« Maman ? Maman, elle est partie. Ne me regarde pas comme ça, Nathanaël ; elle n’est pas partie pour toujours. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de vacances. Alors elle a pris ses affaires, et elle est partie quelques jours. Elle reviendra bientôt, et je suis sur que tu lui manques déjà. »

Je me suis brusquement redressé, réveillé en sursaut après un mauvais rêve. L’aube se levait tout doucement sur San Francisco ; il était six heures du matin. Je suis resté immobile quelques instants dans mon lit, avant de me lever. Aujourd’hui serait un jour comme un autre ; je ne ferai rien, ou presque. Ma vie était d’un ennui mortel, depuis que j’avais été suspendu. Néanmoins, j’avais bon espoir ; j’allais surement réintégrer l’université avec l’arrivée des Standfordians, parce qu’il faudrait du personnel pour les surveiller, mais surtout assurer des cours.

C’est avec une vague d’optimisme que je me suis levé. Comme tous les matins depuis des mois, je suis allé dans la cuisine pour me faire un café, avant de sortir sur la terrasse. J’appréciais tout particulièrement ce moment de la journée ; c’était cet instant où l’on avait l’impression d’être seul, ou presque, dans la ville. Les gens dormaient encore, ou s’éveillaient doucement. J’ai profité de cet agréable moment, avant de rentrer, lorsque le calme commença à être perturbé par les travailleurs.

J’ai été enfilé un short, un tee-shirt, et des baskets pour aller courir le long de la plage. Trois quart d’heure de footing, il n’y avait rien de tel pour se réveiller. Comme il était à peine sept heures du matin, je ne risquais pas d’être dérangé. Depuis quelques temps, je supportais de moins en moins d’être interpellé, ou même dérangé ; d’une certaine façon, j’avais sans doute peur que ça me porte préjudice, notamment auprès de l’administration de l’université de Berkeley.

Un peu moins d’une heure plus tard, je suis rentré chez moi, et j’ai été prendre une douche bien méritée. Je n’avais pas grand-chose de prévu pour ce matin, excepté le fait d’aller faire quelques courses pour ce midi. Depuis que j’étais suspendu, j’avais beaucoup de temps libre, et peu de choses à faire pour le combler. Moi qui avais toujours été actif, je devais bien avoué que je m’ennuyais.

Pourtant, doux paradoxe, une pensée me fit sourire, et éveilla mon impatience. Ce soir, j’avais rendez-vous avec Aurlanne, ma petite amie. Etant étudiante à l’université, elle avait peu de temps à m’accorder dans la journée, sauf de rares fois où elle me retrouvait pour que nous puissions manger ensemble, mais nous pouvions aisément nous voir le soir.

Autant ma relation avec Estrella avait été cachée, dissimulée aux yeux de tous, autant celle avec Aurlanne était plus légère, moins brimée. Sans doute parce que, d’une certaine manière, je n’avais plus peur d’être suspendu. Et de plus, cette relation avait été commencée depuis quelques semaines seulement, alors que je n’avais aucune certitude quant à mon avenir professionnel. Je n’avais donc rien à perdre, mais plutôt tout à gagner.

J’ai donc fait ce que j’avais à faire ; la journée passa plus vite que je ne l’avais imaginée. Je n’avais rencontré personne, lorsque j’étais sorti le matin, ce qui m’avait soulagé. Je n’étais pas encore prêt à m’expliquer sur mon ancienne relation avec mon élève. Mais, paradoxalement, je me sentais seul, et le fait de ne plus être entouré comme auparavant me manquait. Nathanaël Claus Von Stuffer, où l’ambiguïté incarnée.

Il était plus de 20h30 lorsque je suis sorti de chez moi. Avant de me rendre chez Aurlanne, je me suis arrêté dans un bar. Avec un peu de chance, je pourrais croiser William Carmichael. Sauf que, malheureusement pour moi, ce ne fût pas mon cas. En revanche, quelques minutes après que je ne me sois installé au comptoir, j’ai rapidement remarqué un groupe de jeunes. Un groupe de jeunes qui parlaient en Italien. C’est d’ailleurs ça qui m’a fait me retourner. A chaque fois que j’entendais quelqu’un parler cette langue aux Etats-Unis, je ne pouvais m’empêcher de jeter un coup d’œil. Non pas par curiosité, mais plutôt par surprise. Et éventuellement à cause de ma mère. Eventuellement.

