"Parce que ton père a une vie sociale et une vie sexuelle à entretenir, voilà pourquoi il ne peut pas passer la soirée avec toi." lâchai-je sur un ton exaspéré tandis que mon jeune fils Connor, âgé de huit ans, me serinait pour que nous passions la soirée ensemble devant la télé. Ce genre de soirée était une véritable perte de temps qui n'avait clairement pas sa place dans mon planning. Insensible ? Oui, un peu. Beaucoup, même. "C'quoi, une vie sexuelle ? - C'est une partie de ton temps que tu consacres à certains amusements que tu découvriras dans quelques années. Et si tu tiens de ton père, tu risques vite d'y prendre goût, bonhomme." Je passai une main dans les courts cheveux blonds de mon enfant afin de l'ébouriffer, armé d'un sourire énigmatique sur les lèvres. A compter du moment où Connor ne faisait pas de moi un grand-père avant l'âge, je voulais bien passer l'éponge sur les éventuelles frasques qu'il aura certainement dans quelques années. Pour un peu, j'aurais même été du genre à l'encourager.
Après avoir fait l'inventaire des affaires qu'il voulait emmener pour aller chez Noah, je le fis monter dans ma voiture de sport afin de le déposer chez son oncle de coeur qui se réjouissait déjà à l'idée de passer du temps avec le petit. Il me fallu à peine cinq secondes pour redémarrer et passer prendre sa compagne de soirée... Ce soir, je me sentais d'humeur festive. C'est donc un top-model brésilien qui allait partager mon bras et bien plus encore lorsque cette soirée mondaine prendra fin. Je stationnai devant l'appartement de la jeune femme et sortis de la voiture afin de lui ouvrir la porte côté passager. Eh oui, on peut être une véritable ordure sur le plan moral mais avoir un sens aigu de la galanterie. Politesse anglaise oblige. En voyant ma conquête sortir de son appartement, un léger sourire se dessina au coin de ma bouche. "Ma chère, vous êtes absolument divine. Il semblerait que l'élégance soit l'habit qui vous sied le mieux." ajoutai-je avant de prendre délicatement sa main pour y déposer un baiser furtif et galant. Les joues de la jeune femme s'empourprèrent un peu, avant que je ne l'invite à monter à bord du véhicule. Et voilà, emballé c'est pesé. Six secondes trente, montre en main. Satisfait de mon petit effet, je me remis au volant puis m'engageai en direction du Palace Hotel qui abritait cette nouvelle soirée.

Quelques minutes plus tard, nous voilà arrivés. Tapis rouge, photographes, médias, portiers... bref, l'artillerie lourde. J'arrêtai la Lamborghini à hauteur du tapis rouge pour que tout le monde puisse d'abord admirer la descente de Zaelia, puisque tel était le prénom de cette sirène. Effectivement, les flashs crépitèrent au moment où le premier talon aiguille de la demoiselle rencontra le sol. Elle salua les journalistes d'un geste gracieux de la main le temps que je confie les clefs au jeune portier qui se précipita pour garer mon véhicule. Après les menaces de mort d'usage, je me plaçai aux cotés de Zaelia, passai sa main autour de sa taille en propriétaire puis salua à mon tour les journalistes.
Toutefois, une autre scène particulièrement amusante attira mon attention. Une tête que je connaissais. Blond, bien bâti, jeune... et trop bien accordé avec le décor pour passer pour un PDG influent qui se détache de la masse. J'avançai doucement dans son dos, non sans avoir émis un léger rire en le voyant serrer la main de ce portier. Pauvre garçon. Lequel est le plus à plaindre ? Le PDG qui ne sait pas comment agir, ou le portier gêné par l'ignorance de son client ? Difficile à départager. Mais la suite était encore meilleure : voilà qu'à son tour, le jeune John-Thomas était assimilé à un portier. La tentation de me payer sa tête face aux journalistes était incroyablement grande... mais ce sera pour plus tard. "Bradley, ravi de te revoir !" lançai-je en avisant son pair businessman. Sans chercher plus loin, j'écartai Dalembert avec un snobisme incroyable pour pouvoir serrer la main de ce chef d'un grand cabinet d'experts à Wall Street. Ce n'est qu'après avoir échangé quelques mots avec Bradley que je daignai enfin me tourner vers John-Thomas. "Approchez, mon garçon ! Bradley, tu t'es trompé, ce garçon n'est pas portier..." Jusque là, tout va bien. "... il est serveur. Il s'est simplement trompé de poste pour faire son service." Voilà, c'est maintenant que ça retombe. L'humour anglais, inimitable. Bradley et moi éclations de rire suite à cette plaisanterie qui ne mettrait sans doute pas le scientifique très à l'aise. Dommage. C'est plus amusant, lorsqu'on les fait rougir, les débutants. Il y a des bizutages plus longs que d'autres...

