Je n’avais jamais vraiment eu besoin de qui que ce soit pour être heureuse. Je trouvais la paix en moi-même, le bonheur en ma propre présence. Je n’étais pas narcissique, loin de là. Mais je ne dépendais de personne d’autre que de moi pour trouver la joie de vivre. Pourtant, en me voyant aller, toujours entourée d’une panoplie de personnes toutes plus différentes les unes que les autres, on aurait pu croire que j’étais en constant besoin d’affection, d’attention. Que l’amour et le respect des autres m’apportaient de l’assurance. Ce n’était pas le cas. J’étais tout simplement bien entourée, aimée des autres. Comme un aimant, j’attirais les étudiants, les professeurs, les citoyens en général. Peut-être était-ce pour ma simplicité ou alors pour mon sourire, dans tous les cas j’avais la chance d’inspirer la confiance.

Tout cela pour dire que bien que j’avais un tas d’amis, je ne ressentais pas incessamment le besoin de les avoir auprès de moi. Je les adorais, bien évidemment. Cependant j’avais besoin de mes petits moments à moi. Contrairement à la normale, je ne vivais pas cette solitude enfermée dans ma chambre de résidence à regarder des films ou à écouter de la musique. Je la passais plutôt dehors, à faire toutes sortes d’activités par moi-même. Visiter des musées, aller au cinéma, aller me baigner à la plage. Ce soir, j’avais décidé d’aller à la fête foraine. Avoir la tête à l’envers, les pieds dans le vide, l’estomac dans la gorge, le rire fendu jusqu’aux oreilles. Et de la barbe à papa plein la bouche. « Bonjour ! Je vous prendrais une barbe à papa s’il-vous-plaît ! Ça ne me dérange pas d’attendre si elle n’est pas encore prête … » Dis-je, constatant que visiblement, la barbe à papa n’était même pas préparée. Pourtant, ce stand un peu en retrait des attractions indiquait bien « Barbe à papa » en grandes lettres rouges sur sa peinture bleue. Je souris à l’homme qui s’était tourné vers moi d’un air un peu ébahi.

Le vendeur de barbe à papa avait l’air un peu décontenancé  face à ma demande. Bon, certes, ce stand était peut-être un peu à l’écart des autres, mais j’imaginais bien que je n’étais pas la première cliente de la soirée. Si c’était le cas, l’administration de la fête foraine ferait bien de ne pas perdre de l’argent sur ce stand en payant un employé à ne rien faire. Je me demandais donc réellement pourquoi le jeune homme avait réagi de cette façon. Peut-être pour ma légendaire beauté ? Je rigole. Bien sûr. L’employé me demanda alors à quelle saveur je voulais ma barbe à papa. Zut. Habituellement, dans des stands pareils, on n’avait pas besoin de choisir. Il y avait une seule couleur, point barre. Je regardai autour du stand et n’aperçut aucun écriteau indiquant les choix disponibles. « Hum … Impressionne-moi. Sauf banane. Les bananes c’est bon qu’à son état pur, dès que c’est une imitation artificielle du goût, c’est dégueu. » J’avais tendance à donner trop de détails et à trop m’étendre sur mes réponses. Voilà pourquoi mes amis évitaient parfois de me poser trop de questions. Pauvre inconnu, lui n’en savait rien. Je souris au jeune homme qui perdait de plus en plus ses moyens. Je fronçai les sourcils en le regardant balayer l’endroit de fond en comble. Son regard se fixa finalement sur quelque chose, ou devrais-je dire quelqu’un, un peu en arrière de moi, en retrait. Il avait une valise dans les mains, un cellulaire sur l’oreille, et semblait contrarié. Je me tournai de nouveau vers le vendeur de barbe à papa, qui ne semblait pas savoir comment se servir de sa machine. Je me doutais bien que quelque chose clochait dans cette histoire. « Est-ce que ça va ? » J’avais l’impression qu’il commençait à avoir des sueurs froides. « Je commence à douter un peu de tes capacités à faire de la barbe à papa. » Lui dis-je d’un ton un peu accusateur comme pour lui faire comprendre que j’avais compris qu’il n’était pas un vrai employé ici. « T'as des ennuis ? » Demandais-je. S’il était dans la merde, je pourrais l’aider. À moins qu’il ne soit un criminel. Là, je prendrais mes jambes à mon cou et je déguerpirais.

