Les gens changent, avec des raisons plus ou moins valables. J'étais un vrai con, prétentieux, arrogant. Je deviens désormais solitaire, modeste, respectueux (dépressif, pessimiste et accroc à l'alcool aussi). Cela me semble être un changement dans le bon sens malgré tout. Les gens doivent me trouver moins irritable, beaucoup plus vivable. Même s'ils ignorent le mal-être que je renferme en moi. Par contre, si le changement est bon, la raison elle, ne l'est pas. Pas du tout. Si je change, c'est suite au décès de Vassili, mon meilleur ami de toujours, mon frère... Je n'aurais pas dû changer à cause de cela. Le déclic, ça aurait dû être autre chose. J'aurais dû me rendre compte par moi-même que l'existence que je menais n'était pas celle qui me correspondait. Ces derniers jours, je me faisais des plus discrets. Toujours au dernier rang dans les salles de cours (ce qui ne m'empêchait pas de suivre), je ne mangeais plus à la cafét' mais seul dans un coin, je ne sortais plus en groupe mais en solitaire (toujours dans le même bar ou presque). Et puis aussi, j'avais annulé les trois derniers cours que je devais donner à Bowie. Elle me haïssait très certainement, et devait penser que je l'abandonnais lâchement. Mais c'était faux. Je n'avais juste pas à la tête à cela, enfin je n'avais pas la tête à grand chose ces derniers jours à vrai dire. Me lever pour aller suivre mes cours était déjà un exploit assez considérable et que j'estimais être suffisant. Toutefois, je me sentais coupable d'être un si mauvais tuteur, alors que la jeune Jackson-Clift n'avait rien demandé...

Le professeur de chimie se tenait devant nous, il nous récitait des formules sensées nous aider à réaliser notre tp. Mais ces formules, je les connaissais déjà par coeur. Et en réalité, j'avais même terminé l'expérience au bout de la moitié du cours. Je commençais à m'ennuyer, c'était pesant. Alors je prenais une feuille, un crayon, et je dessinais ce qui me passait par la tête, en regardant par la fenêtre. La plupart du temps, mes pensées m'emmenaient vers Vassili, ou vers Zoïa. Et à chaque fois, la voix du prof me sortait de mes rêveries. "Monsieur Duma, s'il vous plait, pourriez-vous descendre de votre nuage ? Je sais très bien que ce cours n'est pas des plus passionnants, mais tout de même." Je tournais ma tête vers lui. "Excusez-moi, mais j'ai déjà terminé." Le prof venait vérifier mon travail, pour finalement acquiescer d'un air satisfait. Je m'ennuyais vraiment, à croire qu'ici n'était pas ma place (comme si elle était quelque part d'ailleurs). Dix minutes avant la fin du cours, le prof m'avait autorisé à quitter la salle. Et alors que je rangeais mes affaires avant les autres, j'entendais des murmures à mon égard, et je sentais leurs yeux à tous sur moi. Comme si j'étais un extra-terrestre. C'était ça oui, j'avais définitivement l'impression d'être un extra-terrestre, au milieu de tous ces étrangers qui passaient leur temps à me juger sans me connaître, sans même essayer de me comprendre. Mais je n'en avais rien à faire de leur avis, ils pouvaient bien penser ce qu'ils voulaient, cela me passait carrément au-dessus. J'avais donc finalement quitté la salle, claquant la porte derrière moi.

Je marchais dans les couloirs, m'apprêtant à quitter l'université et à rejoindre ma chambre chez les bêtas-deltas. Mes pas étaient lourds, mes traits fatigués, usés, lassés. Je n'étais pas coiffé, mais je m'en fichais. De toutes façons, je ne devais plaire à personne. Et en passant devant les casiers, alors que j'approchais de la sortie, j'aperçus Bowie. Elle ne m'avait pas vu, j'aurais pu prendre la fuite, l'éviter éternellement. Mais non. Elle pouvait bien m'injurier devant tout le monde, me gifler, mettre le feu à mon sac de cours, cela m'était égal. Je n'aurais de toutes manières plus la force de me défendre, surtout qu'elle était en droit de m'en vouloir et de me faire payer d'être un si mauvais tuteur. Je m'approchais tout de même d'elle. "Mhm, salut Bowie…" Quand elle leva les yeux vers moi, je pus lire la surprise sur son visage, souligné certainement par un brin de colère. "Je suis… désolé pour les tutos que j'ai annulé." Je fis une légère moue, tout en sachant pertinemment que ce n'était pas suffisant, que mes excuses étaient juste pitoyables. Je restais silencieux un instant, me contentant de la regarder. J'avais oublié à quel point elle était charmante. Me frottant la nuque, je repris. "Si tu veux, on pourra les rattraper… enfin n'importe quand, si tu as besoin…" Voilà. Maintenant j'attendais qu'elle m'attaque, qu'elle m'accuse. Je ne méritais que ça.