Et c’est là que je l’ai vue ; elle, ma demi-sœur, Lexie Da Vulcra. La première fois que nous nous étions rencontrés, c’était dans le cadre des cours, à Berkeley. Mais, quelques temps plus tard, elle était venue me voir à la fin d’un cours, et m’avait annoncé que j’étais son demi-frère. Moi qui m’étais toujours considéré comme fils unique, j’étais tombé de haut. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, j’avais eu tellement de mal à la croire que j’avais fait des recherches (assez poussées), sur son compte.

Et j’avais donc réalisé qu’elle ne m’avait pas menti. Pourtant, je n’avais jamais été très amical avec elle, au contraire. Pour le moment, c’était encore un peu dur à avaler, donc je préférais garder mes distances. Mais avec le temps, cette relation s’améliorerait, j’en étais persuadé. D’ailleurs, elle vint se poser à mes côtés, pour commander des boissons. Elle me salua par mon nom de famille, ce qui me fit tiquer. C’était vraiment une situation étrange.

« Nathanaël, s’il te plait. » Dis-je avec un petit sourire qui se voulait amical. « Tu vas bien ? » Demandais-je, légèrement mal à l’aise.

Il ne me resterait rien de celle qui autrefois avait été ma mère, excepté trois choses. La première, c’était une photo d’elle et moi, prise lors de vacances en Allemagne. La deuxième, c’était une autre photo, qui était en fait un portrait de famille ; mon père nous avait fait poser d’une façon parfaitement protocolaire ; c’était à peine quelques semaines avant que ma mère ne quitte définitivement ce qu’elle avait construit en Allemagne. Et enfin, la dernière chose qu’il me restait d’elle, c’était son héritage culturel. Entendez par là qu’elle m’avait appris à parler couramment l’Italien et le Croate, lors de ma plus tendre jeunesse. Evidemment, après son départ, j’avais dû continuer à m’exercer, pour éviter d’oublier les bases ; mais mon père avait tout fait pour que les choses se déroulent au mieux.

Me retrouver face à ma demi-sœur était parfaitement étrange. Je ne savais pas vraiment de quoi lui parler, ni même quoi lui dire ; après tout, nous n’avons pas eu la même éducation, pas la même enfance. Et pas la même mère non plus. J’étais toujours prudent et distant vis-à-vis de Lexie ; je ne la connaissais pas. Les liens du sang ne font pas tout, et il me fallait du temps pour apprendre à l’apprécier, mais aussi à lui faire confiance. J’ai froncé les sourcils alors qu’elle m’avait appelé par mon nom de famille. Certes, nous n’étions pas proches, mais quand même… Je l’ai corrigée, en lui demandant de m’appeler par mon prénom. J’ai aussi vaguement tenté de lancer la conversation. Evidemment, ça n’allait pas loin. Mais bon, c’était toujours ça de pris. Et puis qui sait ? Peut-être que Lexie était plus bavarde que moi… En même temps, ce n’était pas difficile.

Elle commanda auprès du serveur. J’ai jeté un coup d’œil à son groupe d’amis, qui nous observait étrangement. Je me demandais s’ils étaient au courant de la situation ou pas. Pour ma part, je n’en avais parlé à personne ; je rechignais souvent à parler de ce qui avait constitué mon passé. Mon passé restait mon passé, je ne voulais pas subir les questions gênantes, les regards plein de sous-entendus et les remarques désobligeantes. J’avais donc préféré faire l’impasse, révélant ce petit « secret » qu’aux personnes qui m’étaient proches, ainsi qu’à l’administration de l’université, pour éviter tout quiproquo.

« Ça va, je vais bien. » Dis-je en hochant la tête, alors que mon regard se posait sur le serveur, qui préparait la commande de ma demi-sœur. « La délégation italienne est venue te rendre visite ? » Demandais-je en souriant, en faisant référence à son groupe d’amis, qui se trouvaient à une table quelques mètres derrière nous.