L'employé me dévisageait d'une façon que je ne pouvais même pas expliquer. Était-ce parce que je lui semblais bizarre à déblatérer comme une folle ou bien parce que j'étais seule à une fête foraine ? Ou bien était-ce parce qu'il me trouvait jolie, ou que je le dérangeais ? Tant d'options, mais je ne pouvais m'arrêter sur un choix, car la situation était incompréhensible. Je commençais légèrement à ressentir un malaise, moi qui n'en vivais que très rarement vue ma capacité d'adaptation à tout contexte. J'essayai tout de même de rattraper le tout en faisant une plaisanterie à propos de ses habiletés à faire de la barbe à papa. Il me sourit, d'un sourire bien sincère je crois, ce qui me relaxa un tantinet. Je croisai les bras en le regardant mettre la poudre après avoir allumé la machine. Déjà, c'était suffisant pour me convaincre qu'il n'était pas une complète fraude puisque je n'aurais pas été en mesure de bien faire semblant de comprendre la machine. Il avait l'air de savoir ce qu'il faisait. Et pas n'importe qui apprend à faire de la barbe à papa manuellement, dans la vie. Voyant quand même son regard toujours se porter sur l'homme à la valise, je me tente à lui demander s'il a des ennuis, juste pour être certaine que je n'imagine rien. À sa réponse, je compris que je devenais légèrement parano, pour je ne sais quelle raison.

Puis, quand le jeune homme m'avoua que je lui sauverais la vie en l'accompagnant dans la grande roue, je rougis. Rouge écarlate. J'essayai de cacher ma réaction exagérée derrière mes cheveux blonds, en vain. Je rigolai, nerveuse tout d'un coup. Il flirtait avec moi, carrément. Son sourire prouvait tout. « T'es pas censé rester à ton poste ? J'aimerais avoir un patron qui me laisse autant de liberté, moi ... » Dis-je en me passant une main dans les cheveux, regardant de temps en temps mes pieds. Puis je vis que son regard insistait sur la question, alors j'haussai les épaules en regardant un peu autour de moi, souriante. Il était assez mignon, et même si comme ça il avait l'air un peu louche aux premiers abords, je ne me fiais jamais aux premières impressions. « C'est d'accord. Si ça peut te sauver la vie, je préfère ça que d'avoir ta mort sur la conscience ... » Je rigolai encore un peu et attrapai la barbe à papa qu'il me tendait. J'en pris un morceau avec mes doigts et fourrai ce dernier dans ma bouche avec peu d'élégance puisque les filets de sucre s'emmêlaient dans mes cheveux. J'eus un petit regard de dégoût en goûtant la barbe à papa, qui goûtait un peu trop le caramel à mon goût. « Faudrait revoir ton dosage, je crois. » Et j'éclatai de rire alors que nous arrivions en face de la grande roue.

Il est vrai que nous avions l'air de deux jeunes tourtereaux à leur premier rendez-vous. J'avais cette facilité à engager des conversations avec des étrangers, un peu insouciante je dois l'avouer, mais cela faisait de moi une personne très facile d'approche et vraiment sociable. Je ne connaissais même pas le nom de ce jeune homme et en plus je l'arrachais à son travail pour aller faire un tour dans une grande roue, où il pourrait très bien m'assassiner au sommet s'il le désirait. J'avais trop facilement confiance en l'humanité, alors que des fous se trouvaient à chaque coin de rue. Il n'avait pas l'air d'un meurtrier. Alors je me laissai porter par la vague dans laquelle il m'entraînait.