Bradley nous laissa, je me tournai donc vers John-Thomas en déposant une main sur son épaule. Une main qui se voulait amicale mais qui, au fond, n'était pas forcément à prendre de la sorte. "Alors, Junior, vos parents vous ont laissé la permission de dix heures ? C'est qu'il y a école demain, on ne plaisante pas avec le lycée." Ca continue. La soirée va être longue pour le plus jeune... Zaelia, elle, riait sous cape de ces rebondissements. "Partez devant, ma chère, je vous rejoins plus tard." Sur ces bonnes paroles, je déposai un baiser sur la nuque de la Brésilienne qui ne manqua pas de frissonner au passage. En la voyant gravir les marches, je ne pus retenir un soupir appréciateur tandis que j'arquais un sourcil. "Elle a tous les mystères du Brésil dans sa chute de reins... elle rendrait hétéro le plus gay des hommes, n'est-ce pas ?" soufflai-je en mettant une petite tape dans le dos du jeune homme. Le sourire que j'arborais n'était pas dupe : clairement, je rabaissais une fois encore John-Thomas qui, jusque là, semblait être venu tout seul. "Allons-y, entrons à l'intérieur. J'imagine qu'il faut que vous repériez les lieux avant de démarrer votre service." Est-ce que j'allais le coller longtemps, ce soir ? Ce n'est pas impossible. Je m'amuse souvent aux dépends des autres, chacun son truc.

Me payer la tête des petits nouveaux, c'est ce que je faisais de mieux lors de ces soirées. Je repérais les débutants dans le monde du business et m'amusait à les démonter toute la soirée durant pour mettre un peu d'ambiance. Le pire ? C'est que ça a toujours un succès fou auprès de mes pairs businessmen. Nous sommes tous, plus ou moins, des monstres d'égoïsme et de prétention : se moquer d'un jeunot, c'est simplement une façon d'occuper notre temps. Certains revenaient à la charge, d'autres essayaient de lutter, et les moins téméraires jetaient l'éponge en allant grignoter leur cravate le plus loin possible de la soirée. John-Thomas semblait tout de même vouloir s'intégrer et prouver qu'il était digne d'avoir une certaine importance dans ce milieu, malgré tout ce que j'ai déjà pu lui balancer dans la tête. Attention, je ne dis pas qu'il ne s'intègrera jamais, loin de moi une idée aussi stupide et non avenue. En revanche, j'affirme qu'il lui faudra une sacrée ténacité pour passer ces épreuves du feu. J'affichais un sourire à sa réplique sur le lycée. Monsieur Shark... Appelles-moi Dieu, gamin, ça suffira. Quoi, prétentieux ? Réaliste, nuance. "Effectivement, le lycée est bien loin... finis les problèmes d'acné. Mais ne vous vexez pas, la puberté est une période plus longue chez certains garçons." lançais-je en lui accordant mon sourire le plus chaleureux, attardant mon regard sur certaines parcelles de son visage. Pour un peu, je lui aurai presque pincé la joue. Une véritable ordure qui passe le plus clair de son temps à rabaisser ses semblables. Je sais que je suis parfois une vraie tête à claques, mais je ne fais rien pour que ça s'arrange. Mieux encore, je fais tout pour que ça empire.

