… I really, really don’t like you. Shanice ne méritait aucune autre parole. Il se sentait oppressé par cette jeune femme. Elle avait une emprise inexplicable sur lui. Elle le dominait, carrément. Elle ne cessait de le charrier, de le rabaisser, de le menacer, de l’intimider. Il avait l’impression qu’elle le maintenait en cage, et qu’il n’avait aucune issu de secours. Asphyxie, étouffement, suffocation, tout synonyme pouvant décrire ce que ressentait Nelligan à chaque fois qu’il la voyait. La journée avait pourtant tellement bien commencé. Dès qu’il s’était réveillé, les rayons de soleil étaient venu chatouiller sa petite peau de bébé – eh oui, encore. Il avait congé, aucun cours aujourd’hui, pas besoin d’étudier toute la journée – bien qu’il se réservait un bloc de quatre heures minimum à cet effet. C’est pourquoi il avait décidé d’enfiler son maillot de bain ainsi qu’un chandail blanc à manches courtes pour aller à la plage. Il était onze heures quand il quitta sa confrérie pour s’y rendre à pieds. Le soleil presqu’à son apogée, la chaleur se faisait de plus en plus ressentir sur San Francisco. Nelligan adorait lorsque le thermomètre grimpait encore et encore. Il ne savait pas comment les canadiens faisaient pour endurer l’hiver. Avoir chaud était vital, pour lui. Bref, le jeune homme s’était réservé une chaise longue pour quelques heures, y laissant traîner sa serviette et son livre sur l’astronomie – pour lui, c’était une lecture légère, un divertissement, et non une matière universitaire. Il espérait que personne ne le lui prenne, bien qu’il doute vraiment que quiconque puisse s’y intéresser. Suffisait qu’un petit con passe par là, le reconnaisse et décide de lui faire une blague de mauvais goût. Cependant, lorsqu’il revint de sa petite baignade dans la mer, ce ne fut pas un petit con qu’il retrouva, mais bien Shanice. Ce qui revient un peu au même. Et ce qui nous ramène aussi au sujet initial. Il n’avait aucune idée de ce que cette fille lui voulait, mais en tout cas, ce n’était rien de bon. Chaque fois qu’elle l’abordait, c’était pour se moquer de lui, alors il avait rapidement chassé l’idée qu’elle voulait peut-être en apprendre plus sur lui et peut-être tisser de bonnes bases d’amitié. Elle représentait tout ce qu’il y avait de plus sombre dans une personnalité, elle avait un esprit tordu et malsain. Enfin, c’était comme ça qu’il la voyait, et si elle continuait ainsi, il ne changerait pas son opinion de si tôt. Nelligan hésita à se rendre jusqu’à elle, mais en même temps, il faudrait bien qu’il récupère ses effets personnels un jour.
Nell ▬ « Shanice … qu’est-ce que tu veux ? »
Pas la peine d’essayer d’être gentil et poli avec elle, c’était peine perdu. Le jeune homme avait souvent essayé de se rattraper auprès d’elle en la saluant amicalement, en l’aidant dans une situation hypothétique, mais rien n’y faisait. Maintenant, il ne se forçait plus, et se laissait plutôt marcher sur les pieds.