Encore une lourde journée m'attendait. Je devais d'abord terminer une dissertation sur l'évolution des nanosciences durant les dernières années. Inutile je dirais, mais je n'avais pas réellement le choix. Il fallait que je passe au laboratoire vérifier si mes cultures étaient toujours en bon état, et si oui, continuer l'expérience. Sauf que l'expérience ne va pas se faire toute seule, et que mon cerveau est légèrement saturé en ce moment. J'ai beaucoup de mal à avancer. En entrant à Berkeley, je savais dans quoi je me lançais, c'est clair, mais là, entre le travail au restaurant, au café, les activités extra-scolaires, j'étais débordée. La seule personne sur qui je pouvais compter m'a complètement lâchée. C'est vraiment bête comme situation, dépendre de quelqu'un d'autre. Heureusement, quelques camarades m'avaient aidée, dont plusieurs chez les alphas. Ca a des points positifs parfois d'être amie avec les grosses têtes du campus. Je ne me sers pas d'eux pour autant, loin de moi cette idée, et ce n'est pas du tout mon genre. Je suis plutôt celle qui demande de l'aide au dernier recours, quand ça bloque vraiment. Ou alors quand je suis le point de péter littéralement un câble au point de faire voler tout et n'importe quoi dans l'appartement, chose qui je l'avoue s'est beaucoup produit ces derniers temps. Sinon, mis à part tous ses problèmes, j'aime bien la Californie. Loin des soucis familiaux, loin de tout ce qui m'avait causé des problèmes avant, on peut dire que ma nouvelle vie commence bien. Et en plus de cela, je suis de plus en plus proche de Payson, ma cousine. En plus d'être dans la même confrérie, l'entente est plutôt bonne, et un voyage à Paris est même prévu. Ah Paris … Depuis le temps que j'en rêvais ! C'est l'occasion de se vider l'esprit et de profiter des prochaines vacances.

Motivée à fond, je me rendis à ma première heure de cours souriante et pleine de vitalité. J'avais enfin décidé de me ressaisir et de consacrer encore plus de temps à mon travail. Après tout, tout travail mérite salaire, alors un jour où l'autre j'arriverais à atteindre mon but. Même si ça risque d'être difficile, ça vaut le coup d'essayer. Assise au premier rang, j'écoutais attentivement les paroles du professeur et répondait aux moindres petites questions. Oui bon, j'avais préparé le cours à l'avance, mais ça compte quand même, non ? Et puis, la plupart des élèves, surtout les meilleurs, agissent ainsi, alors pourquoi ne pas faire pareil ? Sage décision Bowie. Quelques minutes avant la fin du cours, ma feuille d'inscription au tutorat refit surface, avant de tomber au sol. Je me demandais d'ailleurs ce que Nikolaï pouvait faire en ce moment, et pourquoi il m'évitait depuis plusieurs mois déjà. J'ai peut-être été dure la dernière fois, mais je ne pensais pas que ça l'affecterait autant. Mais la sonnerie marquant la fin du cours me réveilla.

Ramassant mes affaires, je me rendis vers les casiers, petites boîtes métalliques nous sauvant d'un mal de dos horrible et tellement pratique. Après l'avoir refermé, j'eus comme l'impression de voir un revenant. Au début, j'ai cru que ce n'était qu'un rêve puisque je pensais à lui quelques minutes avant, mais après m'être frottée les yeux, le petit blond était toujours planté là, devant moi. « Mhm, salut Bowie… Je suis… désolé pour les tutos que j'ai annulé. Si tu veux, on pourra les rattraper… enfin n'importe quand, si tu as besoin… » C'est assez étrange de le voir ainsi. L'homme d'il y a quelques mois seulement accordait une importance particulière à son apparence, et ne serait jamais sorti de la sorte. Les cheveux en bataille lui allait vraiment bien par contre, ça lui donnait un peu plus de … charme. Enfin bref. « Salut Nikolaï, je vois que tu te souviens encore de mon prénom ? J'avoue être un peu étonnée là. » Oui, j'étais surprise de le voir là, mais je n'oubliais pas ce qu'il m'avait fait. Et surtout son absence. « Il faut croire que tous mes mails et sms n'ont servi à rien. Tu ne répondais même plus à mes appels. Tu prends ton rôle de tuteur au sérieux ou c'est juste pour donner une bonne image de toi ? » Je marque une pause, puis le regarde de haut en bas, non pas avec du mépris, mais de l'incompréhension. « Mais... est-ce que tu t'es vu ? Qu'est-ce qu'il t'arrive à la fin ? » Comme d'habitude, je m'énerve en sa présence ou simplement quand on évoque son nom. Mais là, il ne réagit pas. Il n'a même pas ce petit sourire en coin qui le rend si arrogant. La petite étincelle dans ses yeux n'était plus. Son regard était vide et ses paroles hésitantes. Je ne comprends vraiment plus rien. « Bon... J'aimerais quelques explications tout de même. Ce n'est pas parce que je ne t'apprécie pas que je refuse toutes nouvelles de toi. Je ne suis pas comme ça non plus. A part tes messages d'annulation – sans aucunes excuses d'ailleurs – tu aurais pu me parler, non ? » Ma voix s'était adoucie, comme si je ressentais de la compassion. Mais de la compassion pour quoi au juste ? Ce n'est pas à son habitude de rester calme et de ne pas répliquer. Au fond, j'aimerais tellement en savoir un peu plus sur lui, et peut-être même l'aider qui sait ?