Nous entrâmes ensuite à l'intérieur du Palace Hotel. Du faste à outrance, du luxueux dans tous les recoins et encore quelques journalistes désireux d'avoir quelques mots volés aux célébrités influentes qui avaient été invitées ici. Je m'y sentais comme un poisson dans l'eau. Ou comme un requin, si on veut être précis. Que du beau monde, des tenues haute couture, pas un seul grain de poussière, pas une seule faute de goût. Cet endroit était une vitrine du beau, de l'excellence des apparences. Pourtant, je savais qu'en creusant chacun des invités, ce que les gens pourraient découvrir n'avait rien d'aussi resplendissant, au contraire. J'avais moi-même des secrets qui en feraient frissonner plus d'un. D'apparence, j'en imposais. Et pourtant, ce n'était que la surface visible de l'iceberg. J'accrochais un sourire de circonstance sur mon visage. Hypocrite, faux, mais chaleureux. C'est tout ce qu'on demande dans des soirées pareilles. Dalembert n'avait pas tort, il aurait fait bon chauffeur de salle... mais pas sûr qu'avec son art de manier les piques verbales les gens se seraient réellement sentis à l'aise. Au contraire, il aurait adoré mettre toute une salle dans l'embarras en pointant du doigt chacun de leurs vices.
J'attrapais une coupe de champagne et un petit four avec une serviette. Avant de continuer à persécuter mon souffre-douleur favori, j'observais la salle d'un rapide coup d'oeil afin de me faire une idée des personnes présentes. Surtout pour savoir quoi dire en cas de confrontation face à un adversaire. Tout le monde a des secrets et je me faisais un point d'honneur de connaitre ceux des autres pour mieux les retourner contre eux. L'humiliation publique, ça me connaissait. Même avec certains de mes collègues professeurs à Berkeley, ça m'arrivait régulièrement. C'est dire à quel point j'arrivais à mettre de l'ambiance dans la salle des profs... Enfin bref. Mon ouïe fut accrochée par une conversation remarquablement inopportune dans un tel environnement. Trois mots. Soirée. Harry. Potter. Je ne sais pas si j'avais déjà eu besoin de prendre autant sur moi pour m'empêcher d'éclater de rire. Pourtant, nous, les Anglais, nous sommes extrêmement pudiques en termes d'émotions. C'est parfois à se demander si ce n'est pas moi qui suis à l'origine du mot "insensibilité". Mais cette fois, je devais reconnaitre que la situation était particulière : John-Thomas était connu, ici... mais seulement par le personnel. Plus communément appelé "larbins" ou "bas-peuple".

J'arrivais donc dans son dos, d'un pas qui se voulait entraînant et presque amical. Je passai un bras autour de ses épaules et le regardai droit dans les yeux en prenant une moue à la fois désolée et ironique. "Une soirée Harry Potter, demain ? Vous ne vous arrêtez jamais, dites-moi..." Pour l'instant, je n'avais presque rien fait, John-Thomas se mettait lui-même dans l'embarras. L'y enfoncer était un jeu d'enfant. "Je ne voudrais pas casser votre palpitante soirée de demain, mais... c'est Voldemort qui meurt à la fin." murmurais-je sur le ton de la confidence, un sourire cynique fendant mes lèvres. Non, là, franchement, même moi je me trouve insupportable. Si je m'écoutais, je m'en collerai une. Mais non. C'est si bon d'être mauvais. Je retirai finalement mon bras pour boire une bonne gorgée de champagne. En tant qu'éditeur, je pouvais largement me permettre de critiquer une publication comme Harry Potter qui, quoique populaire et digne de son succès, n'est clairement pas le meilleur sujet de conversation dans une soirée mondaine. "Avant que nous parlions de votre attrait qui, quoique curieux, reste compréhensible pour la littérature de jeunesse, j'aimerai bien en apprendre un peu plus sur vos compétences. Scientifique, non ?" Pour une fois, j'étais sérieux. Depuis qu'il avait mis un pied dans le cercle très fermé des businessmen, je ne faisais que me moquer de lui, mais j'ignorais encore l'objet de ses travaux et les raisons de son succès. Autant combler certaines lacunes de façon intelligente. Il sera toujours temps de me moquer un peu plus tard.