Shanice était tout à fait à l’opposé de Nelligan. Aucun point de leur personnalité ne se rejoignait, donc évidemment, dès qu’ils s’adressaient la parole, il y avait des flammèches. Enfin, ça c’était quand on parlait de la fausse personnalité que se donnait la jeune femme. Ce qu’il pouvait détester les personnes incapables de se montrer sous leur vrai jour, et qui sont sans cesse en train de se voiler eux-mêmes, de porter un masque qui devait, à la longue, être assez étouffant. Cependant, ce n’était pas à lui de la ramener sur le droit chemin, et de toute façon, il ignorait totalement que ce n’était pas son vrai caractère, celui qu’elle s’efforçait de lui montrer à chaque rencontre. Comment pouvait-il le deviner, après tout ? Elles n’étaient pas rares, les personnes aussi chiantes qu’elles. Parce que beaucoup de gens cherchent à attirer l’attention par tous les moyens, même si pour cela, ils doivent se faire détester. Love me or hate me, as long as you talk about me. C’était comme ça que ça fonctionnait. Alors dans la tête de Nelligan, Shanice était réellement une je-m’en-foutisme à l’autre extrême. Une fille qui se réveillait dans l’après-midi alors que Nell, lui, était debout depuis l’aube, prêt à réviser pour des cours qu’il n’aurait que le surlendemain. Évidemment, l’un était à l’université, et l’autre au lycée, mais les études restent tout aussi importantes, non ? Peut-être était-elle dans sa crise d’adolescence, oui peut-être. Nelligan n’en avait pas connue une, mais il l’avait vite repérée chez bon nombre de ses camarades de classe, à l’époque. Shanice se donnait un air, elle voulait faire partie de la clique des populaires, elle voulait avoir l’air vieille et géniale. Elle voulait briller parmi les autres. C’était un comportement tout à fait normal chez les jeunes de son âge. Nelligan détestait, et avait toujours détesté. Parce que c’était ce genre de lycéens qui, dans le temps, lui avaient pourri la vie. Ils avaient fait de son adolescence un enfer qu’il ne voudrait jamais, ô grand jamais revivre. Pourtant, Shanice était en train de lui faire vivre le même mauvais sort. Chaque fois qu’il se trouvait en face d’elle, il avait l’impression de reculer cinq ans en arrière, et c’était loin de faire son bonheur. Pas surprenant qu’il se sentait si intimidé par elle : elle représentait les démons de son passé. Tout ce qu’il avait voulu oublier. Réaction normale de la part de Nelligan, donc, de tout de suite s’emporter contre elle lorsqu’il l’avait vu fouiller dans ses effets personnels à la plage. Avait-elle deviné que c’était lui en reconnaissant des livres d’astrologie, ou bien n’était-ce qu’une pure malchance que ce fut dans ses trucs qu’elle vint mettre son nez ? Il n’en avait aucune idée, et il ne voulut même pas faire l’effort de savoir. Dès qu’il lui demanda de ce qu’elle voulait d’un ton déjà exaspéré et furieux, elle eut un rictus qui lui donna froid dans le dos. Sa réponse fut toutefois encore plus déstabilisante. Ce n’était pas une forme de gentillesse, mais c’était déjà bien moins pire que certaines remarques qu’elle avait pu lui faire à d’autres occasions.
Nell ▬ « Félicitations. Alors va t’acheter un chien, qu’est-ce qui t’en empêche ? »
N’importe quoi, pourvu qu’elle le laisse en paix. Pour une fois qu’il pouvait profiter d’un après-midi à la plage, à lire des bouquins intéressants sans avoir la pression d’un examen à venir. Il aurait préféré en profiter autrement qu’en le passant avec Shanice, présence indésirable. Elle commença à tourner violemment les pages de son livre, sans y faire attention. Ironiquement, elle lui demanda s’il avait un intérêt pour l’astronomie, en ne manquant pas de donner son opinion sur le sujet.
Nell ▬ « Je l’étudie, l’astronomie. Et tant pis si t’aimes pas, on ne peut pas tous aimer les mêmes choses … »
Nelligan ne comprenait rien de cette fille. Il ne pouvait être complètement méchant avec elle, puisque son peu de confiance en soi ne le lui permettait pas, mais on voyait tout de suite qu’il ne la portait pas dans son cœur.
Nell ▬ « Qu’est-ce que tu feras, quand il faudra que t’ailles à l’université ? Parce qu’à t’entendre parler, on dirait que t’aimes rien, rien du tout. Tu vas faire quoi de ta vie ? Tu ne pourras pas toujours te la couler douce, comme ça … »
Dit-il sur un ton de reproche assez en colère. Ne se rendait-elle pas compte que la vie avait une importance ?

