Qu’est ce que j’aurais fais si je n’étais pas sortie, si j’avais été raisonnable ? Aurais-je vraiment réussi à terminer mon travail ? J’aurais aimé le croire mais je me connaissais trop bien maintenant, fini la douce période de l’adolescence où l’on pouvait se croire capable de tout. Peut être resterais-je une éternelle rêveuse, un peu paresseuse, toujours sur le fil du rasoir. Peut être que ma vie devait se passer ainsi. Si je n’étais pas sortie, je me serais ennuyée à mourir et j’aurais fini par vider mon frigo dans un élan de boulimie pour le plus grand dam de mes colocataires.
Mais j’étais ici, en plein air, avec la seule fille à peu près saine de la soirée (oui parce qu’elle ne marchait toujours pas très droit…). En parlant de soirée, elle m’expliqua comment étaient celles des bêta. Je n’étais pas surprise en entendant sa description, c’est ce que j’avais imaginé, et retins un sourire ; vraiment pas mon genre.

« Oh tu sais, les Sampis, c’est peace and love parfois poussé à l’extrême. Non, ce n’est pas toujours comme ça mais souvent, oui. Comment dire ? Chez les sampis, on est complètement libres. Pas de contrôle, on se laisse aller. Alors bien sûr, ça dérive quelques fois. »

Je m’empêchai de rire. J’étais très heureuse dans ma confrérie, c’était réellement celle qui m’allait le mieux. Tout était tellement simple, tellement zen, tellement…peace.
Je m’assis à côté de Jane sur un petit muret. Elle venait de me poser une autre question. J’avalai ma salive, sûrement un peu trop bruyamment, et me lançai :

« Mon père est…il est très…euh… »
Je me raclai la gorge, plus très à l’aise. Pour la première fois de la soirée, je perdais mes mots et ça n’avait rien avoir avec l’alcool. Je tirai une taffe pour me calmer et rassembler mes idées.
« J’ai eu des problèmes avec lui pendant mon adolescence, notre relation s’est dégradée et aujourd’hui, on ressemble à deux inconnus. » Je sentis mes yeux se perdre dans le vague mais repris rapidement mes esprits, assez vite pour que cet égarement échappe à Jane.
« S’il a refusé que je me lance dans un milieu plus artistique, c’est parce qu’il n’avait plus aucune confiance en moi. Il a cru que je n’avais pas réfléchi, que je me lançais dans le vide. Il trouvait ce milieu trop…instable, ne croyait pas que je pourrais en vivre. Il voulait absolument que j’aie ce qu’il appelle un « vrai » diplôme, quelque chose qui pourrait me lancer sur le marché du travail. Des structures, un chemin à suivre, des règles, voilà ce qu’il pense être nécessaire pour moi.. »

J’hésitai entre froncer les sourcils ou écarquiller les yeux, je ne revenais pas de tout ce que je venais de dire. Pire, j'avais envie d'en dire plus. Ce n’était pourtant pas mon genre de parler ainsi de moi, d’habitude il me fallait du temps. Je la connaissais à peine. C’est vrai qu’elle avait l’air sympa et que la soirée se passait très bien pour le moment, mais je ne savais pas qui elle était. Je terminai ma cigarette et l’écrasai sous ma basket. Je l’avais fumée en moins de cinq minutes et me donnai l’impression d’une accro, j’eu envie de donner un violent coup de pied dans un arbre. C’était chaque fois pareil, il suffisait que j’évoque ma famille pour perdre le contrôle. Mais je me repris, tentai du moins de cacher ma confusion, il était hors de question de virer du côté « je vais me pendre » ce soir.
Je frappai dans mes mains, comme pour forcer un retour à la réalité, et me tournai vers Jane.

