Nous étions déjà presqu'à la mi-juillet quand j'avais enfin dégoté un petit boulot dans un café Starbucks tout près de l'université. J'allais pouvoir faire le trajet en bicyclette, ce qui m'évitait de dépenser tout mon pourboire en ticket d'autobus. C'était l'idéal. De plus, comme j'avais passé tout le mois de juin à aller à mes cours d'été et donc à laisser mon compte en banque stagner, j'avais besoin de ce boulot qui m'offrait beaucoup d'heures par semaine. N'importe qui aurait trouvé que quarante heures c'était bien trop, mais je n'avais pas vraiment le choix si je voulais être encore en mesure de me payer quelques sorties de temps en temps.

Le patron m'avait appelé la semaine dernière pour me dire que je commençais dimanche matin. Comme la plupart du temps les gens étaient en congé, il n'y avait pas autant de monde que durant la semaine qui venaient pour des cafés, du coup ça me donnerait la chance de m'habituer aux machines et au fonctionnement du restaurant avant de me lancer dans la gueule du loup. Bref, dimanche matin arriva plus vite que prévu, et me voilà qui me tenait devant la porte vitrée du Starbucks Café. On m'avait dit au téléphone que c'était une certaine Caroline que je devais demander en arrivant. Elle se chargerait de ma formation pour la matinée. Je pris une grande inspiration et poussai la porte du petit café avec un sourire. Je m'avançai jusqu'au comptoir, déposai mes petites mains tremblantes sur le marbre et demandai à la première employée que j'aperçus :  « Salut, je cherche Caroline ... Camden je crois. Je suis nouvelle et c'est elle qui est chargée de me montrer comment ça fonctionne ici. » Je ne savais pas trop si je devais me présenter tout de suite, je ne savais même pas si j'avais fait une bonne première impression ou si j'avais eu l'air méprisante en demandant tout de suite Caroline sans m'intéresser à elle en premier. À vrai dire j'étais bien trop nerveuse pour avoir réfléchi à tout cela. Me rappelant les bonnes manières, je tendis la main à ma future collègue en souriant.  « Au fait, je suis Astor. » En espérant améliorer ma réputation.

J’espérais intérieurement qu’être serveuse me permettrait d’avoir beaucoup de pourboire, car je devais avouer que le salaire de base n’était pas le plus invitant. Le salaire minimum, quoi. Il faudrait que je fasse bien des heures par semaine pour pouvoir payer mes études, mon loyer, mon épicerie et mes rares dépenses et sorties personnelles. Avec un pourboire, au moins, j’aurais quelques sous de plus en poche par jour. Si c’était le cas, je prendrais cet argent de surplus pour me gâter une fois de temps en temps. Sinon, tant pis, j’allais passer un autre été à refuser des invitations à des fêtes pour la malheureuse raison que j’étais fauchée. Toutefois, j’avais tant de détermination que si c’était possible, je travaillerais bien les sept jours de la semaine. Je serais brûlée, mais au moins, au retour des vacances, j’aurais un compte en banque bien rempli. Un petit voyage dans le sud lors des vacances de Noël, peut-être ? Non, il ne fallait pas trop rêver quand même.

Une fois arrivée au Starbucks, j’attendais patiemment que Caroline se présente à moi. Je regardais les autres employés s’affairer à servir les clients, nettoyer, préparer la nourriture et les cafés. Perdue dans mes pensées, je n’avais pas vu la rouquine s’approcher de moi. C’est lorsqu’elle s’adressa à ma personne que je me tournai vers elle, un grand sourire aux lèvres. Pas seulement pour bien paraître ; j’avais toujours été une femme souriante. « Oui, exactement. Astor-Laine Birnbaum. Enchantée ! » C’était tellement formel. Nous avions quasiment le même âge et quand même, elle me vous-voyait. Je me sentais tout d’un coup soit trop vieille physiquement pour mon âge, soit dans un camp de soldats. Puis je me rappelai que ce n’était qu’une simple politesse et je me détendis en souriant toujours à la demoiselle. Cette dernière se présenta à son tour bien que je sache déjà son prénom, en ajoutant son nombre d’années d’expérience. Puis elle me proposa d’aller porter mes effets personnels au vestiaire et, par la même occasion, de rencontrer l’équipe. « Bien sûr, avec plaisir ! Et tu peux me tutoyer sans problème, je préfère d’ailleurs ça ! » Répondis-je avec enthousiasme. J’espérais bien m’entendre avec tous les membres du staff. En tout cas, ça commençait bien avec Caroline. Elle était très gentille et accueillante. Alors que nous nous rendions vers les vestiaires, je discutai avec elle. « Tu fais très professionnelle, ça m’intimide un peu j’dois l’avouer. » Lançais-je en riant. Il était vrai que Caroline avait l’air d’une vraie pro’ en tant que formatrice. Nous arrivâmes finalement dans la salle des employés et j’attendis que la jeune femme m’assigne un casier ou un espace à moi pour ranger mes trucs.