Dire que Shanice ne faisait pas peur aurait été un grand mensonge pour Nelligan. Ce dernier n’avait pas peur de grand-chose, c’était vrai, il était assez bon pour garder son sang-froid. Cependant, cette fille avait le don de lui donner la chair de la poule. Tout en elle semblait émaner le mal. Elle ne se maquillait pas, aucun fond de teint – en même temps, elle n’en avait pas vraiment besoin. Cependant, tout ce qu’elle se mettait sous les yeux, tout ce noir, était suffisant. Même des enfants se déguisant en vampire à l’Halloween en beurreraient moins épais. De plus, le style vestimentaire de cette fille était assez excentrique. Pas qu’il avait quelque chose contre les gens originaux et marginaux, cependant, pour ce faire, il n’y avait pas à avoir l’air d’un cadavre. Et puis, ce n’était même pas ça le point. Ce n’était pas ses allures physiques qui foutaient la trouille à Nelligan, parce que des styles vestimentaires, il en avait vu défiler dans sa vie et ça ne lui avait jamais posé de problème. Ce n’était aucunement son genre de se baser là-dessus. Cependant, Shanice montrait une personnalité tout à fait similaire avec l’obscurité de ses vêtements. Elle était difficile à saisir, et tellement chiante quand on ne la connaissait qu’en surface. Nell se demandait parfois ce qui se cachait sous cette forte personnalité déplaisante. Il se demandait combien de personnes dans son entourage la considéraient comme agréable et de bonne compagnie. Peut-être n’y en avait-il même pas, il l’ignorait. En tout cas, lui donnerait tout pour ne plus jamais la recroiser sur son chemin. Parce que l’australien faisait parti des gens faibles de cette planète, selon l’œil de Shanice. Ceux qui ne devraient même pas être là, ceux qui ne mériteraient que d’être éliminés : et elle semblait vouloir le faire. Enfin, les rayer de sa vie à elle. Pourtant, c’était tout ce que Nelligan désirait, mais elle continuait à revenir vers lui. Comme quoi elle devait bien aimer l’insulter, c’était comme sa bonne action du genre, m’enfin, dans son vocabulaire à elle. Le pire dans tout cela était que la jeune femme cernait plutôt bien l’étudiant en astronomie. Il avait beau se dire au plus profond d’elle-même qu’au fond, elle ne le connaissait pas, eh bien elle avait tout vu juste. Nell disait « Amen » à tous, Nell ne savait pas dire non à qui que ce soit, Nell bégayait constamment devant une fille, qu’elle fasse du 100E ou pas, Nell rougissait lorsqu’on posait une main sur son genou – quoique mûre réflexion faite, ça ne lui était jamais arrivé.
Nell ▬ « Peut-être dans ton monde de lycéenne, ouais. Alors restes-y. Laisse-moi être qui je suis, qui je veux être. J’vois pas pourquoi tu t’entêtes tant à me pourrir la vie. Mais qu’est-ce que t’as à en foutre, de moi ? Merde. »
Il était rare que le jeune homme réponde à ceux qui se montraient supérieurs. Il avait tendance à se replier facilement. Seulement, la blague de Shanice durait depuis un peu trop longtemps, et il commençait vraiment à en avoir marre de se faire mener par le bout du nez par une lycéenne qui n’avait visiblement rien à faire de sa vie, et conséquemment, aucun avenir. Ce que Nelligan ne manqua pas de lui faire remarquer, après un moment. Il avait lancé ça comme ça, sans vraiment se soucier des répercussions que ses réflexions puissent avoir. Shanice le prit plutôt mal. Elle se leva rapidement, s’énerva, jeta son libre d’astronomie sur le sable d’un geste violent tout en déblatérant. Nelligan l’écouta, sans l’interrompre, debout devant elle. Il la lâcha des yeux juste pour s’assurer que son bouquin était encore en bon état. Une fois cela fait, il reporta son attention sur la fille qui venait vraiment de péter une crise nerveuse.
Nell ▬ « T’as pas besoin d’avoir une vie toute tracée, mais t’as besoin d’un plan de match, merde, dans quel monde tu vis ?! Ta sacrée vie, tu l’obtiendras jamais si tu bosses pas pour. C’est comme ça que ça marche, dans ce bas monde. C’est nul mais c’est comme ça ! »
Tous les yeux des plagistes étaient posés sur eux, c’était un fait. Shanice regarda autour d’eux, ramassa le livre d’astronomie et vint le reporter à son propriétaire en s’excusant, contre toute attente. Il haussa les épaules, tout simplement, en reprenant son bouquin et le garda sous son bras. Le jeune homme s’assit à ses côtés sur le transat, finalement. Puis, elle se mit à le décrire, à décrire sa vie. Tout d’un coup, Nelligan affronta la banalité de son existence. Il l’avait déjà constatée. Mais de se le faire dire par une autre, une inconnue en plus, c’était une claque en pleine gueule.
Nell ▬ « Non, elle n’est pas vide de sens. Tu te trompes, Shanice. J’aurai appris énormément, j’aurai voyagé, j’aurai donné de mes connaissances aux autres. Quand je vais mourir, j’vais pouvoir me dire que j’aurai servi à quelque chose. Toi, à quoi auras-tu servi ? »
Lui dit-il, comme pour se rassurer lui-même.