dois t’avouer que je n’ai cependant jamais vu The Foutain … » Révélais-je avec gêne. J’étais au courant que c’était un classique à voir au moins une fois dans une vie, mais je n’avais jamais trouvé le temps de le regarder. Voilà une occasion parfaite. Joe alla donc à la billetterie afin de nous acheter deux billets. Je le remerciai alors que nous entrions dans le théâtre. « Tu veux quelque chose à boire ou à manger ? Je paye. » J’étais aussi galante. Pas que les hommes pouvaient l’être. Et puis, j’avais envie d’un popcorn. Je ne regardais jamais un film sans popcorn. Ma petite gourmandise !

J'avalai difficilement ma salive quand Joe me décrivit l'histoire du film The Foutain, que nous allions voir. La mort et l'acceptation de la mort. Un sujet tellement délicat pour moi qui devais justement gérer ces sentiments, qui devais supporter ce fléau. Mon regard changea légèrement mais je ne laissai rien paraître. Je devais affronter ma peur. Après tout, peut-être ce long-métrage m'aiderait-il justement à y voir plus clair, à accepter le fait que j'allais mourir dans quelques années alors que j'étais si jeune. Je me retrouverais dans le personnage principal et je suivrais un peu les mêmes étapes du deuil de soi-même que lui. « Ça a l'air d'un film très touchant ! J'ai hâte de le voir .. » Je ne savais si c'était de la hâte ou de la nervosité, toutefois. Nous entrâmes dans le cinéma après qu'un employé ait déchiré nos billets. Je proposai à Joe d'acheter quelque chose à manger. Contrairement à lui, le bruit du papier et des mâchoires qui se referment sur la nourriture ne me dérangeait pas. Le jeune homme accepta bien des M&Ms et proposa également quelque chose à boire. J'achetai le tout, même s'ils n'avaient effectivement pas de bière irlandaise mais seulement des boissons gazéifiées ou de l'eau. Je m'achetai aussi un petit format de popcorn. Si Joe continuait à me voir régulièrement, il comprendrait que c'était mon petit faible et que je passais rarement une semaine sans en manger. Alors que Joe regardait les affiches une après l'autre, je me dirigeais sans me poser de question vers la salle que l'on nous avait indiquée. Une fois à l'intérieur, je pris Joe par la main en montant jusqu'au milieu de la salle, assez en hauteur pour bien voir tout l'écran. Je pris place au milieu de la rangée. Nous étions presque les seuls. « Je parie que tout le monde a choisi d'aller voir des navets plutôt qu'un grand film comme celui-ci. » La jeunesse d'aujourd'hui me désespérait parfois, même si j'en faisais moi-même partie. Bref, le film commença et je plongeai mon regard sur l'écran. Je mangeais pendant les films, oui, mais je ne parlais pas du tout. Je ne supportais pas non plus d'être dérangée. À la toute fin, je comprenais que Joe avait bien décrit le film. On ressentait alors toute la fragilité de notre existence dans ce monde. La femme de l'homme était malade. Comme moi. Et Joe ignorait encore que mes années étaient comptées. J'éclatai alors en sanglots quand le générique débuta. « Je m'excuse. J'ai besoin d'air. » J'avais besoin d'air plus que jamais. Toute ma vie j'avais eu le sentiment d'en manquer, mais en ce moment c'était encore pire. Je sortis donc de la salle en vitesse et je poussai la porte du cinéma le visage couvert de larmes. Le soleil qui se couchait laissa ses derniers rayons de soleil effleurer ma peau pour m'apaiser. Je ne pouvais être apaisée.  

J’aurais voulu pouvoir faire comme Joe. Ne m’attacher à personne. M’éloigner de tout le monde. Afin qu’ils ne souffrent jamais en sachant que j’allais bientôt m’éteindre. Malheureusement, une vie toute en solitude n’était guère rose et j’avais bien dû me rendre à l’évidence qu’il me fallait m’entourer de personnes sur qui compter si je voulais continuer à avancer sans m’écrouler. Toutefois, je ne m’étais encore jamais laissée aller à l’amour, trouvant que cela était trop dangereux autant pour moi que pour l’homme qui serait impliqué. C’était de courir directement vers un mur, les yeux fermés, les doigts croisés espérant que tout irait bien alors que c’était voué à l’échec. En voyant ce film, la vie venait de me rappeler la promesse que je m’étais faite à moi-même et que j’étais en train de briser en étant avec Joe. Je tombais de plus en plus sous son charme. Une belle claque en pleine gueule. Un signe du ciel. Il m’avait fait voir ce film sans se douter de ce que cela réveillerait en moi. Alors je sortis en courant, en pleurant, en le fuyant. Mais il me rattrapa. Parce que tout ne peut pas être aussi simple. Il passa ses bras autour de moi et m’enlaça, me serrant contre lui. « Non, Joe. Je ne veux pas marcher. » Dis-je en le repoussant. Il allait croire que j’étais dérangée. Je préférais déjà cela plutôt que de le savoir sous mon charme également. Je ne voulais pas qu’il soit là pour moi, qu’il reste avec moi pour me consoler même si j’étais en train de faire une folle de moi devant tous ces gens qui nous regardaient du coin de l’œil. « Ça ne peut plus continuer. Toi et moi. » Je devais mettre un frein à tout cela avant que ça ne déraille. Avant qu’on ne dérape et qu’on tombe trop bas pour pouvoir s’en relever. Je le regardai pour la première fois depuis ma fuite. Mon cœur sembla éclater en mille morceaux. « Je suis malade, Joe. Gravement. Je vais mourir. » Et je savais qu’il ne voulait pas tomber amoureux d’une femme qui ne pouvait rien lui offrir de plus que le présent. Ça ne rimait à rien. Personne ne voulait de ça.  

Je lisais l’incompréhension dans les yeux de Joe. Je venais après tout de lui lancer une bombe nucléaire sur la tête. Une nouvelle de la sorte ne s’avalait pas si facilement. Je ne savais pas trop à quoi je m’étais attendue, en fait. Je voyais qu’il cherchait ses mots. Il cherchait sans doute la réponse parfaite, celle qui ferait que tout irait bien, que mes larmes sècheraient, qu’il cesserait de chercher une issue de secours. Aucune réponse pareille n’existait. Il s’en rendit bien vite compte, raison pour laquelle il s’éloigna doucement de moi. Je le regardai prendre de la distance, me résignant à un tel destin. Tout le monde s’en irait tôt ou tard, de peur d’être blessé. Mais la réponse de Joe ramena une vague d’espoir dans mon monde obscur et dépourvu d’attente. J’aurais des nouvelles de lui, que je le veuille ou non. Il tenait à me revoir. Il m’appréciait. Ses mots raisonnaient dans ma tête comme des notes de musique douces comme la brise d’été. J’avais envie de fermer les yeux et de sourire. Mon regard ne pouvait pas se détacher de lui pourtant. « Quoi .. Comment? » Le professeur s’approcha de nouveau de moi et posa sa main sur ma nuque, m’attirant vers lui. Il m’embrassa avec fougue, baiser passionné que je lui rendis. Puis il partit sur son vélo et roula aussi loin et vite qu’il le pouvait. Je restai plantée là, incertaine de ce qui venait de se passer. Je savais toutefois que ce n’était pas la dernière fois que je verrais Joe. Qu’il resterait encore pour un petit moment dans ma vie. Je souris. Amoureuse.