La vie avait déjà repris son cours à Berkeley, les nouveaux tentaient de trouver leurs marques, les anciens continuaient de tracer les leurs. En bonne Gamma que j’étais, j’avais bien entendu déjà été collée pour ce solennel graffiti dont Maxence et moi étions les auteurs. Le surveillant chargé des colles me connaissait que trop bien, il avait très certainement vu passer dans sa salle plus de Gammas que je n’en verrais jamais dans ma confrérie. Finalement, on s’habitue plutôt vite à toutes ces nanas capables d’échanger leur virginité contre un gramme de coke. Quoi qu’il en soit, j’avais besoin de me divertir avant de prendre mon service de nuit à l’Endup et pour ça, personne n’était plus qualifié que Pearce. Shiloh et moi ça remontait à si longtemps, trop longtemps pour que j’aie le moindre souvenir d’un éventuel commencement. Avec le temps elle était devenue mon œuvre, un vague et pitoyable reflet, le pantin dont je tirais les ficelles, l’ombre de moi-même, le vice de mes vices. De nature dominante, je n’avais jamais vraiment eu de réelles difficultés à me faire respecter. Il est vrai que je me servais de mon physique plutôt avantageux pour arriver à mes fins mais j’avais plus d’un tour dans mon sachet de poudre, entre autres : la manipulation. Un talent machiavélique dont j’avais toujours été dotée. Un démon déguisé en femme. Au premier abord, vous me donnerez sans nul doutes le bon Dieu en confession, au deuxième.. Vous vous tirez en prenant vos jambes à votre cou. J’étais ainsi faite, intriguée et perturbante, perturbée et intrigante. Et vous, qu’est ce que vous feriez si le diable sonnait à votre porte ? Demandez donc à Shiloh Jamie Pearce, cette femme si caractérielle, si arrogante, mais qui se faisait pourtant si petite face à moi. Est-ce que j’en étais consciente ? Bien évidemment. Est-ce que j’aimais ça ? Pas vraiment. Comme toutes conceptrices, j’étais fière de ma création, je l’aimais, démesurément. Parfois les yeux de Shiloh m’arrachaient le cœur, ils étaient devenus trop souvent vides, dénués de toute lueur par mon unique faute et d’autres fois.. D’autres fois j’aimais ce néant dont j’étais l’instauratrice. Shiloh était autant ma faille qu’elle était ma force, à la fois ma bouée de sauvetage et l’eau dans laquelle je me noyais. Mon paradoxe permanent. Ma constante contradiction. Elle était mienne.
Le soleil commençait doucement à fuir le ciel de San Francisco, quelques heures plus tôt j’avais prévenue Shiloh ; ce soir on irait à la cabane abandonnée, la fameuse. Tous les étudiants de Berkeley en avaient forcément reçus les échos, mais je n’avais jamais trouvé le temps de m’y rendre, c’était l’occasion, notre occasion. Je savais pertinemment qu’il fallait bien plus que de futiles légendes pour effrayer Shiloh, mais voilà elle s’y rendait avec moi et tout l’intérêt se trouvait là. Rien ne la rassurait plus que d’être avec moi et rien ne l’angoissait plus à la fois. Ce simple raisonnement fit apparaître un sourire narquois sur les commissures de mes lèvres. La soirée serait à nous, Shiloh serait à moi. Il était hors de questions que je foire mon entrée, inévitablement je me frayais donc un chemin entre les immenses arbres qui berçaient les alentours de la cabane. Je n’étais pas surprise qu’elle soit déjà là, les coudes posés sur ses genoux, les yeux pleins d’hâte et d’inquiétude. Avant même d’arriver à sa hauteur, j’haussai un sourcil en tendant au dessus de ma tête une bouteille de vodka. « Hey Pearce. » Mine de rien, elle m’avait manqué, horriblement manqué. Je posai la bouteille nonchalamment sur la table dont elle avait pris possession et tout en enroulant une mèche de ses cheveux bruns autour de mon index, je déposai, sur sa joue, mes lèvres maquillées d’un rouge vif qui ne laissait aucune place à la subtilité. Shiloh était mon tout, mon pire comme mon meilleur mais c’est dans le pire qu’on était les meilleures. « Alors, on va leur dire bonjour à ces fantômes ? »