« Qu’est ce que tu racontes ? Ça n’a rien d’indiscret. » Je regardai le ciel et les quelques étoiles qui commençaient à pointer le bout de leur nez.
« C’est ma mère qui m’a emmenée voir une pièce pour mon sixième anniversaire. J’aimais déjà beaucoup les films mais ne connaissais rien au théâtre, tu vois ? Elle voulait me faire découvrir un nouvel univers, je suppose. Enfin, bref. C’était une pièce pour enfants, évidemment mais les acteurs m’ont…ils m’ont captivée. » Je fis une petite pause pour ravaler ma salive.
« Je ne saurais pas te dire précisément ce qui m’attire, c’est l’ensemble qui me passionne. Mais j’avoue que l’idée de pouvoir changer de peau, devenir quelqu’un d’autre, même pour une courte durée, me plaît énormément. Ça devient une sorte d’échappatoire. »
Une échappatoire vitale. Je ne pouvais plus m’en passer maintenant, c’était une drogue et je savais que je me battrais le temps nécessaire mais j’y arriverais. On ne peut pas priver les gens de leur propre oxygène.

« Ouh, Jane ! Qu’est ce que tu peux me faire parler ! » J’éclatai de rire, mes nerfs se relâchaient.
« Parle moi aussi un peu plus de toi, on ne se connaît pas tellement en fait. Je ne sais pas si tu as une famille de dingue comme moi , je ris jaune, elle ne se doutait pas à quel point c’était vrai, j’espère que tu t’en sors mieux. Mais même, tu peux juste me parler de toi si tu trouves que c’est trop indiscret. » Je m’arrêtai quelques instants. Mes questions étaient trop vagues, j’allais finir par l’embarrasser, elle allait retourner au bar (peut on vraiment appeler ça un bar ?) et se souler avec le barman pour finir écroulée dans l’herbe...
J’exagérai bien sûr, il devait commencer à se faire tard.

« Je ne sais pas...Tu as peut être un rêve, une ambition particulière ? Les gens en ont, la plupart du temps. C’est parfois très commun, parfois très étonnant. Je me demande toujours s’ils finissent par y arriver… »
Je me tus enfin et repris une cigarette, j’avais cédé. Je n’étais pas grosse fumeuse même si je fumais tout de même régulièrement. J’avais peur d’avoir ennuyé Jane avec tout mon blabla et me demandai furtivement comment rattraper le coup. La fumée que je soufflais donnait l’impression qu’un fantôme planait au-dessus de nous. Je ris ironiquement de ma propre imagination.

La mainmise des parents sur les études des enfants... Choquant... Jane avait été très surprise. Trop surprise... Ses parents lui auraient faite une telle remarque, elle aurait gueulé, ce serait défendue, ne les aurait pas laissés faire... Elle imaginait... non... elle n'imaginait même pas. Ses parents étaient "trop" bons. Jane souffla. Non, elle n'imaginait même pas une telle chose et surtout... n'osait pas l'imaginer.

-Sympa le père quand même... Les études de philo sont aussi instables, voire même plus instables que les études de phil... euh théâtre (ah les méfaits de l'alcool!) Bien évidemment c'est encore une idée reçue pourrie... N'importe quoi! Il n'y a pas de sous-diplômes... enfin, si la philo c'est quand même un peu tout pourri... Je ne veux pas te couler mais les études de philo ont un débouché assez limité...

Effy avait un drôle d'air... Dur à dire si elle était déprimée, rêveuse ou autre chose encore... Jane devait avoir un mélange d'air vide (saleté d'alcool) et atterrée (père salaud). Jane écrasa le petit reste de la cigarette que Effy lui avait gentiment donnée sur le muret en évacuant les dernières fumées. Elle regarda le ciel. Bien nocturne. Il était tard, enfin surement! Effy lui parlait des origines de son intérêt pour le théâtre. Jane avait du mal à se focalisait dessus mais avait bien compris ce que Effy voulait dire. Les pièces de théatre pour enfant sont fascinantes. Elle en avait vu des dizaines dans son plus jeune âge. C'était comme les clubs de lecture ouverts aux jeunes, là où elle avait appris le plaisir de lire... Le plaisir... Si seulement tout le monde avait pu lier ses études à ses plaisirs, on aurait pas autant de frustrés partout.