Toujours la même réaction lorsque je me présentais aux autres. Original, peu commun, jamais entendu auparavant. Avec un prénom comme Astor-Laine, il ne fallait pas en être surpris. J'avais appris à ne plus être vexée quand on me disait que c'était original d'un ton de voix peu complimentant. Au moins, Caroline avait employé l'adjectif "joli", qui faisait passer le commentaire beaucoup mieux. « Merci, on me dit souvent que c'est assez spécial ouais, mais bon, j'y suis pour rien ! » Blaguais-je. Après tout, il était vrai que je n'avais pas choisi mon prénom. Mes parents avaient eu le loisir de s'en occuper et de me garder prisonnière de celui-ci pour toujours. Quand on vient de naître, on n'a pas son mot à dire, ou du moins on ne sait pas comment l'exprimer. En arrivant au vestiaire, je demandai à ma formatrice si je pouvais la tutoyer. Je n'aimais pas tellement dire "vous" à une femme de mon âge, ça me donnait l'impression d'être dans un camp militaire ou dans les années 1950. Elle prit également le temps de me rassurer sur l'équipe, qui semblait-il était accueillante pour les nouvelles recrues comme moi. « Tant mieux, j'ai hâte de rencontrer tout le monde ! » J'espérais qu'ils m'aimeraient bien, même s'il était plutôt rare que qui que ce soit ne m'aime pas aux premiers abords. Après tout, j'étais souriante, drôle, attachante - enfin, c'était comment on me décrivait, et comment je me voyais aussi. Devant mon casier vide, je sortis mon cadenas de mon sac avant de ranger ce dernier dans la boîte métallique. Je refermai et verrouillai. « On est jamais trop prudent ! » Lançais-je. Je ne voulais pas avoir l'air de la cinglée qui n'a confiance en personne. Au moins, tous les autres casiers étaient aussi équipés de cadenas. C'était une précaution, ni plus ni moins. Je me tournai de nouveau vers Caroline. « Pour le tablier, il est fourni par la compagnie ou je dois le payer ? Et mes cheveux, je dois les attacher et avoir un filet à cheveux ? » Il y avait toute une question de loi derrière tout cela, concernant l'uniforme. Si le logo du Starbucks était sur le tablier, la compagnie devait le fournir et sinon, l'employé pouvait avoir à débourser. C'était une bonne chose à savoir, pour que je prévois un peu d'argent la prochaine fois que je viendrais bosser. Pour les cheveux, c'était une question d'hygiène, mais si je pouvais porter mes cheveux comme je le désirais, alors tant mieux, j'aurais moins l'air tarée. « Sinon, je n'ai pas d'autre question, j'suis prête à être formée. » Dis-je avec un grand sourire et des yeux pétillants. Je me doutais bien que dans un mois j'en aurais marre de cet emploi, mais pour le moment j'étais excitée à l'idée de rencontrer de nouvelles personnes, d'apprendre un emploi et de me faire un peu d'argent.

Je souriais constamment en écoutant Caroline. Un petit sourire en coin, pas moqueur. Juste légèrement amusé. Elle était rigolote dans sa façon de s’exprimer. Elle s’étalait en long et en large dans ses mots, ses phrases. Pour une question d’une phrase, elle en répondait six. Ce n’était pas dérangeant, juste drôle de temps à autre. Elle était passionnée par son emploi, semblait-il. C’était plutôt rare, de nos jours. Habituellement, les étudiants avec un emploi à temps partiel se plaignaient constamment de devoir bosser, ils faisaient la job à moitié et pas toujours très bien d’ailleurs. Caroline semblait dévouée au Starbucks. Elle était un peu comme un modèle à suivre. Quoique je n’avais pas nécessairement envie de devenir aussi enjouée à l’idée de travailler dans un café. J’espérais tout de même autant aimer mon emploi qu’elle. Au moins, ça ne l’ennuyait pas de venir chaque matin. Je hochai la tête pour clore la question de se tutoyer versus se vouvoyer. Alors que je rangeais mes choses dans mon casier, Caroline me parla du staff, de mon horaire d’été et durant l’année scolaire. Je me relevai en fronçant les sourcils. « Attends, même pendant l’année scolaire tu travailles sept jours sur sept, genre tous les matins ? Et pour l’été, je travaillerai sept jours sur sept aussi ? » Ça, ça allait poser problème. Le patron ne m’avait pas mentionné toutes ces heures de travail. J’avais des rendez-vous à l’hôpital à respecter à cause de ma fibrose kystique. Je ne pourrais pas toujours être présente comme Caroline semblait le faire. Par la suite, une fois la question de l’horaire réglé, je posai mes petites questions techniques et pratiques à la demoiselle. « C’est d’accord pour les cheveux ! » J’attrapai donc un élastique et remontai mes cheveux en une queue de cheval assez négligée étant donné que je n’avais pas de miroir. Tant pis, je me forcerai les prochains jours. Caroline m’amena finalement à l’avant pour me montrer comment la machine à café fonctionnait. « Elle est si redoutable que cela ? » Les nouveaux ne l’appréciaient guère, disait-elle. Eh bien, nous allions voir si j’avais un futur au Starbucks ! Je souris en me postant devant la machine, prête à la dompter. « Ça n’a pas l’air sorcier pourtant. Mais bon, faut pas se fier aux apparences ! » Lâchais-je en rigolant. Des clients commençaient à affluer dans le petit café. Le stress montait, même si je tentais tant bien que mal de le cacher.