Alors que le jeune homme goûtait à sa barbe à papa en me rappelant que je l'avais eu gratuitement donc que je n'avais pas à me plaindre, je devins encore plus rouge qu'auparavant. Comme si c'était possible. Je portai ma main à mon visage d'un air "mais comme je suis idiote" et j'éclatai de rire. « Oh merde, je suis désolée, avec ta proposition j'ai complètement oublié ! » Puis je pris un petit regard moqueur en le dévisageant alors que nous attendions patiemment notre tour pour monter dans une nacelle. « On va dire que c'est le prix à payer pour avoir la chance de monter dans la grande roue avec moi. » Voilà que je prenais un peu d'assurance. Je devenais de plus en plus détendue et de moins en moins intimidée par son charme - même si ce dernier n'en diminuait pas pour autant. Quand vint notre tour, le jeune homme salua son collègue. Je souris à mon tour à l'employé et suivit mon rendez-vous improvisé jusqu'à notre nacelle. Je pris place en face de lui et croisai les jambes en ramenant ma veste vers l'avant. Le vent était frais. « Tu as perdu ton badge ? » J'avais remarqué en apercevant celui de ce Alex, que mon compagnon n'en avait pas, ce qui éveillait encore plus mes soupçons sur son statut d'employé de la fête foraine. « C'est pas très pratique pour les filles comme moi que tu invites. J'aimerais bien connaître ton prénom, au moins. » Je me demandais s'il faisait cela souvent, inviter des clientes à monter dans les manèges avec lui.

Je n'avais personnellement jamais eu le vertige. Dès que j'avais été assez vieille pour suivre mon père dans ses idées folles, j'avais commencé à faire du saut en parachute, du fil de fer, des tours d'hélicoptère, bref tout ce qui devrait donner le vertige à n'importe qui, mais pas à moi. La grande roue était donc le moins pire de mes défis. Bref, je dévisageai légèrement mon compagnon alors que ce dernier regardait ailleurs. Il avait l'air plus vieux que moi, mais je n'aurais su dire de combien d'années. C'était drôle, comment j'étais toujours attirée par les hommes plus vieux que moi. Dans la fin vingtaine ou début trentaine, la plupart du temps. Comme si les hommes de mon âge avaient encore trop l'air gamins pour moi, alors que ce n'était pas le cas pour tous. Il était beau, en tout cas, le marchand de barbe à papa. Il le serait encore plus s'il laissait un peu pousser sa barbe, mais ça c'était tout à fait mon genre de critique. J'aimais la pilosité chez un homme. Je me sortis moi-même de mes rêveries en lui demandant où était passé son badge. Je souris à sa réplique quant aux bananes synthétisées. « Tu dois quand même en avoir invité quelques-unes, alors. C'est tellement dégueu. » Dis-je en renchérissant sur mon dégoût de la saveur de banane. Évidemment, je me moquais à mon tour. J'imaginais bien qu'il n'y avait que moi pour sortir un truc pareil lors d'une première conversation. C'était flatteur de savoir que j'étais peut-être la première qu'il invitait dans la grande roue, enfin dans des circonstances pareilles du moins.

La nacelle s'envola finalement dans les airs et je souris d'excitation. J'avais hâte de voir la vue d'en haut. Puis, enfin, le jeune homme m'avoua son prénom. J'hochai la tête. « Je m'appelle Astor-Laine. On m'appelle toujours Astor en fait ... J'sais pas pourquoi j'ai dit Astor-Laine. » Répétais-je sur le même ton de voix que lui. J'aimais bien taquiner les autres, c'était mon genre d'humour. Je lui souris, espiègle. Joe - c'était bien de pouvoir enfin mettre un nom sur son visage - remarqua bien vite que je frissonnais un peu de froid, alors il m'offrit sa veste. Je déclinai. « Non, ça va aller pour l'instant, merci. Après tout, si j'accepte, c'est tout à fait mon genre d'oublier de te la redonner à la fin de la soirée. Alors je serais obligée de te contacter de nouveau pour te la rendre, et il est encore trop tôt pour dire si j'aurai envie de te revoir ou non. » Au moins, j'avais le mérite d'être franche. Je rigolai. C'était une blague mais qui cachait une petite vérité. Peut-être que la soirée serait un véritable fiasco. Elle avait quand même drôlement commencée.