-Etrangement, pour moi ça a été un peu près la même chose. Je me suis inscrite dans un club de lecture de moins de dix ans quand j'en avais huit... Enfin, ma mère m'a inscrite. Je la remercierai toujours pour ça. C'est presque le plus beau cadeau qu'elle ne m'a jamais faite! Au début j'étais réservée vis à vis du fait d'aller passer mon temps au milieu de lectrices qui passaient pour des intellos mais en fait... C'était génial!

Effy avait l'air de regretter sa vie familiale... Jane n'avait pas grand chose à reprocher à la sienne. Enfin bon... Quand même

-J'ai appris que mon vrai père était décédé quand j'avais deux mois... Enfin, je n'ai jamais regretté de le voir. C'était un alcoolo-tabagique de premier ordre... J'ai rien raté. Mais j'ai toujours prix le deuxième mari de ma mère comme mon vrai père... Mais mes frères ont été une horreur. Que des alcooliques en puissance... Si tu vois ce que je veux dire. Il n'y a que ma petite sœur qui a un bon comportement dans ma famille. Mais j'ai eu la chance d'être soutenue par mes parents... Donc tu vois que niveau familial c'est pas le top non plus chez moi...

Jane avait repris sont côté "sérieux" et on aurait pu croire qu'elle était restée sobre toute la soirée, tellement sa description familiale avait été limpide. C'était trop limpide... Effet du tabac peut être... Ou de l'air frais... Ou la solitude... Ou la présence réconfortante de Effy. Dur à dire... Une chose était sûre, elle était heureuse ici. Effy lui demanda ses ambitions... Jane n'avait que très rarement réfléchi à ceci. Elle remarqua que Effy reprit une cigarette. Une accro songea-t-elle.

-Mes ambitions sont étranges en fait. Je ne sais pas du tout de quel côté partir. J'hésite à me lancer dans le travail brut de la traduction de divers bouquins... Ou alors dans l'étude réelle de la langue espagnole. Mais après pour faire quoi? Je n'ai pas encore d'idée bien claire.

Jane soupira. Cette question l'avait toujours rendue mal à l'aise. L'ambition. Quelle ambition? Enfin, plutôt comment ambitionner sans prendre le risque de se torpiller. Et puis aussi, l'ambition d'une vie privée tranquille pouvait être aussi à l'ordre du jour. Se marier, avoir des enfants, mener une vie familiale intense... Enfin, c'était un peu trop tôt pour y penser. Les études d'abord... Enfin c'est ce qu'elle se disait quand elle partait dans ce genre de pensées.

-Tu vois Effy, quelques soient mes ambitions, je ne peux franchement pas dire une qui serait vraiment réaliste! Surtout dans un léger état alcoolique. (elle en rit) Et tu penses en faire quoi de ton diplôme de philo (elle insista sur le mot) plus tard? Tu voudrais pas tenter de changer filière? Ce serait surement l'idéal pour toi si tu as quelques connaissances et surtout si tu es une frustrée du théâtre...

Elle s'étira un peu pour faire respirer un peu ses muscles qui avaient quelques difficultés à rester éveiller. Elle en profita pour réajuster un peu sa petite robe qui avait un peu pâti de la soirée. Elle décida de s'allonger sur l'herbe et en profiter pour écouter les paroles de Effy tout en observant le ciel et ses étoiles qui la laissèrent songeur.

Je commençais vraiment à apprécier Jane. Au début de la soirée, j’avais été sympa avec elle parce que c’est dans ma nature, je suis très sociable. Mais depuis que je lui avais parlé plus intimement de moi en évoquant ma famille, ce que je fais très rarement, j’avais l’étrange impression qu’un lien se créait petit à petit entre nous. Peut être que je me trompais, peut être que ce n’était que l’effet de l’alcool et de mes bouffées de cigarette. Mais ça n’avait pas d’importance pour moi car cette idée m’avait comme rassurée. Le malaise et la colère étaient passés, tout allait bien maintenant.
Je savais bien que les études de philo étaient instables, c’est une des raisons pour lesquelles je les ai choisies. Une vengeance totalement puérile mais qui m’avait calmée sur le moment. J’avais aussi décidé d’entrer dans cette filière car j’ai toujours eu l’impression qu’on n’y faisait pas grand-chose. Je n’avais pas envie de devoir me donner corps et âme à des études que je n’aimais pas. Je souris à Jane, amusée.