Mes petits-enfants… Seigneur, ne parlez pas de malheur. Benedikt était en âge de procréer, mais je l'aurais tué de mes mains si jamais il m'annonçait que j'allais devenir grand-père. Père d'un gamin de vingt-et-un ans à mon âge, c'est déjà bien, mais grand-père, là, ce sera vraiment le coup de grâce. Je secouais la tête avec un air faussement amusé par sa réflexion. "Non, l'auteur est simplement une excellente amie." Là, c'est le moment 'je-me-la-raconte' de la soirée, si vous avez du mal à suivre. Honnêtement, vous pensez qu'un best-seller de littérature pour la jeunesse issu de la plume d'une compatriote britannique ne me serait pas passé sous le nez ? La seule chose que je déplorais réellement chez Harry Potter, c'était de n'avoir pas eu le temps de l'éditer moi-même. J'aurais pu me faire une fortune absolument colossale. Qu'à cela ne tienne, je m'étais rattrapé ailleurs.
Littéraire mais loin d'être idiot, je devais avouer qu'une curiosité à l'égard de John-Thomas me piquait. Comment un si jeune homme, approchant l'âge de mon fils aîné, pouvait se retrouver à graviter parmi les grands de ce monde alors qu'il n'était l'héritier d'aucun empire ? Etant également un produit issu d'un milieu très modeste voire pauvre, j'étais toujours un peu plus curieux à l'égard des personnes n'étant pas nées avec le succès mais l'ayant forgé elles-mêmes. En réalité, je ne m'intéressais aux héritiers que pour me renseigner quant à la manière que j'aurais de les enfoncer lorsque l'occasion se présentera. Je fis donc preuve d'une écoute polie et mesurée le temps que Dalembert m'explique la façon dont il s'y était pris pour arriver à un tel niveau à son âge. Cependant, malgré mes bonnes bases en culture générale, je devais reconnaitre mon égarement quasi-total face à un jargon scientifique qui m'échappait. Je ne me sentais pas honteux de ne pas savoir, mais je n'allait certainement pas me mettre à potasser certaines œuvres pour le simple plaisir de pouvoir comprendre le discours perché de ce garçon. Je me contentais donc de hocher la tête avec un sourire en coin. "Bref, vous avez sorti une puce, l'Alpha One, et son caractère révolutionnaire vous permet aujourd'hui de boire une coupe de champagne parmi les grands de ce monde. Intéressant." Etait-ce de la moquerie ? Etait-ce une sorte d'admiration ? Etait-ce un simple constat ? Impossible de savoir. L'art d'être Anglais, c'est de pouvoir se permettre de dire certaines choses tout en laissant son interlocuteur dans l'obscurité quasi-totale. Tant et si bien qu'on finit par ne même plus savoir si l'hypocrisie est maîtresse dans ces propos. "Je note toutefois l'enthousiasme dont vous faites preuve lorsque vous parlez de votre invention, c'est tout à votre honneur. Arrivés à un certain stade, les hommes d'affaires ont tendance à se montrer blasés par leur travail." Et c'était une erreur. L'édition et la littérature me passionnaient toujours autant, et c'est cette passion qui permet à un homme de conserver sa domination dans un champ de compétences. Nul doute qu'avec un caractère comme le sien, John-Thomas avait les cartes en main pour s'imposer dans le domaine de l'intelligence numérique. Mais ça, je le gardais pour moi. Un compliment ? Et puis quoi encore ? "Et dites-moi, hormis Hermione Granger…" disais-je en désignant d'un mouvement de tête le serveur de tout à l'heure "… et votre mère, y a-t-il une femme capable de supporter ce petit génie à tête blonde ?" Mon visage était toujours aussi indéchiffrable. "Sachez que se présenter à une soirée sans cavalière revient à arriver sur une planche à roulettes : on ne vous prendra pas au sérieux. C'est un milieu assez machiste, malgré la montée en puissance des cadres féminins. Croyez-vous sincèrement que je prenne la peine d'inviter une femme pour ma simple satisfaction personnelle ?" Je marquais un arrêt en arquant un sourcil, puis étirais mes lèvres en un sourire de prédateur. "Mauvais exemple. Mais ce que je veux vous faire comprendre, c'est qu'il y a peu de chances qu'on vous prenne au sérieux si vous n'arrivez ici qu'avec votre cerveau."