Je déposai les clés de la maison dans le petit pot sur la table d’entrée que Lysa avait positionnée là. Avant, je perdais mes clés un peu partout. Je les retrouvais dans mes poches de jeans sales, sur le comptoir de la cuisine, entre les craques du fauteuil, dans mon sac à dos. Maintenant, mes clés étaient toujours dans ce petit bol. Toujours. Comme quoi, avoir une femme dans son quotidien, ça peut aider sur certains points. L’appartement sentait toujours bon. Mon linge était toujours soigneusement plié même si je ne lui demandais pas de le faire. Et le mieux : il y avait de la vie. Étrangement, sa présence me faisait du bien. À son arrivée, je m’étais d’abord senti envahi. Une invasion dans ma bulle, dans ma vie privée, dans mes tourments, dans ma cachette secrète où je passais mon temps à broyer du noir. Sauf qu’elle avait amené avec elle cette lueur, cette lumière, qui avait donné à cet appartement une signification qu’il n’avait jamais eue.

Lysa, elle était mon antipode. Elle se laissait avoir par la vie, naïve qu’elle était, mais elle ne s’en laissait pas pour autant démolir. Elle était forte, bien plus forte que moi, qui croulais sous mes démons. Elle parlait à tout le monde, la preuve elle avait bien voulu me parler à moi, aussi, cet animal en cage qu’elle avait dû apprivoiser dès notre première rencontre. Et puis elle était drôle. Elle m’amusait même moi, dont le simple fait de rire semblait être une torture. Je ne comprenais toujours pas pourquoi elle avait accepté d’emménager avec moi. Elle devait être bien mal barrée pour s’être ramassée avec l’homme le plus ennuyant et déprimant de toute la ville. Ou peut-être avait-elle eu pitié parce que la raison pour laquelle j’avais d’abord cherché à vivre en colocation, c’était parce que je n’arrivais plus à payer mon loyer. N’ayant pas eu la chance et les moyens d’aller à l’université comme elle le faisait présentement, j’avais un boulot merdique qui me permettait de survivre, sans plus. Mal barrée ou par pitié, dans les deux cas, j’étais persuadé que ça n’avait pas été la meilleure décision de sa vie.

Je pris une grande inspiration, laissai tomber le sac que je traînais toujours en allant au boulot, et je me dirigeai vers la salle de bain pour faire l’unique acte durant lequel je me sentais au même niveau que les autres : pisser. En ouvrant la porte, je découvris Lysa. Dans le bain. Nue. Ma respiration s’arrêta, tout mon corps se raidit, j’écarquillai les yeux, et poussai un : « Oh merde. » Je refermai rapidement la porte derrière moi, me sentant tout d’un coup tellement mal à l’aise et con. J’aurais voulu disparaître. Honnêtement, ceci était l’un des nombreux moments durant lesquels j’aurais aimé avoir une corde pour me pendre directement là, pour ne pas avoir à vivre les conséquences de ce qui venait de se produire. Et pourtant, ce n’était pas la fin du monde. Pour moi, si. Et j’imaginais bien que Lysa ne laisserait pas passer cela sous silence. « Apprends à barrer ta porte, putain ! C’est pas comme si t’étais la reine ici et que je devais toujours m’annoncer à toi ! » Pour éviter la honte, j’utilisais la colère. C’était mon moyen de défense préféré, mais aussi le plus destructeur.

Je ne saurais dire pourquoi j’avais ce besoin de toujours crier, riposter, être à cran. Comme si c’était ma façon à moi de me tenir en vie. Comme si c’était ma seule façon de m’exprimer. On socialise les hommes à ne pas se montrer vulnérables, à être forts, à ne pas pleurer et à ne pas montrer leurs émotions. Alors comment un homme comme moi, qui ne s’aime pas, qui n’aime pas les autres, qui n’aime pas la vie et qui sens que tout est inutile, peut-il survivre dans ce monde de règles sociales stupides ? En extériorisant sa colère … colère intériorisée à force de réprimer sa tristesse. Ça, c’était une analyse qu’on avait fait de moi quand j’étais au lycée et que je rencontrais des intervenants à n’en plus finir. Personne ne voulait de mon cas ; on me refilait d’une personne à l’autre sans jamais savoir quoi faire. Je ne correspondais jamais au cadre d’intervention de l’intervenant en question ; pas la bonne thématique, attitude qui ne fonctionnait pas avec la personnalité de l’autre, etc. Alors au final, j’ai abandonné toute idée d’aller chercher de l’aide et j’ai géré comme je pouvais. Ce qui donne un résultat comme celui avec Lysa aujourd’hui : un mec qui crie pour rien, qui fait chier les autres pour une futilité. Je m’écœurais moi-même.

Je me tournai vers Lysa lorsqu’elle me parla et j’avais du mal à la regarder même si elle portait maintenant un peignoir. J’étais tellement gêné, mal à l’aise et honteux. Je savais à quel point mon intimité m’était chère, et rentrer de plein fouet dans celle d’une autre personne me mettant tout autant dans tous mes états. Je soupirai. « Des règles … Si j’avais su qu’avoir une colocataire impliquait d’avoir encore plus de règles à suivre dans cette putain de vie, j’aurais changé d’idée assez vite. » Rouspétais-je en passant à côté de la blondinette pour me rendre jusqu’aux toilettes. Tout en pissant, je fermai les yeux et je pris une grande inspiration. Une vague de tristesse me traversa le corps entier. J’en avais marre d’être comme ça. J’en avais marre de n’être rien d’autre qu’un pauvre homme incapable de vivre en société. Incapable d’aimer et de s’aimer. Je tirai la chasse et ressortis de la salle de bain. « Je suis désolé, Lysa. Je me suis emporté. Je crois que c’était pas une bonne idée que j’habite avec quelqu’un d’autre, en fait. Mais bon, c’est fait. Faut que je m’habitue. J’vais faire des efforts. » Je ne savais même pas si je pensais réellement ce que je disais, par rapport aux efforts. Parce que j’avais beau le vouloir, si je ne savais pas comment le faire, je n’y parviendrais jamais. J’allais avoir besoin de cours de sociabilité. Et ça ne se trouve pas à tous les coins de rue, ça.