« T’inquiètes, je sais très bien que c’est tout pourri. Carrément indigeste. Enfin, avec le temps ça va mieux. Je t’assure, parfois il y a des sujets qui arrivent à m’intéresser, dis-en riant, j’ai relativisé tout ça. »

Et ma rencontre avec Alcide n’y était pas pour rien. Sans cela, j’en serais toujours à griffonner rageusement sur mes feuilles de cours ou à les transformer en avions en papier…Mmh, il ne faut pas que j’oublie de ne jamais parler de ça, je passerai totalement pour une attardée.
Jane était en train de me parler de sa découverte de la lecture, une histoire qui ressemblait fort à la mienne. Mon sourire s’agrandit franchement en l’entendant parler, je trouvai cela tellement amusant. On avait découvert notre passion dans des circonstances qui n’étaient pas très différentes.

« J’aime bien lire mais n’ai jamais été une très grande lectrice. Tu ne vas sûrement pas être d’accord avec moi, avançais-je à moitié hilare, mais ça me donne quelquefois l’impression de perdre mon temps. Quand on lit, on n’est pas actif. Moi, j’ai besoin de bouger pour avoir l’impression de faire quelque chose d’utile. C’est bizarre, je sais bien. »

Après cela, elle me parla de sa famille. Mon sourire disparut aussitôt pour laisser place à une mine plus sérieuse. J’étais bien placée pour savoir que parler de soi n’est pas toujours facile, personnellement je ne peux pas le faire si je ne me sens pas en confiance ou si j’ai l’impression que l’autre s’en fiche. Peut être que j’exagère, mais je prends cela très à cœur.
Elle parlait de façon plus claire, comme si elle n’avait pas encore bu de la soirée. Sa famille était compliquée aussi, ça n’avait pas du être facile tous les jours. Cependant, je n’osai pas faire de commentaires. Pour dire quoi ? A la place, j’acquiesçai doucement avec un demi-sourire, une attitude entre la compréhension et le soutien, sans exagération.
J’hésitai de lui parler de ma mère. Si je le faisais, l’ambiance allait s’alourdir. J’avais aussi peur de m’emporter et recommencer à monopoliser la parole, je risquais de reprendre une nouvelle cigarette et passer pour une addict. Et surtout, je n’avais pas les idées très claires. L’alcool les avait embrouillée, pas au point de ne plus rien comprendre mais assez pour me faire parler un peu trop.
Je reportai mon attention sur Jane qui me parlait de ses ambitions. Ambitions plutôt floues.

« D’un autre côté, tu as encore le temps pour décider de tout cela. Par rapport à mon diplôme de philo…Et bien en fait, je ne vais rien en faire. A la limite, je l’accrocherai au mur de mon grenier comme joli souvenir. Tu vois, après mes études, je n’aurai plus à dépendre de ma famille pour diverses raisons (je fis un geste évasif de la main) alors comme je pourrai faire ce que je veux, j’essaierai de décrocher des auditions et reprendrai des cours de théâtre. » Je marquai une petite pause.« Je perds réellement mon temps, ici » déclarai-je avec un haussement d’épaule. La nonchalance incarnée. « Je n’ai jamais pensé à changer de filière, de toute façon rien ne m’intéresse vraiment. »

Je devais passer pour une glandeuse de premier ordre mais ne m’en préoccupai pas le moins du monde. Cette pensée me rappela la sensation de détente complète que j’avais éprouvée quelques instants plus tôt. J’écrasai donc ma cigarette sur le petit muret comme Jane l’avait fait. Elle s’était allongée dans l’herbe, regardant les étoiles. Je me levai à mon tour pour m'assoir à côté d'elle. J'arrachai machinalement quelques brins d'herbe.

« Tu vis ici, à l’université, ou tu as un autre logement ? Ce serait bien qu'après les examens on essaye de se revoir, tu ne trouves pas ? »

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